22.
     Passez par la case prison

 

    Chaque profession, si honorable soit-elle, a ses brebis égarées. Les pompiers ont leurs pyromanes, les psychiatres leur fous, et les légistes leurs assassins, heureusement fort peu nombreux. Quelques légistes ont ainsi été expédiés derrière les barreaux, alors qu’ils ne cherchaient sans doute qu’à prendre de l’avance dans leur travail. Il est vrai que la recherche des causes de la mort s’avère bien plus rapide lorsque l’on a soi-même exécuté le défunt. Et ce n’est pas mon ex-confrère, condamné en appel en juin 2010 par la cour d’assises du Haut-Rhin à vingt ans de réclusion pour le meurtre par balle de son épouse, qui me contredira.

    Mon passage par la case prison a, en ce qui me concerne, de plus nobles motifs. Un juge d’instruction me demande d’aller examiner Mme Y qui y est détenue, de procéder à son examen médical et de dire si son état de santé est compatible avec la détention. La mission, d’une grande banalité et à la portée de tout médecin généraliste, revêt toutefois un caractère particulier compte tenu à la fois des faits et de la personnalité de la prévenue. J’en prends conscience en lisant le dossier que m’a transmis le magistrat. La dame donnait ses deux enfants, deux garçons de 9 et 11 ans nés d’un premier lit, en pâture sexuelle à son concubin et à son amant. Chaque week-end, d’inconcevables partouzes à cinq se déroulaient dans l’appartement, scènes relatées sans aucun complexe ni remords par la maman tout au long des 60 pages d’audition devant les enquêteurs. Elle égrène les pénétrations, fellations et masturbations sans plus d’émotion que s’il s’agissait de sorties au musée, à la piscine ou au cinéma. C’est le comportement étrange des deux enfants à l’école qui a permis aux enseignants de donner l’alerte. De mémoire de professeur, personne dans l’établissement fréquenté par le plus âgé des garçons n’avait encore jamais vu une chose pareille. Surpris en train d’administrer une fellation à l’un de ses camarades de classe, l’aîné s’est d’abord étonné d’être réprimandé. Avant d’expliquer qu’il faisait « ça » tous les week-ends « avec maman et les amis de maman ».

     

    Je me présente devant la porte austère de la taule afin d’accomplir ma mission. Ce n’est pas la première fois que je dois pénétrer dans une enceinte pénitentiaire, et chaque fois j’ai le même sentiment fait d’un mélange d’émotion et d’appréhension. On n’entre pas en prison comme dans un grand magasin. Je me souviens de ma première, il y a longtemps. J’étais médecin dans les chasseurs alpins, le temps d’un service militaire à la montagne, et très loin de me douter que je serais un jour légiste. Entre autres charges, j’effectuais les visites médicales d’incorporation dans mon bataillon. Mais l’un de nos gentils membres était absent, coincé qu’il était en prison. Ce motif n’étant pas une cause reconnue d’exemption, à la demande des gentils organisateurs, j’avais dû vérifier que l’état de santé de l’irascible était compatible avec son incorporation dans les rangs de l’armée. Le garçon bagarreur avait cogné un peu fort sur un quidam, le laissant hémiplégique pour le restant de ses jours. Pourtant, quand il m’a vu arriver (pas de loin, je le concède, il n’était pas au courant de ma visite et la cellule n’était pas très grande), il est resté charmant avec moi, s’excusant presque de n’avoir pu se présenter à la grille du 27e BCA d’Annecy : « Vous savez ce que c’est, docteur, on s’énerve, on s’énerve, et puis voilà. Le gars, il me faisait chier, alors je lui ai mis mon poing dans la gueule. Bon, j’aurais pas dû taper si fort. Mais si vous pouvez me sortir de ce trou, docteur, je suis d’accord pour faire mon service. » Le tout avec un sévère accent du coin. Au terme de mon examen, j’étais ressorti de cette prison toute neuve en gardant à l’esprit l’image de locaux modernes d’une propreté parfaite. Tout le contraire de mes premiers pas dans la vieille enceinte pénitentiaire poitevine, en pleine ville. Depuis, elle a été d’ailleurs remplacée par un nouvel établissement tout beau, tout neuf à la campagne.

     

    Après les portiques de détection, les fouilles et je ne sais combien de contrôles, j’accède enfin à l’infirmerie. Ma « cliente » est déjà là, accompagnée d’une surveillante qui s’éclipse avec un regard ironique avant le début de mon examen.

    Je commence l’interrogatoire de ma patiente en me concentrant exclusivement sur les aspects médicaux. Mais dès ses premières réponses, elle se met à parler des « événements » qui l’ont conduite dans ces lieux. Elle a manifestement un grand besoin de parler et, surtout, d’exprimer son étonnement. J’ai beau essayer de recentrer le débat sur ses antécédents médicaux, rien à faire. Elle ne comprend pas pourquoi on l’a mise en prison pour des choses « aussi normales ». Son discours est hallucinant.

    — Docteur, mettre une pine dans une bouche, qu’est-ce que ça peut faire ? C’est pas méchant. Évidemment, si c’est un enfant, c’est un peu gros, mais ça passe quand même. Et puis, souvent, c’est moi qui faisais une pipe à mon fils, pendant qu’il me léchait la chatte. J’aimais bien. Vous voyez ?

    Je ne suis pas sûr d’avoir envie de voir ce que j’entends. J’essaie de rester calme et de la réorienter encore une fois sur ses antécédents. Peine perdue. Elle revient sans cesse sur son sujet favori, le sexe. J’ai un petit espoir en passant à l’examen clinique, pour lequel je demande toujours le plus grand silence, le temps de l’auscultation pulmonaire.

    — Madame, je dois vous examiner, pourriez-vous vous déshabiller en gardant vos sous-vêtements ?

    — Vous allez me faire quoi ?

    — C’est un examen comme celui de votre généraliste.

    — Comme mon généraliste ? Chouette !

    J’ai une petite inquiétude. Mais dans le même temps, je lui dois quelques explications.

    — Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas parce que je suis médecin légiste que cela change quelque chose.

    — Je ne suis pas inquiète, docteur, au contraire

    Un court silence me laisse espérer une suite plus calme, mais son œil brillant ne me laisse pas d’illusions.

    — Vous savez, docteur, je ne me suis jamais fait de médecin légiste. Faut dire que j’en connaissais pas ! Par contre, mon généraliste, alors ça, oui. Et souvent.

    Court silence.

    — On fait comme avec lui ? J’aimais bien quand il me broutait la chatte.

    — Je ne suis pas là pour ça.

     

    Le temps de m’asséner ces fraîches évocations de ses rapports avec le corps médical plutôt membré, ma patiente a jeté ses vêtements par-dessus bord. Et comme elle n’a pas de sous-vêtements, on peut dire qu’elle est nue sur le divan d’examen… Je n’en demandais pas tant, même si l’anatomie qu’elle exhibe sans complexe est d’un point de vue plastique très satisfaisante. Je précipite mon examen.

    — Ah oui, je comprends, vous avez des trucs spéciaux, vous, les légistes ! Alors, brouter ma chatte, ça ne va pas vous exciter…

    Déçue, elle abandonne. Le contexte général de l’entrevue m’incite toutefois à accélérer le mouvement. Je conclus rapidement à la compatibilité de l’état de santé de la dame avec l’incarcération, en ne tenant pas compte de ses protestations concernant sa mise à l’isolement.

    — Ils m’ont mise seule dans ma cellule. Je ne comprends pas pourquoi. J’aurais bien aimé avoir une partenaire pour jouer un peu.

    Je me garde bien de commenter son sens de l’hospitalité, me contentant de ranger un peu précipitamment ma sacoche et d’appeler la surveillante. Qui devait être derrière la porte, tellement elle revient vite. Avec une lueur très amusée dans les yeux.

    — Ça s’est passé comme vous vouliez, docteur ?

    — En quelque sorte.

    — Elle a été sage ?

    — Secret médical. Je ne peux pas vous en parler.

    — Dommage…

     

    Je reprends le chemin de la sortie. J’ai un grand besoin d’air frais pour évacuer le glauque de la situation.