14.
     La cloche ne sonnera plus

 

    Il est bientôt 22 heures lorsque je me présente au troisième sous-sol du parking Notre-Dame, en plein centre de Poitiers. Mais il pourrait tout aussi bien être midi que je ne verrais pas la différence, en ces lieux inaccessibles à la lumière du jour. Tout ce que le commissariat compte de policiers en service ce soir-là a envahi le souterrain, à l’annonce de la nouvelle. C’est que la victime est une personnalité poitevine connue de tous : Banzaï est mort.

     

    Le clochard le plus célèbre de la ville, qui avait élu domicile dans le parking, gît dans son gourbi, un tas de couvertures et de sacs empilés dans un recoin près de la rampe descendante.

    Banzaï, c’était un personnage mythique parmi les sans-logis poitevins. Certains prétendent qu’il fut un grand intellectuel tombé dans la dèche à la suite d’une histoire d’amour qui aurait mal tourné. D’autres mentionnent qu’il était professeur de philosophie. Ou encore d’histoire de l’art. En tout cas, ceux qui eurent un jour l’occasion de converser avec lui assurent qu’il possédait une grande culture générale.

    Banzaï détonnait aussi par d’autres aspects dans la communauté de la cloche. Il n’était pas agressif envers les passants et demandait sa pièce avec humour en tendant son chapeau en feutre mou qui, le reste du temps, restait vissé sur son crâne. Selon les horaires de fréquentation, il s’installait près du marché, du côté de la cathédrale ou dans les rues piétonnes, tendant la main, remerciant d’un mot gentil ceux qui lui donnaient la pièce, saluant les autres en soulevant poliment son chapeau. Banzaï, avec sa chevelure grise, sa barbe florissante et son embonpoint bonhomme, était un clodo sympa. Il m’arrivait de le rencontrer, à l’occasion de mes dépositions aux assises. Un de ces rares moments où il m’est possible de flâner sans retenue après ma prestation à la barre. Et s’il était bourré de temps en temps, au moins n’avait-il pas le vin mauvais. Enfin, pas à ma connaissance. C’est le souvenir que j’en ai.

     

    Banzaï était, car il n’est plus. Un automobiliste, intrigué par ce corps inanimé, a donné l’alerte. Les pompiers n’ont pu que constater le décès. Les policiers ont procédé aux premiers relevés et prévenu le procureur, qui a envoyé son substitut. Tous savent que l’opinion va s’émouvoir de cette disparition et des conditions dans lesquelles le drame est survenu. Il s’agit de faire la lumière sur ce qui s’est passé en ce lieu obscur.

    J’arrive bon dernier sur la scène de découverte, comme souvent. Il est vrai que l’urgence est rarement de mon côté. Ça tombe bien, la sirène deux tons me donne mal à la tête. Le temps de garer ma voiture entre deux poteaux de béton toujours trop rapprochés à mon goût, de maudire les architectes infoutus de les placer au bon écartement, puis de saluer les autorités, je suis à pied d’œuvre. C’est là que j’apprends l’identité de la victime et que je comprends l’importance du déploiement policier et judiciaire.

    Banzaï est allongé sur le côté droit, la tête baignant dans une mare de sang. Le mur de soutènement juste à côté est éclaboussé à sa base de petites taches rouges. Signe évocateur d’une hémorragie respiratoire chez la victime allongée, lorsque l’écoulement de sang dans les bronches provoque des quintes de toux sanguinolentes. Ou d’une hémorragie nasale. Les vêtements de la victime ne présentent aucune trace de désordre, mais ses chaussures ont disparu. Autre anomalie, des débris de verre épais, provenant sans doute d’une bouteille, jonchent le sol.

    Le corps que j’examine est encore souple et chaud, les lividités commencent à apparaître. Selon le schéma classique, la mort remonte à peu. Environ deux heures, en tout cas pas plus de trois. Cet élément semble d’une importance capitale pour les enquêteurs, aussi, lorsque j’annonce le résultat, une voix derrière moi exprime une belle déception :

    — C’est pas très précis, docteur. On aurait bien besoin de mieux, compte tenu du nombre de passages ici.

    — Moins de trois heures, je trouve que ce n’est déjà pas mal !

    — Je ne dis pas, mais il paraît qu’une nouvelle technique biologique, avec une analyse de sang, est beaucoup plus précise.

    Merde. Un malin qui joue au petit légiste. Pour peu qu’il soit doté d’un pouvoir hiérarchique… Je tourne un peu la tête. Merde. C’est[14]

    — Oui, monsieur le substitut, le principe est connu, mais je pense que vous voulez parler du dosage du potassium dans l’œil ?

    — C’est cela, c’est cela. Vous voyez, nous nous intéressons à la médecine légale !

    — Et pour certains auteurs, ce n’est utile qu’une fois l’équilibre thermique atteint. Autrement dit, lorsque le cadavre commence sa dégradation.

    — Vous pourriez essayer…

    — Et cela ne sera pas contributif, le corps est encore chaud.

    — Oui, mais pour les autres auteurs ?

    — Et en plus, les droites de régression des différentes études publiées ne concordent pas.

    — Vous en avez encore beaucoup, des « et » ?

    — Encore un : et le résultat n’est pas garanti.

    — Ce n’est pas ce que j’avais compris.

    — Pour les droites de régression ou pour les résultats ?

    — Non, pour l’intérêt.

    — Mais si vous insistez, je veux bien essayer.

    — S’il vous plaît.

    — Mais il me faut une estafette.

    — Une estafette ? Vous voulez dire un motard ? Mais pour quoi faire ?

    — Il faut centrifuger le liquide rapidement, avant de doser le potassium.

    — Vous l’avez par avance.

    — OK. Allons-y.

     

    Mon fidèle sac à dos m’a suivi. Il contient le strict minimum nécessaire à la survie du légiste en milieu hostile. À tâtons, je récupère une petite seringue et une grosse aiguille. Du genre qui pique et qui fait mal. Mais là, Banzaï ne sentira rien.

    J’écarte les paupières de l’œil droit, j’approche la grosse aiguille du coin externe du globe oculaire. Et je pique franchement.

    — Ah, quelle horreur ! Vous lui crevez l’œil !

    C’est Marine, la jeune auditrice de justice, en stage chez le procureur. Comme diraient mes externes, une belle plante. Et sexy : bustier noir et grande jupe ample qui lui cache les chevilles.

    — C’est votre première ?

    — …

    — Bon. Regardez bien, ça va devenir intéressant.

    La jeune auditrice est littéralement fascinée. En même temps, sous la lumière des torches policières, je fais légèrement bouger l’aiguille montée sur la seringue. Derrière la cornée encore transparente, parfaitement visible et rendu monstrueusement gros par un effet de loupe, le biseau de l’aiguille s’agite.

    — Ah, ça me fait mal !

    — À vous ?

    — C’est dégueulasse !

    — Attendez, je n’ai pas fini !

    J’aspire lentement en tirant le piston de la seringue de 5 millilitres. Lentement, mais avec un gros effort, car comme d’habitude le liquide très visqueux a du mal à suivre l’aiguille. Au début, il ne se passe rien. Mais tout à coup, alors que le liquide rentre dans la seringue et que son niveau approche le trait d’un millilitre, le blanc de l’œil se replie progressivement sur lui-même. Puis la cornée et l’iris s’invaginent dans un mouvement un peu brusque.

    — Hiiiii !

    Le cri, hyper-strident et suraigu, fait sursauter tout le monde. Je tourne la tête juste à temps pour voir les yeux, ceux-là exorbités, de l’auditrice se révulser avant qu’elle ne s’effondre dans la mare de sang. Personne n’a le temps de la retenir, heureusement sa tête s’écrase… en douceur sur les multiples couches de notre SDF. Ouf ! Le choc est amorti.

    — Bonjour ma scène de crime ! s’exclame l’identité judiciaire.

    — Docteur, il faut faire quelque chose ! Elle est sous ma responsabilité, il ne doit rien lui arriver ! s’affole le substitut.

    — Allongez-la, vite.

    Je retire rapidement l’aiguille du globe. De toute façon je ne peux pas avoir plus dans cet œil sans aspirer soit la rétine, soit du sang, ce qui fausserait le résultat. Une fois l’aiguille ôtée, je tends la seringue à un des policiers qui la prend de ses mains gantées avec un air dégoûté.

    Bon, le pouls est un peu rapide mais régulier, mais je n’ai rien pour prendre sa tension. Elle est bien tombée. Enfin, façon de parler, se faire soigner par un légiste, ce n’est pas gagné ! J’ouvre ses paupières et je demande une torche.

    — Eh, qu’allez-vous faire ?

    — Ben, la même chose qu’à Banzaï, bien sûr ! Lui éclairer les pupilles ! Allez, rassurez-vous, je ne vais pas la piquer. Enfin, pas là et pas encore !

    Au passage, le faisceau de ma torche éclaire ses pupilles qui, sous l’action de la lumière, rétrécissent brutalement.

    — Bon, bonne réactivité pupillaire…

    Compte tenu des faibles moyens thérapeutiques à ma disposition, je commence par lui prendre les chevilles pour les lui relever à la verticale. Sans égard pour sa dignité : la jupe tombe sur ses cuisses avant que je puisse la retenir, laissant apparaître des jambes interminables se terminant sur un string. À la racine de la cuisse droite, un superbe tatouage multicolore se dévoile. Mais avant que j’aie le temps d’identifier le motif, elle récupère ses esprits et se redresse brutalement.

    — Doucement. Restez assise.

    — Qu’est-ce que c’est que ce cauchemar ?

    — Ce n’est pas un cauchemar, c’est la réalité.

    — Hiiiii !

    Le cri, toujours aussi strident et suraigu, fait à nouveau sursauter tout le monde.

    — J’ai du sang partout ! Je saigne, je saigne, je ne me sens pas bien… Je vais vomir !

    Avant que j’aie pu l’en dissuader, le mal est fait, la mare de sang déjà brouillée par la chute est maintenant souillée par son dîner.

    — Putain, con ! On n’avait encore rien prélevé !

    C’est l’identité judiciaire qui s’énerve.

    — Bon, Monsieur le procureur[15], faut pas nous amener vos poules si elles ne savent pas se tenir ! En plus, on n’est pas là pour faire du baby-sitting !

    — Je…

    — Ben oui, je m’énerve, je m’énerve, mais merde, quoi ! Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Pour une fois qu’on attend le légiste avant de commencer, voilà votre dinde qui s’affale dans les indices ! Et en plus, elle vomit ses supions !

    — Ses supions ?

    — Ben oui, ses supions. D’ailleurs, elle ferait mieux de mâcher au lieu d’avaler comme une goulue !

    — C’est quoi, ses supions ? Ses tripes ? Elle a vomi ses tripes, c’est ça ?

    — Oh, peuchère ! Vous ne connaissez pas les supions farcis, ici ? Pff ! Quel pays ! Non seulement il fait froid, il fait gris, il pleut, mais en plus, ils ne connaissent pas les supions ! Regardez !

    Il éclaire la mare de sang. Écrasée par l’auditrice de justice, puis largement polluée, elle a changé d’aspect. Une partie a subi le balayage des jambes, l’autre est restée comme une grosse galette visqueuse. Pataugeant dans la galette, les supions d’un blanc immaculé tranchant sur le rouge sombre, presque entiers, semblent nous regarder d’un œil glauque, leurs petits tentacules dispersés dans tous les sens.

    — Ben oui, des supions, des petites seiches, des petits calamars, si vous préférez. Mais elle les a mal préparés, je ne suis même pas sûr qu’elle les ait cuits, et puis, les avaler comme ça, honnêtement…

    — Excusez-moi, excusez-moi, ça ne se reproduira pas.

    — Ça, ce n’est pas gagné ! se venge tardivement l’OPJ.

    — Pour la cuisine, vous avez raison, c’est la première fois que j’essaie. Je les ai fait mariner dans du jus de citron…

    L’auditrice en larmes s’est relevée. Puis elle prend ses distances, histoire d’éviter la récidive. Et part pleurer dans son coin. Surtout qu’entre-temps le second œil de Banzaï a subi le même traitement, avec le même effet, mais en pire : les deux iris se sont effondrés tous les deux vers la racine du nez, donnant l’impression que notre SDF louche avec ses deux yeux déprimés.

    — C’est vraiment dégueulasse ! Comment pouvez-vous dormir avec des images comme ça en tête ?

    — Rassurez-vous, j’ai mon lot de cauchemars ! Mais attendez la suite !

    — Eh, stop, on a notre dose !

    — Non, non, c’est pour la bonne cause. Vous ne voulez quand même pas que Banzaï reste comme ça ?

    J’ouvre à nouveau mon sac de survie, j’en extrais de petites fioles de sérum physiologique et je remplis une seringue neuve. Puis j’injecte le liquide dans les yeux qui immédiatement retrouvent leur éclat d’avant. Enfin, presque. Mais une fois le volume restauré, la forme est respectée.

    Entre-temps le motard est parti avec le précieux liquide pour les labos du CHU. Tout cela pour rien, ne puis-je m’empêcher de penser. Quand est-ce qu’ils voudront bien m’écouter quand je les conseille ?

     

    La suite est plus calme.

     

    L’homme est bien couvert, pour affronter ce mois d’avril plutôt frais. Il porte deux parkas enfilées l’une sur l’autre, deux pulls, un tee-shirt et son éternel foulard noué autour du cou. Il a encore son casque de baladeur sur les oreilles, et son célèbre porte-clés, auquel est accrochée une tétine, pend à sa ceinture. Il a autour du cou une chaîne argentée avec une croix, un médaillon doré et un aigle noir sur fond argent. À sa main gauche, une bague à tête de loup argentée. Tous ceux qui l’ont rencontré connaissent sa tenue.

     

    Je passe ensuite à l’examen de la tête. Je relève de nombreuses ecchymoses des deux côtés, cinq plaies du cuir chevelu, des érosions cutanées. Je n’ai pas besoin de proposer une autopsie, d’emblée le substitut, la demande. Le magistrat ne veut rien laisser au hasard dans cette affaire, compte tenu de la personnalité de la victime. La presse locale ne va pas tarder à se manifester. Autant se donner les moyens de répondre aux questions qui ne manqueront pas d’être soulevées.

     

    Le lendemain, l’auditrice n’assiste pas à l’autopsie. Je refais un rapide examen externe afin de compléter celui réalisé la veille, sur place, dans des conditions d’éclairage pas formidables. Alors que, sous la lumière crue des Scialytique, aucun détail ne peut échapper aux regards. Cette phase ne m’apprend rien de nouveau : les traces de violence se concentrent toutes sur la tête. Le reste du corps est indemne de toute blessure, ce que confirme l’examen interne.

    En revanche, le décollement du cuir chevelu fait apparaître deux vastes hématomes des deux tempes. L’ouverture de la boîte crânienne montre un hématome sous-dural du côté gauche, dans la région temporale. Il s’agit d’une hémorragie située entre le cerveau et la dure-mère, son enveloppe de protection. Cette hémorragie cérébrale peut, à elle seule, avoir causé le décès. Le côté droit du crâne présente une fracture importante de l’os temporal passant par la pointe du rocher et s’étendant jusqu’à la base du crâne.

    Le poumon droit est totalement envahi par le sang. Cette présence s’explique par la position du corps, allongé sur le flanc. L’homme a saigné dans ses fosses nasales et le sang est descendu dans les bronches droites, celles de gauche, surélevées, lui étant inaccessibles. Une petite incision sur la région du nez met au jour une fracture des os du nez, source du saignement. Cette présence importante de sang dans le poumon peut avoir contribué au décès de la victime en diminuant notablement la fonction respiratoire.

    En conclusion, je n’ai pas de problème avec les causes du décès : un hématome intracrânien et une hémorragie nasale qui a envahi le poumon droit. Je souligne dans mon rapport à la fois la concentration des lésions sur le crâne et leur dispersion sur l’ensemble de la tête : les deux tempes, le front, le sommet du crâne, la commissure des lèvres à gauche, la joue et la paupière droite sont concernés. Répartition typique des agressions.

     

    À la découverte du corps, les enquêteurs ont avancé d’emblée l’idée d’une chute dans les escaliers, liée à un état d’ivresse. C’est possible, à condition d’imaginer un mécanisme de chute avec des impacts multiples, comme une dégringolade au cours de laquelle la tête va taper alternativement à droite, à gauche et devant, sur les marches en béton. Difficile de valider un tel scénario : il n’y a pas le moindre bleu sur le reste du corps ni la plus petite trace de sang dans l’escalier du parking. Pour moi, et c’est ce que j’indique dans mon rapport au procureur, les indices médico-légaux indiquent une agression. Le dossier est confié à un juge d’instruction.

     

    Le magistrat va déployer les grands moyens, lançant les enquêteurs sur toutes les pistes possibles. Les bandes vidéo des caméras de surveillance du parking sont saisies et analysées. On y voit effectivement Banzaï descendre vers son refuge, avant de le perdre de vue. Il avait choisi, pour sa tranquillité, un recoin à l’abri des objectifs des caméras. Pas de chance ! Tous les paiements de stationnement par carte bancaire effectués ce jour-là sont soigneusement épluchés. Les riverains sont interrogés. Un témoignage évoque vaguement une altercation entre Banzaï et deux autres personnes, peu avant que le SDF ne descende dans les sous-sols. Mais la piste s’arrête là.

    Après des mois d’enquête vaine, le juge me convoque dans son bureau pour me faire part de ses interrogations.

    — Docteur, dans cette affaire, je n’ai rien. Strictement rien. Je ne peux pas laisser autant d’enquêteurs sur un dossier vide, après tout ce qu’ils ont fait. Alors, votre histoire d’agression… je n’y crois plus.

    — Monsieur le juge, je suis témoin que tout a été fait. Mais je ne reviendrai pas sur mes conclusions. Pour moi, cela reste un acte criminel.

     

    Tout m’indique que Banzaï s’est fait tabasser. Sans doute sa popularité n’était-elle pas si partagée en ville. Il a reçu une série de coups portés à la tête, à droite, à gauche, en plein visage. Peut-être même a-t-on utilisé une bouteille pour le frapper, ce qui expliquerait la présence des tessons observés sur place. Trop imbibé d’alcool pour se défendre, Banzaï a encaissé, avant de s’écrouler puis de rendre le dernier soupir, tandis que son ou ses agresseurs s’éclipsaient. C’est du moins ce que j’imagine.

     

    Mais nous ne pouvons pas faire plus. Ni le juge ni moi. Nous restons sur nos divergences.

     

    Affaire classée.