8.
Le côté obscur
Poitiers possède une géographie sociale assez simple. Sur le plateau, en position dominante, dans de belles maisons aux jardins privés, les notables. Dans la ville basse, aux pieds de la bourgeoisie provinciale, les quartiers populaires. Mais il existe quelques exceptions à la règle, souvenir d’un temps où les puissants de la région occupaient de belles demeures cossues cachées au creux de parcs préservés, parfois à une heure à cheval du plateau. C’est justement dans l’une de ces propriétés que j’ai rendez-vous, ce dimanche. Mais en voiture, pas à cheval.
Je me serais bien dispensé de la visite. Je n’ai pas le goût pour les intérieurs surannés, témoins de gloires oubliées. D’autant que l’appel est arrivé alors que je passais un moment agréable. En famille, chez belle-maman. Le trouble-fête s’est invité en pleine dégustation d’une somptueuse tarte au citron meringuée. La vraie, dont la simplicité fait le délice, sans chantilly ni boule de glace comme les utilisent souvent les restaurateurs, histoire de cacher les imperfections. Et belle-maman a un don pour ce dessert. Un petit truc, un soupçon de zeste qui ajoute une note d’amertume à peine perceptible au sucré et à l’acide. À rendre folles les papilles. La tarte au citron meringuée, pour moi, elle est réussie ou ratée, il n’y a pas de note intermédiaire. Aujourd’hui, elle est somptueuse, c’est « réussie ». Enfin, pour la dégustation, c’est un peu raté. Gâcher ce moment de pure extase pâtissière frôle le sacrilège impardonnable, mais je suis seul pour assurer en ce week-end la continuité du service public.
Abandonnant l’idée de prendre une part supplémentaire, je quitte la table familiale pour filer dans la campagne, au nord de la ville.
Il me faut une vingtaine de minutes pour arriver. Le temps de tourner et de retourner dans ma tête la phrase martelée par le gradé, lors de notre brève conversation téléphonique : « Je vous préviens tout de suite, il n’est pas question d’une autopsie. Juste un examen externe », sans trouver de solution.
C’est bien la première fois de ma longue carrière que l’on me demande d’emblée de limiter mon action. Le recours à une autopsie n’est pas systématique. Ce n’est d’ailleurs pas à moi qu’incombe cette décision, mais au procureur. Je me contente de donner mon avis, après avoir procédé à l’examen externe de la victime. Je n’ai pas le souvenir d’une seule fois où le magistrat est allé à l’encontre de ma demande. Car s’il peut, d’autorité, délivrer le permis d’inhumer et passer outre à la recommandation d’autopsier, il sait qu’il restera dans le dossier la trace d’un doute émis par le médecin légiste sur la cause de la mort. En ces temps de grande défiance de l’opinion vis-à-vis de la justice, l’avocat de la famille du défunt aurait de quoi mettre le parquet en grande difficulté. Aussi, et jusqu’à ce jour, j’ai toujours été suivi dans mes conseils.
En revanche, il est arrivé que l’on me suggère de ne pas procéder à certains gestes, comme le prélèvement des maxillaires, afin de ne pas trop abîmer le visage du défunt. Cette opération est pourtant bien utile pour réaliser un examen précis des soins dentaires de la victime, en vue de son identification. Je dois alors me contenter d’un relevé plus approximatif en regardant simplement dans la bouche, au risque de certains loupés sur des dents du fond, peu accessibles à l’observation dans ces conditions. Surtout quand elles baignent dans le jus.
Il y a eu un précédent historique de même nature, bien connu des médecins légistes, lors de l’incendie du Bazar de la Charité, le 4 mai 1897 à Paris. La catastrophe fit 129 victimes carbonisées, parmi lesquelles une grande majorité de femmes appartenant à l’aristocratie et à la haute société. La liste des disparues comptait ainsi de nombreuses baronnes, comtesses, duchesses et vicomtesses, sans oublier Sophie-Charlotte en Bavière, altesse royale, duchesse d’Alençon et sœur de Sissi impératrice d’Autriche.
Face à l’immense et difficile tâche d’identification des corps carbonisés, un dentiste parisien suggéra de procéder à des relevés dentaires sur les cadavres afin de les comparer aux fiches de soins récupérées chez les dentistes. Cette opération se serait révélée vaine, à l’époque, sur une assemblée populaire. Faute de moyens, les gens modestes se contentaient de se faire arracher les dents gâtées. Pour certains, actuellement, c’est d’ailleurs toujours d’actualité. Si la dentisterie balbutiante du XIXe siècle faisait grand usage de l’or pour boucher les caries ou fabriquer de fausses dents, elle restait inaccessible au peuple. Depuis, on a inventé l’amalgame et les résines, cela coûte moins cher.
La suggestion du praticien adoptée, restait à la mettre en pratique. Or, sur un corps carbonisé, la peau et les muscles du visage prennent une consistance très dure, refusant toute ouverture de la bouche. Mais le préfet opposa un veto farouche à toute tentative de prélèvement des mâchoires, afin de ne pas « mutiler » les défunts. Les examens se firent dans des conditions difficiles, avec certainement quelques résultats douteux.
Je repense à tout cela et m’interroge encore sur cette interdiction préalable quand je passe le grand portail en fer forgé donnant accès à une longue allée bordée de bosquets. Le seul scénario qui me vient à l’esprit, lorsque je mets côte à côte tous les ingrédients – une discrétion absolue au sujet d’un mort dans un milieu bourgeois –, est celui d’un drame à caractère sexuel. Le mari qui découvre l’amant de sa femme dans son lit et le tue, par exemple. Mais je sais d’avance que ce n’est pas la bonne piste. Car ce genre d’affaire se termine obligatoirement devant une cour d’assises, avec grand déballage du linge sale et de tous les petits secrets de famille. Faire silence dans ces premiers instants ne servirait strictement à rien. Non, ce n’est pas ça. À moins que le meurtrier ne se soit également donné la mort, ce qui clôt les poursuites, faute de poursuivi. Ou peut-être un jeu sexuel qui a mal tourné, du style « pendaison autoérotique ». Ce serait mon hypothèse préférée. Je me souviens d’un cas étonnant, exposé par un de mes confrères lors d’un congrès en Belgique. Il était intervenu sur la mort d’un adolescent découvert au milieu d’un dispositif très sophistiqué. Le garçon avait installé une poulie au plafond de la salle de bains familiale, laquelle entraînait une corde qui passait autour de son cou tout en étant reliée à un godemiché introduit dans son rectum. Le tout devant un grand miroir, histoire de s’observer. Ce bricolage complexe et inventif permettait à son auteur de faire varier les plaisirs en fonction de la position de son corps. Lorsqu’il pliait un peu les genoux, le godemiché faisait marche arrière et la corde se resserrait autour de son cou, provoquant des sensations érectiles fortes. À l’inverse, lorsqu’il se relevait, le godemiché pénétrait plus profondément tandis que l’étreinte se relâchait. Emporté par sa jouissance, le garçon avait fini par perdre l’équilibre et se pendre pour de bon, sans aucune intervention extérieure. Vais-je découvrir un scénario de ce genre ?
Tout au bout de l’allée se dresse la maison de maître, avec sa façade de pierres blanches surmontée d’un toit d’ardoises. En descendant de voiture, je note l’inhabituelle modestie de la présence gendarmesque. Deux voitures bleues garées dans la cour. D’ordinaire, pour un homicide, j’en compte cinq ou six, voire plus. L’officier aux nombreuses barrettes qui m’accueille sur le perron est aussi une anomalie : il devrait être accompagné de toute sa troupe. Il me donne très vite les instructions. Je décèle dans sa voix les signes d’une grande tension.
— Il s’agit d’une famille très connue. Très bien. Alors pas de blagues douteuses, docteur, par pitié.
— Ce n’est pas mon genre !
L’officier a bien perçu la légère ironie que j’ai donnée à ma voix. Discrète, mais réelle.
— Justement. Ce n’est pas une affai…
Il n’a pas le temps d’en dire plus : un couple sort de la maison et se dirige vers nous.
— Vous êtes le légiste ? Il n’y aura pas d’autopsie, n’est-ce pas ?
Le gradé répond à ma place sur un ton qui n’est guère propice à la discussion :
— Non, il n’en est pas question. Seulement un examen externe.
— Merci, docteur, merci.
Je lâche un « Pas de quoi » bougon. Je n’ose pas rajouter à la suite le « C’est normal, aujourd’hui, je suis aux ordres » ironique qui me démange.
Ravalant toute autre remarque, je suis le gendarme qui me conduit vers le corps (j’espère qu’il n’y en a qu’un !) d’un pas martial. Nous traversons rapidement le hall d’entrée. Dans un coin, un jeune garçon est en pleurs. Nous empruntons l’escalier de marbre jusqu’au premier étage, puis un autre escalier, plus modeste et en bois, pour accéder au grenier. Enfin, je devrais dire, aux chambres mansardées. Je reste silencieux. Avant d’ouvrir la porte, mon guide, la main sur la poignée, se retourne vers moi.
— Juste un examen externe, docteur, n’est-ce pas ?
Je sens l’angoisse qui pointe dans ses propos et dans le même temps ma mauvaise humeur qui grimpe. Un peu comme sur l’échelle ouverte de Richter pour les tremblements de terre. Là, j’en suis à un bon magnitude 6. Les plaisirs de la tarte au citron meringuée sont bien loin.
— Ça va, j’ai compris. Mais à ce compte-là, vous auriez pu demander un certificat de décès à n’importe quel médecin. Je ne vois pas pourquoi vous me dérangez si c’est pour me dire de ne rien faire !
— On ne pouvait pas. Il aurait mis « obstacle médico-légal ».
— Ah, bravo !
Je suis brutalement grimpé à 8 sur l’échelle de la mauvaise humeur. Cette petite case qui figure au bas du certificat de décès permet au médecin de famille appelé au chevet d’un défunt de signaler un doute sur le fait que la mort soit naturelle. Lorsqu’elle est cochée, elle fait suspecter un crime et le plus souvent elle envoie le mort directement sur la table d’autopsie. Ou, pour le moins, elle induit une enquête.
En pénétrant dans la mansarde, je comprends mieux la situation. Un jeune enfant gît sur le dos au milieu de la pièce, livide, les yeux révulsés. À ses pieds, un fusil de chasse. Sur son tee-shirt blanc, la charge mortelle a laissé un orifice parfaitement circulaire, légèrement sanguinolent et bordé d’une auréole noire, au-dessous du sternum. En entrant à ce niveau, la charge de plombs a sans doute sectionné l’aorte. La mort a dû être quasi instantanée.
— En résumé : leurs deux garçons jouaient dans cette chambre avec un fusil. Un coup est parti. L’aîné est mort, il a 11 ans. Et comme je vous le disais, il n’y aura pas d’autopsie.
Je procède à l’examen externe, seule formalité à m’être accordée dans cette affaire, assez simple je dois l’admettre. Je soulève le tee-shirt : sous la poitrine, je retrouve l’orifice d’entrée. La palpation de la zone déclenche de petits crépitements, dus aux gaz émis au moment du tir et qui ont pénétré dans le corps. Signe que le canon de l’arme se trouvait au contact de la victime. C’est un tir « à bout touchant ». Les grains de la charge n’ont pas eu le temps de se disperser et se sont comportés comme un seul bloc de plomb.
Je retourne l’enfant. Le dos est intact.
Il ne me reste qu’une seule chose à faire, et ce n’est pas la plus agréable, mais c’est la seule façon pour moi d’avoir une idée de la trajectoire du projectile. Je dois « sonder » la plaie. J’introduis mon droit ganté dans l’orifice. Le corps est encore chaud et l’impression est très désagréable. D’habitude, le temps que j’intervienne, mes cadavres sont plutôt refroidis. Quand ils ne sortent pas du frigo ! Je passe sans difficulté au travers des différents plans anatomiques (peau, muscles et autres) en suivant un trajet ascendant. Puis je bute sur un obstacle : la jupe en plastique. Ce petit accessoire fait partie de la cartouche de chasse. D’une part il sépare les plombs de la poudre, d’autre part il les maintient groupés pour augmenter la portée du fusil. L’écartant du doigt, j’atteins les vertèbres. Du bout de mon majeur, je repère un trou parfaitement circulaire dans une vertèbre avec, au fond, la charge de plombs. Je confirme ma première impression : ici passe l’aorte abdominale, qui a été sectionnée.
Je me relève, j’ôte mes gants, avant de m’adresser au gradé qui ne m’a pas quitté ni d’une semelle ni des yeux.
— Terminé. Les causes du décès sont parfaitement établies.
— Vous n’allez pas mettre un obstacle médico-légal ?
— Pourquoi, j’ai le choix ?
— Docteur, vous n’allez pas faire cela ?
Je sens son angoisse grimper et la moutarde me monter au nez. Je lance une diversion.
— Bon, j’ai vu le corps. Mais l’auteur du coup de feu, qu’est-ce que vous en savez ?
— C’est consternant. Les garçons jouaient à la guerre avec le fusil du père. Le petit que vous avez vu en bas tenait le fusil et le coup est parti tout seul.
— Non.
Surprise de mon gendarme qui esquisse un mouvement de recul.
— Comment ça, non ?
— Non. Un coup de fusil, ça ne part pas tout seul. Sauf si l’arme tombe ou subit un choc. Et qu’elle présente un défaut, comme l’usure des bossettes[8]. Vous le savez très bien.
— Et alors ?
— Alors ? Tir à bout touchant. L’arme n’est pas tombée, le coup n’est pas parti tout seul. Le petit homme jouait à la guerre et il voulait tuer son frère. Normal, à la guerre… Sa seule excuse, c’est qu’à son âge on ne sait pas que la mort est irréversible.
— Mais c’est bien un accident, docteur !
— Non. Il a réalisé son désir. Je ne dis pas que c’était un acte conscient. Mais qui n’a pas voulu un jour tuer son frère ou sa sœur, au moins symboliquement ? Ici, ils n’ont pas eu de chance. Le fusil était chargé. Le plus jeune a réalisé son désir, mais seulement la première partie. Ce qu’il voulait, c’était que son frère renaisse après. Sauf que, dans la vraie vie, c’est impossible.
Mon petit discours psy n’est guère du goût du gendarme, qui me reprend d’un ton sec :
— Je ne comprends pas comment vous pouvez plaisanter dans des circonstances pareilles.
Devant tant d’aménité, je ne résiste pas au plaisir d’en remettre une couche.
— Question de survie. Pour moi, cette fois.
Silence du gradé, perplexe…
— Mais je ne plaisante qu’à moitié. Écoutez-moi. Que nous apprend cette histoire ? Je vais vous le dire. Le petit de l’homme est partagé entre des sentiments ambivalents. Il aime son frère et, dans le même temps, il lui arrive de le détester, pourquoi pas de vouloir le tuer. Il aimerait bien prendre sa place. Être le seul. Il va devoir vivre avec cette ambivalence du bien et du mal. Elle est au fond de nous tous. L’homme se fait mener par le bout du nez de son inconscient, de ses hormones et de son rhinencéphale[9]. Si le fusil n’avait pas été chargé, il aurait joué à la guerre, il aurait appuyé sur la détente et rien ne se serait passé. Mais le fusil était chargé et il a tué son frère.
Silence et perplexité se sont abattus sur le képi bleu. J’en profite pour l’achever :
— Plus simplement, certains iront en toute conscience du côté obscur, d’autres choisiront la face claire. Mais la plupart feront ce qu’ils peuvent, au gré des circonstances, comme un fusil chargé ou non.
Je lis une consternation infinie dans le regard de mon interlocuteur.
— Bon, docteur, si nous en terminions ?
J’avise une petite table un peu à l’écart, sur laquelle je m’installe afin de rédiger mon rapport manuscrit. Chose que je ne fais jamais, préférant toujours prendre le temps de la réflexion pour donner, une fois au calme dans mon bureau, mes conclusions écrites que je tape sur mon ordinateur. Mais puisqu’il s’agit d’une affaire qui n’aura pas de suite, autant la boucler immédiatement.
Lorsque je lève les yeux de ma feuille, le corps a disparu. Je remets mon manuscrit à l’officier et nous reprenons le chemin vers la sortie. Mon accompagnateur, décidément pas tranquille, veut lever un dernier doute avant que nous descendions.
— Docteur, il vaut sans doute mieux éviter la famille, non ?
— Vous avez peur que je plaisante bêtement ou que je leur fasse de la psychologie de bazar ? Rassurez-vous, je ne vois pas ce que je pourrais dire pour les consoler !
— C’est vrai. Ils vont souffrir le reste de leur vie.
— Vous savez pourquoi je suis de mauvaise humeur ? Pas tant pour votre insistance à éviter l’autopsie. De toute façon, je ne vous l’aurais pas conseillée, l’affaire était assez carrée pour s’en passer, elle n’aurait fait que rajouter une douleur supplémentaire aux parents et à leur enfant. Non. Je suis de mauvaise humeur parce que, certains jours, l’humanité me désespère. Quand ce n’est pas à cause de sa violence gratuite, pour le plaisir, c’est à cause de son inconscient ou de son animalité. D’autres fois, c’est sa connerie qui me sidère. Aujourd’hui, c’est la connerie. Ce qui est dramatique, c’est qu’un fusil chargé soit accessible à des gamins. Ça, c’est une belle connerie.
Sur ces fortes et définitives paroles, nous nous engageons dans l’escalier. C’est alors que je découvre la scène macabre dressée dans le grand hall d’entrée. Sur une porte dégondée posée sur des tréteaux et recouverte d’un tissu noir gît le petit mort. Aux quatre angles, de gigantesques cierges allumés. L’enfant a été rhabillé de propre, ses cheveux soigneusement peignés. Ses mains jointes sur la poitrine sont entourées d’un chapelet. Un prêtre traditionaliste lit la Bible. Avec ce soutien en soutane, toute psychologie est désormais inutile. Je repars avec ma mauvaise humeur, mécontent de moi : j’ai levé une partie du voile de mon côté obscur.