26.
Mots d’enfants
Médecin légiste, ça fascine et ça attire inévitablement la curiosité ; les questions fusent, d’autant plus que les gens aiment bien se faire peur. Alors, quoi de mieux pour frissonner en toute sécurité que le récit de ce crime horrible auquel on a échappé, de justesse… simplement parce qu’on était un autre, ailleurs, à une autre époque ? D’où la petite phrase, souvent au beau milieu d’un repas : « Alors ? Raconte ! »
Au début, je me faisais un plaisir de raconter mes petites ou mes grandes histoires, mais toujours avec force détails. Car gourmand comme pas deux, j’avais vite remarqué les pertes d’appétit brutales qui accompagnaient mes descriptions. Jusqu’au jour où un de mes invités, à qui j’avais longuement mitonné un excellent repas, est devenu verdâtre, quittant précipitamment la table pour aller vomir ce qu’il avait difficilement ingéré jusque-là. Depuis lors, je commence toujours par quelques petites histoires anodines, de préférence un peu avant le dessert. Pour tester mon auditoire.
La fascination, elle, porte autant sur le personnage que sur le métier. Souvent, tout se mélange et c’est l’ensemble qui génère un sentiment pour le moins mitigé. On confond l’homme et ses actes. Sous-entendu : « C’est franchement ignoble ou alors il faut être un peu fêlé… » D’où le « Faut être un peu bizarre pour faire ça, non ? » Certains jours, je me demande si cela ne rassure pas ceux qui se croient normaux… En fait, je n’ai pas réellement de réponse à cette question délicate. D’ailleurs, entre légistes, je n’ai jamais eu l’occasion d’aborder ce sujet. Mais soyons clairs, si l’on veut bien éviter la torture des réflexions sans fin sur le sens de la vie, de l’amour et de la mort, je dois concéder qu’en dehors des périodes d’overdoses de cadavres ce métier est fantastique.
Les satisfactions ne manquent pas, entre travailler en équipe avec des gens sympathiques et compétents et faire de temps en temps un peu de lumière dans ce monde obscur du crime. Les morts sont très joueurs, cela tombe bien, moi aussi. Ils adorent nous poser des énigmes, constamment renouvelées, comme autant de défis. Rien n’est plus stimulant. Pour les résoudre, c’est parfois une longue quête, très loin de la médecine classique ; elle conduit vers les autres, dont le légiste a toujours besoin, tous ces spécialistes à qui il distribue ses échantillons ou ses informations, qu’il retrouve tantôt sur le terrain, parfois dans un cabinet d’instruction, et finalement souvent devant la cour d’assises. Le choix est infini, du toxicologue à l’expert en balistique, de l’anatomopathologiste (celui qui étudie les prélèvements au microscope) à l’expert en incendie ou en électricité.
La sérénité, je la trouve dans la vie quotidienne. Imaginez le plaisir de mettre au point, pendant des heures, cette fabuleuse recette de faisan farci au foie gras, au quinoa et à l’oseille, qui va régaler la longue tablée familiale réunie à l’occasion d’un anniversaire. Quel travail avant d’obtenir le contraste des goûts, la justesse de l’acidité noyée dans le fondant de la farce ! Mais quel bonheur lorsque brutalement, à table, toutes les conversations s’interrompent, jusqu’à ce qu’on n’entende plus que le bruit des couverts… Bien sûr, le faisan est un gibier à plume, qui ramène inévitablement à la chasse. Dès lors, les associations d’idées peuvent conduire à d’autres découpes moins appétissantes, celles des autopsies. Des images parasites qui surgissent au moment où l’on s’y attend le moins. Car inévitablement le passionné que je suis s’expose à ce que ses passions se télescopent. Mais c’est finalement un petit prix à payer, car ces interférences, je les ai apprivoisées depuis longtemps.
Un des moments forts de la journée, c’est aussi le retour à la maison. Les trois monstres sont couchés, attendant sagement leur histoire après avoir épuisé Ségolène, leur baby-sitter. Ségo, pour les enfants. Nounou professionnelle. Une blonde pétillante tatouée d’une panthère et d’une longue liane qui va d’une de ses chevilles à son épaule droite. Du moins pour ce qu’elle nous en a dit. Dotée d’un solide bon sens, mais parfois distraite, comme ce jour où elle a laissé des séquences chaudes entre deux dessins animés destinés aux enfants qui, devant le peu d’intérêt de la chose, sont retournés à leur bac à sable… « Forcément, une blonde, ça ne peut pas penser à tout », s’est-elle exclamée en piquant un fard. Bon, tant qu’elle ne se balade pas avec des sex toys…
— Dis, papa, raconte-nous encore l’histoire de la pistache que tu as trouvée dans le vide-poche ?
Il faut bien l’avouer, les indices se logent parfois dans des endroits un peu surprenants. C’est donc parti, une fois encore, pour un long récit médico-légal. Avec, bien sûr, un texte largement expurgé des horreurs et adapté à des enfants… Là où cela se complique, c’est lorsque le plus jeune veut absolument des précisions sur ce que fait son père.
— Je te l’ai déjà dit, lui rappelle l’aîné, il aide les gendarmes à mettre les méchants en prison.
— Oui, mais ça, c’est quand il met une cravate pour aller au tribunal. Dis, papa, à l’hôpital, c’est quoi, ton travail ?
— Tu sais bien, dit le cadet, il apprend des choses aux autres docteurs.
— Non, ça, c’est à l’école des docteurs ; à l’hôpital, il découpe les gens que les méchants ont tués, rétorque l’aîné.
— Comme tu faisais avec la biche, l’autre fois, à la chasse ?
La réponse est délicate… mais avant même que je trouve une solution, le cadet fait involontairement diversion :
— Dis, papa, tu nous ramènes quand à la chasse, pour voir les pigeons ?
— Oh oui, c’était trop beau, les pigeons…
— Bientôt, les enfants. Maintenant, faites de beaux rêves…