3.
La guerre des clans
Si les maniaques de la gâchette pouvaient régler leurs comptes pendant les heures ouvrables, le légiste ferait des nuits complètes. Mais non, faut que ça défouraille après 19 heures, sans respect pour les acquis sociaux. Voilà comment je me retrouve, un soir de mai, dans un quartier ordinaire de Poitiers. Il est bientôt minuit, et j’ai loupé ma série policière préférée, pleine de flics qui n’ont peur de rien. Ce soir, ce n’est pas le cas des vrais, en chair et en os, qui m’entourent : eux ne sont pas des inconscients et connaissent les risques des armes à feu. Nous sommes là pour une visite tardive chez des gens du voyage semi-sédentarisés. Enfin, pour l’un d’entre eux, la sédentarisation définitive est acquise.
Il gît à terre, dans un espace assez étroit entre le pavillon et une vieille camionnette blanche rangée sur le terrain. Les enquêteurs, qui connaissent ce petit monde, ont déjà en main le scénario du règlement de comptes. La victime et le tireur présumé appartiennent à deux grandes familles manouches de Poitiers, les B. et les Z. L’un a épousé la sœur de l’autre, puis s’est envoyé l’épouse de son nouveau beau-frère. Lequel vient lui aussi de tirer un coup, mais avec du gros calibre et en pleine tête du malappris. Depuis, il a pris le large. Pas fou !
Les policiers redoutent désormais que la famille du mort ne revienne le venger. Deux rangées de policiers casqués, munis de gilets pare-balles et de fusils à pompe, barrent les deux extrémités de la rue, afin de dissuader d’éventuels intrus. Mais il n’est pas sûr que cela suffira à refroidir les ardeurs vengeresses du clan d’en face. Et tout le monde aimerait bien pouvoir plier bagage en vitesse. Ce qui explique la nervosité et les demandes pressantes du lieutenant.
— Faudrait faire fissa, doc !
— Oui ? Ben, quand même, il me faut un peu de temps… et puis, certes, il est tard, mais quand même.
— Si on reste trop longtemps dans les parages, on va avoir des soucis !
— Vous en avez de bonnes, j’y vois rien ici. Vous n’avez pas un groupe ?
— Ben si, ils sont dans la rue, vous les avez bien vus, ils ont un gros « Police » dans le dos !
— Non, je veux dire un groupe électrogène ?
— Un quoi ? Eh, vous n’êtes pas avec les gendarmes, ici. On n’a pas leurs moyens !
— On n’y voit strictement rien, dans ce jardin. Personne n’a de lampe torche, chez vous ?
— Ben si, mais les piles sont presque finies. Et vous, vous n’avez pas la vôtre ? Z’avez qu’à prendre vos photos au flash, vous verrez quelque chose !
Vous parlez de conditions de travail ! Y en a qui ont de la chance que les légistes ne soient pas syndiqués ! Moi, je débute dans le métier, je travaille encore seul, sans la petite équipe qui va, quelques années plus tard, m’accompagner et me seconder, avec tout le matériel nécessaire.
Je procède tant bien que mal à mes constatations, presque à tâtons. Mon client gît de tout son long, face contre terre. Il a deux plaies par balle à la tête, provoquée par un tir traversant. On verra plus tard si le projectile est entré côté face et ressorti côté nuque ou l’inverse. Pour l’heure, j’ai les mains en sang. Pas de gants ! Pas de combinaison ! De toute façon, je n’aurais pas eu le temps de l’enfiler. Bon, il faut sauver l’essentiel. Et faire vite : moi, je n’ai pas de gilet pare-balles. Ni de casque.
Je me presse d’emballer la tête et les mains de mon client dans des sacs en papier kraft, afin de ne pas perdre d’indices pendant le transport, et zou, on le glisse tout habillé dans la housse mortuaire. En route pour la morgue. Le corbillard quitte les lieux. Quelques secondes plus tard, au loin, dans la rue, des cris accompagnent son passage. Quelques crissements de pneus après, le lieutenant est rassuré.
— Bon, il est passé. Au moins, on est sûr que la preuve ne va pas s’envoler, soupire-t-il. Rigolez pas, doc, c’est déjà arrivé !
La camionnette blanche devant laquelle mon macchabée était couché porte sur son flanc plusieurs impacts de tir.
— Ça serait bien de faire de belles constatations sur la carrosserie, je ne suis pas sûr que la balle n’a pas traversé la camionnette après en avoir fait autant sur le bonhomme. Vous allez la saisir, bien sûr ?
Il faut avouer que je suis encore un peu naïf en ce qui concerne mes clients potentiels. Le policier cache sa joie en entendant ma demande.
— Ouille, ouille, ouille ! Là, doc, c’est embêtant. Si on commence à saisir un camion des gens du voyage, on va pas être bien du tout. C’est pire que leur piquer leur femme !
— C’est dommage, si le projectile est déformé, ça peut perturber mes conclusions !
— Pff, tu parles d’une galère ! Bon, allez faire vos constates dans le pavillon, et pour le camion, on verra après.
Le rez-de-chaussée de la maison n’a pas vu le ménage depuis la création du monde, voire peut-être même avant le big-bang. Cela mis à part, il ne nous apprend rien sur le drame qui vient de se dérouler. Nous montons à l’étage. Les murs de la cage d’escalier sont criblés de plomb. Manifestement, on s’est arrosé à tout va à la chevrotine sans trop mégoter sur le prix des munitions. Confirmation à l’arrivée à l’étage : le plancher est jonché de cartouches par dizaines, beaucoup percutées, d’autres encore intactes. Quand on aime, on ne compte pas ! Le chasseur que je suis reconnaît au premier coup d’œil la présence de deux types de munitions : de la grenaille, celle qui a strié la cage d’escalier, et de la Brenneke, une balle basique, un gros lingot, mais de plomb, pas d’or, ce qui explique son prix accessible et son large usage pour la battue au sanglier, et accessoirement aux beaux-frères indélicats.
Les techniciens de l’identité judiciaire, pressés eux aussi de s’en aller, s’activent pour récolter tous les indices. Au passage, ils mettent la main sur un fusil de chasse planqué sous un matelas, sentant encore très fort la poudre, sans doute l’arme du crime. Et encore un autre derrière une porte. Et un troisième, derrière une armoire. Le tout sous les cris des femmes qui insultent copieusement ces étrangers qui « viennent faire chier pour le principe ».
— Ça va, les gars, c’est bon, on a l’essentiel, on dégage ! Allez, fissa, et plus vite que ça !
L’ordre se répète de fonctionnaire en fonctionnaire.
— Allez, on dégage !
— Ouais, on dégage !
Tout le monde remballe en braillant. Je fais un dernier tour sur les lieux. La camionnette est toujours là, ce qui me contrarie. D’autant qu’en y regardant de plus près je viens de découvrir un nouvel indice. Une balle Brenneke a effectivement traversé la portière et est allée se loger dans le flanc opposé du véhicule, selon une trajectoire manifestement descendante, comme un tir depuis la fenêtre du premier étage. Cet élément peut se révéler capital au moment de la reconstitution et du procès. J’insiste donc.
— Et vous voulez quoi, que je leur pique la portière ? On va avoir l’air fin, au commissariat. Ils sont capables de venir porter plainte !
— Ben, n’empêche, cela pourrait être utile !
— Bon, je vous connaissais pas, mais vous êtes un emmerdeur, vous ! Vous y tenez vraiment ? Vous en avez vraiment besoin ?
— Moi, un peu, mais le balisticien, beaucoup, oui. Et le juge d’instruction aussi. Et le président des assises. Il serait heureux de l’avoir, le président des assises. En plus, c’est lui qui vous interrogera, le jour du procès. Et…
— Et qui d’autre ?
— Euh, non, c’est tout.
— Ah, putain, on est mal barré ! Jamais ils laisseront partir leur camion sur un plateau ! Le temps qu’il arrive, on aura l’émeute ! Le corps, déjà, ça a été chaud, alors leur camion, je ne vous dis pas !
— À défaut de plateau… prenez les clés et partez avec ! Tant qu’à avoir une plainte…
— Ah, putain, v’là autre chose ! Si vous croyez qu’ils vont nous donner les clés ! Et pour ce qui est de les trouver… Vous y tenez vraiment ?
— J’ose plus insister…
— Bon, doc, vous me promettez ? Vous vous expliquerez avec le proc, si j’ai des problèmes ? Eh, José, tu sais toujours démarrer une tire ?
Moins de deux minutes plus tard, la camionnette démarre sans les clés avec José, hilare, au volant, puis fonce dans la rue et passe… sans résistance.
— Ben oui, ils sont pas fous, ils ne vont pas prendre de risques avec leur camion. C’est pas comme avec les PFG[3], se lâche le lieutenant !
Ouf, l’essentiel est sauvé. Le repli général est prononcé.
Quelques heures plus tard, je procède à l’autopsie de la victime. La famille est dans le hall du CHU et fait son ramdam, mais avec quelques policiers en arme aux issues de la morgue, j’ai la paix.
Hormis la blessure mortelle à la tête, le corps ne présente strictement aucune autre lésion. Pas même le moindre signe particulier, en dehors de quelques tatouages de facture très banale. L’ordinaire des séjours en taule : des points aux significations vachardes, le classique « À maman pour la vie », les tatouages détatoués et retatoués au gré des amours éphémères. Un examen précis des impacts de tir me permet en revanche de donner des précisions aux enquêteurs.
Le projectile est entré par le milieu de la pommette gauche, comme l’attestent la forme légèrement rentrante du cratère au niveau de la peau, dû à l’enfoncement du derme lors de la pénétration de la balle, et la présence de la « collerette d’essuyage » du projectile.
Dans toute arme à feu, la balle poussée par les gaz frotte le long des parois du canon, raclant au passage toutes les particules laissées par le tir précédent. Lorsqu’elle pénètre dans la peau, elle dépose ces particules sur les berges de l’orifice d’entrée, laissant un petit cercle noir autour du trou.
L’orifice de sortie se situe sur la nuque, évasé vers l’extérieur et comportant des lambeaux de tissu cérébral emportés par la balle en sortant. Cas simplissime ne laissant pas de place au doute. La victime a été tuée net d’un seul coup de feu, une balle de gros calibre tirée de haut en bas et d’avant en arrière. Fin des opérations.
Quelques années plus tard, la cour d’assises se réunit à Poitiers pour juger le tireur présumé, que la police a fini par coincer. Convoqué à la barre, comme toujours, je note en arrivant au tribunal qu’un dispositif de sécurité inhabituel est déployé. Portique de détection des métaux, policiers lourdement armés dans les couloirs et autour du palais de justice, tout cela fait régner une ambiance particulièrement lourde. Les autorités judiciaires redoutent des incidents entre les deux familles, dont les représentants sont venus en nombre dans la grande salle.
L’audience se déroule pourtant dans le calme. Vient mon tour. Le président, que je connais bien, m’appelle à la barre. Je m’avance, décline mes nom, prénom, âge et profession, avant de prêter serment. Je présente ensuite aux jurés les conclusions de mon rapport d’autopsie, reprenant, à partir des observations matérielles faites sur le corps de la victime, l’affirmation d’un tir de haut en bas (à partir de la fenêtre) et de l’avant vers l’arrière.
À la fin de mon intervention, aucune question. Mais les choses sont tellement claires que je ne suis pas étonné. Le président reprend la parole.
— Merci, docteur. Avant de vous libérer, la cour souhaiterait que vous assistiez à la disposition du balisticien. Nous pourrions avoir des questions à vous poser ensuite.
Classique. Je retourne à ma place sur les bancs de la salle, laissant la barre encore chaude à mon collègue expert ès balistiques. Lequel se lance dans l’explication des laborieuses reconstitutions de trajectoire effectuées à l’aide de rayons laser. Au total, plus de cent vingt heures de travail qui l’amènent à sa conclusion : la victime a été atteinte par un tir de bas en haut et d’arrière en avant. Exactement l’inverse de ce que je viens de raconter si doctement. Heureusement que je suis assis.
À cet instant, la transcription exacte de mes pensées nécessiterait l’emploi de termes absents des dictionnaires ordinaires et d’un usage contraire aux bonnes mœurs littéraires. Car si la défense et l’accusation s’emparent d’une telle contradiction, on est parti pour des heures de débat et quelques échanges musclés d’où l’orgueil et la susceptibilité professionnelle des experts ressortent en général façon puzzle. Au moins pour l’un des deux. Ma journée est foutue. Machinalement, je rentre la tête dans les épaules, en prévision de la foudre qui ne va pas tarder à me tomber dessus en plein prétoire.
Les premiers instants de calme ne me surprennent pas. Avant la tempête, c’est toujours comme ça. J’attends le déferlement des questions qui ne va pas manquer de partir du côté des robes noires. Je sens que le balisticien, qui a également assisté à ma déposition, est mal à l’aise, passant le poids de son corps d’un pied sur l’autre, carrément crispé à la barre. Il sait bien que lui et moi avons un sacré problème.
La voix assurée du président ponctue la fin de la déposition de mon collègue.
— Merci, monsieur l’expert. Est-ce que monsieur l’avocat général a des questions ?
— Pas de questions, monsieur le président.
Tiens, il dormait ? Il n’a pas entendu ? Je le connais, ce n’est pourtant pas le genre ! Je n’ose y croire.
— Est-ce que l’avocat de la partie civile a des questions ?
— Pas de questions, monsieur le président.
Là, je rêve.
— Est-ce que l’avocat de la défense a des questions ?
— Aucune, monsieur le président.
Cette fois, c’est sûr, j’ai dû entrer par erreur dans la quatrième dimension.
— Bien, puisque personne n’a de questions, je remercie messieurs les experts qui peuvent quitter la salle.
Inutile de préciser que la sortie est rapide. Pas question de rester sur place une seconde de plus, au risque d’un revirement des uns ou des autres. Nous sortons, nous bousculant presque à la porte qui nous paraît bien étroite, sonnés comme deux zombies. À peine les lourdes portes capitonnées refermées, nous nous regardons avec des yeux comme des soucoupes.
Lui : je suis sûr qu’il a été tiré par-derrière.
Moi : je suis sûr qu’il a été tiré par-devant.
Nous : il y a quelque chose qui nous échappe.
Le tireur a pris trois ans ferme : il ne fallait pas énerver les manouches. Selon les débats, il ne l’avait pas fait exprès. Personne n’a fait appel, pas même le parquet.