21.
Pizza Carbone
Pizza calzone. J’en rêve, mais j’ai autre chose à faire. Et j’ai mal à la tête, je n’aime pas cela : la douleur sourde m’empêche de réfléchir.
La maison est blottie au pied des remparts d’une petite ville, quelque part dans le nord du département. Elle n’est pas bien grande, avec sa petite cuisine et une pièce servant à la fois de salon et de chambre. Le locataire, un pizzaïolo de 25 ans, s’en contentait. Et ce n’est pas maintenant qu’il dira le contraire, vu qu’il est étendu raide mort sur son canapé.
Les secours ont été alertés par les clients venus commander leurs pizzas au camion garé devant la maison. D’ordinaire, la cheminée perchée sur le toit du véhicule se mettait à fumer dès 18 heures, embaumant le quartier des senteurs du feu de bois, tandis que Philippe, debout derrière son comptoir, faisait ses gammes. Margharita, regina, capricciosa, napolitaine ou quatre fromages sortaient du four peu après, pour la plus grande satisfaction des clients. D’où leur inquiétude, ce jour-là, en trouvant le camion fermé et le four éteint. La chose était déjà arrivée dans le passé. Mais Philippe avait toujours pris soin d’apposer une affichette en guise de mot d’excuses. Cette fois, rien. L’un des plus courageux, ou des plus affamés peut-être, est allé frapper à la porte du logis, avant d’alerter les pompiers. Les valeureux sapeurs casqués ont trouvé fenêtres et volets clos, la porte d’entrée fermée à clé, le verrou tiré de l’intérieur. Le chambranle éclaté témoigne encore des efforts qui ont été nécessaires pour forcer l’huis. C’est ainsi qu’ils ont découvert le pizzaïolo aussi froid que son four.
Les enquêteurs, suspicieux de nature, ont été intrigués par cette mort sans cause apparente d’un jeune homme en pleine force de l’âge, seul et barricadé chez lui. Ils ont requis ma présence sur les lieux afin que j’éclaire les lanternes de la maréchaussée, laissant le soin aux urologues de s’occuper de leurs vessies.
J’ai l’habitude, mes plus fidèles lecteurs le savent déjà, d’inspecter l’environnement proche avant de m’intéresser au corps. En l’occurrence, et compte tenu de l’exiguïté des locaux, l’affaire est expédiée d’un seul coup d’œil. Le jardinet disposé à l’arrière de la maison est consacré à la culture exclusive et artisanale d’une variété de chanvre à usage récréatif. Je note mentalement – car je dispose de cette faculté, en plus de quelques autres que je ne citerai pas par modestie – que si monsieur cultive le cannabis, c’est sans doute que monsieur fume sa modeste récolte. Intuition confirmée – trop fort, le légiste – par la présence, dans le séjour, d’une boîte métallique contenant des graines de cannabis et plusieurs mégots de joints. Le logis fort modeste est chichement meublé – une table basse, une chaise bancale, un canapé-lit – et doté pour seul système de chauffage d’un petit poêle à charbon trônant en plein milieu de la pièce. Aucune trace de désordre ou de lutte.
Personne n’ayant songé à faire du feu dans l’assistance, il fait un froid glacial dans la maison. Nous ne sommes qu’en novembre, mais l’automne est souvent rude dans cette partie de la Vienne prise dans les brumes dès le mois de septembre. Visiblement, le pizzaïolo n’a pas eu ce genre de problème : il repose complètement nu, allongé sur son canapé, les mains sur son pubis. Soit il avait fait ronfler le poêle, soit il était tellement défoncé par la fumette qu’il se croyait sous les tropiques en train de siroter un Piña Colada. J’ai un faible pour la première hypothèse.
Comme je n’ai pas à le déshabiller, l’examen externe auquel je procède est rapide. Pas de lésions traumatiques, pas de blessure apparente, pas de marques de piqûre. Je note des traces de vomissures sur le côté droit du visage, avec des débris alimentaires dont des morceaux bien identifiables de champignon. Un relâchement du sphincter anal a largement souillé le canapé, qui va être difficile à ravoir. Le dessous des ongles présente une jolie couleur bleue. Le tableau évoque la possibilité d’une intoxication, peut-être liée à la consommation de champignons. La toxicomanie du jeune homme étant avérée, aurait-il goûté à quelques espèces hallucinogènes ? C’est une pratique assez répandue dans la région. Et si tel était le cas, aurait-il déjà concocté des pizzas avec cet ingrédient illicite ? Je pose la question aux enquêteurs.
— Il n’y a pas eu d’empoisonnements dans la région, avec des pizzas ?
— Pas à notre connaissance, docteur.
La recherche des causes de la mort va donc passer par la salle d’autopsie. Il est temps de rentrer au CHU. De toute façon, je ne suis plus guère en état de réfléchir, en raison de ce sacré mal de crâne qui me taraude l’occiput. Curieusement, il semble que je ne sois pas le seul dans ce cas.
L’examen interne de la victime confirme l’absence de violences portées sur le corps. En revanche, tout l’appareil respiratoire est encombré de liquide gastrique. Dans la trachée, je retrouve un pied de champignon de 35 millimètres de long. D’autres fragments sont identifiables dans les bronches. Toujours le champignon. Je procède à des prélèvements envoyés pour analyse au laboratoire.
De multiples caillots de sang dans les artères pulmonaires attestent une longue agonie.
Le contenu de l’estomac présente un début de digestion très modéré. Là encore, je retrouve des morceaux de champignon.
Bref, à l’issue de l’autopsie, et en dehors d’un problème de champignons, je n’ai aucun signe permettant d’orienter les enquêteurs. Mes observations me permettent toutefois de formuler deux hypothèses.
La première concerne la régurgitation du liquide gastrique dans les voies respiratoires. On rencontre ce cas dans les accidents d’ivresse, liés à l’alcool ou au cannabis, parfois dans l’usage de certains médicaments. La noyade dans son vomi est un grand classique de l’ivrogne ou du défoncé.
La seconde repose sur le fameux champignon qui pourrait se révéler toxique et à l’origine du décès. Mais la détermination exacte du spécimen à partir des fragments vaguement digérés risque d’être très compliquée. Pour avoir une analyse ADN de champignons, il va falloir que je me batte.
En attendant cette lutte prévisible, je mets les échantillons au congélateur et je vais au plus simple : commencer par l’analyse toxicologique du sang de la victime.
La clé du mystère viendra du laboratoire, quelques jours plus tard, sous la forme d’un tableau de résultats. Alcool : néant. Le garçon n’avait pas bu une seule goutte. Cannabis : quelques traces de consommation, mais remontant à plus de vingt-quatre heures avant le décès. Monoxyde de carbone : taux mortel. Bingo. Philippe le pizzaïolo est mort intoxiqué par les émanations de son poêle, défectueux.
Je comprends alors l’origine de mon mal de tête pendant la levée de corps. D’autres s’étaient plaints du même symptôme. En restant un long moment dans la pièce, autour du poêle heureusement éteint, nous avions tous respiré du monoxyde de carbone. Ce tueur silencieux. La ventilation naturelle, lors de l’ouverture de la porte par les pompiers, avait heureusement fait baisser sa teneur au-dessous du seuil mortel. Les risques du métier…