13.
Les sept péchés capitaux
Pour revisiter les sept péchés capitaux, il y a plusieurs méthodes possibles : aller voir Seven, ce film gore mais encore loin de la réalité quotidienne, ou relire la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin afin d’y retrouver la définition générale (Prima secundae, question 84) et les descriptions particulières des vices et péchés. Pour le légiste, il suffit de laisser aller son esprit pour se remémorer ses nombreuses affaires. Ce n’est pas le choix qui manque, mais parfois il va lui être difficile de définir le péché à l’origine du drame, tant la nature humaine aime mélanger les genres.
Saint Thomas d’Aquin était d’un naturel sceptique et demandait à voir pour croire. C’est une des différences avec le légiste qui, lui, souvent, n’en croit pas ses yeux…
1 – La paresse (2/2-35[12])
Anciennement l’acédie (du latin acedia), vieux terme désuet pour parler de paresse morale qui entraîne le relâchement de la prière et des lectures spirituelles.
Ce sont les mauvaises odeurs qui ont alerté le tenancier de ce petit bar-restaurant des bords du Clain, la rivière qui traverse Poitiers. La puanteur risquant de faire fuir le client, il s’est mis à renifler partout pour tenter d’en débusquer l’origine. Suivant ainsi les indications d’un nez qu’il avait fort développé, il s’est retrouvé devant la porte de l’appartement qu’il louait à un jeune homme tranquille, au premier étage de la maison. Ce locataire discret dérangeait fort peu le voisinage. Il faut dire que son activité principale consistait à traîner au lit. Il n’émergeait jamais avant le milieu de l’après-midi.
Le restaurateur, après avoir frappé à la porte, a appelé les pompiers. Ces derniers ont eu bien du mal à ouvrir le battant après en avoir fait sauter la serrure. Malgré d’intenses efforts et le recours à toutes sortes d’outils, ils ne sont parvenus qu’à entrebâiller l’huis sans pouvoir permettre le passage d’un homme. Ils ont dû se résoudre à passer par une minuscule fenêtre restée entrouverte pour enfin accéder à l’étage et découvrir la présence de deux victimes.
Lorsque je parviens sur les lieux, j’ai le choix entre l’échelle et la porte coincée. Après un honnête essai, trompé par l’image que je me fais de moi (silhouette svelte et souplesse légendaire), j’opte pour le passage étroit de la fenêtre, sous le regard goguenard des sapeurs. Bon, je ne suis pas le seul, l’officier de police aussi y a droit. C’est rassurant. Ainsi, moyennant quelques contorsions acceptables, je parviens à me glisser à l’intérieur de ce qui fut sans doute un coquet deux-pièces, mais qui n’est plus qu’une vaste décharge d’ordures. Des monceaux de déchets empilés recouvrent la moindre parcelle du sol. Sacs-poubelle, boîtes de conserve vides, cartons à pizza, emballages de céréales, packs de bières et autres détritus la plupart alimentaires forment une couche uniforme d’environ 60 centimètres d’épaisseur.
Je progresse prudemment vers la chambre, traversant la petite cuisine, puis l’entrée. Au passage, n’ayant aucun indice dans celle-ci, je fais libérer (un peu) l’huis, histoire de préparer une sortie plus facile. À chaque pas, c’est une marche sur des amoncellements chancelants et incertains, tandis que l’odeur insoutenable se fait de plus en plus prégnante. Enfin, j’y suis.
Sur le lit, reposant sur le dos avec un air de satisfaction béate, une première victime, de sexe masculin et de couleur noire. Enfin, quand je dis noire, je parle du versant noir de la putréfaction : il s’agit bien d’un blanc de peau devenu noir de pus. J’imagine déjà la catastrophe que va représenter sa sortie. Je ne suis pas sûr qu’il pourra franchir la porte sans être dégonflé d’abord, mais je garde cette subtile remarque pour moi. Il ne faut pas décourager par avance les troupes ! Pour ce qui est de l’autopsie, il va falloir se la jouer finement pour décourager les asticots.
Si l’entrée et la cuisine sont jonchées de débris à dominante alimentaire, le sol de la chambre est envahi par un autre genre de déchets : des centaines de livres, de revues et de cassettes vidéo pédopornographiques. Le magnétoscope, placé face au lit, sous le téléviseur, est encore allumé. Les policiers qui procèdent aux constatations enclenchent le rembobinage de la cassette et repassent en mode lecture, faisant apparaître les ignobles images habituelles. Même avec le temps, on ne peut s’y habituer. Ainsi, le type se payait une bonne tranche de perversion lorsqu’il a avalé son bulletin de naissance, pour des raisons que l’autopsie va devoir découvrir. Le corps est évacué vers l’institut médico-légal, en compagnie de la seconde victime. Car il y a un autre cadavre dans ce capharnaüm.
Un chat. Le matou est pour sa part non pas putréfié, mais momifié, littéralement déshydraté. Au sens lyophilisé du terme, à croire qu’en le replongeant dans une solution saline il reprendrait vie. Il gît dans la cuisine, non loin de la fenêtre. Le procureur, intrigué par la présence de l’animal qui avait pourtant la possibilité de s’échapper, insiste pour que je procède également à son autopsie. Également et non pas légalement : j’ai beau argumenter que je ne suis pas vétérinaire, que cela frôle l’exercice illégal d’une profession, sa réponse est vite vue :
— Certes, docteur, mais en matière de crime, les vétos ne sont pas compétents.
Crime de chat : bel argument ! À la réflexion, j’ai de la chance, heureusement que mon type ne pratiquait pas l’équitation, parce que mes tables d’autopsie ne sont pas de taille à supporter le poids d’un cheval…
La levée des corps s’achève. Un petit regard vers les boîtes de conserve : toutes sont périmées depuis longtemps, pour certaines depuis plusieurs années. Idem pour les céréales. De vieux stocks. Une piste à explorer. Au moment de partir, le propriétaire des lieux nous invite gentiment à l’apéro. Pourquoi refuser ? Mais lorsqu’il nous propose de passer à table, l’appétit n’est pas là : comme les enquêteurs, je traîne les odeurs sur moi. Assez pour ne plus avoir faim.
Le lendemain, je confie à mes étudiants en formation la découpe de l’amateur de jeunesse. Sous ma surveillance, certes, mais à distance. Histoire d’échapper aux petites mauvaises odeurs. L’exercice leur plaît, tant ils sont avides de pratique. L’amateur pervers se révèle gros, gras, puant et suintant à souhait. Les jus de diverses obédiences qui s’échappent à chaque coup de bistouri transforment les manches des instruments en savonnette. Mes étudiants progressent péniblement au travers des chairs corrompues, traquant une éventuelle cause de mort, en vain. Pas de traces de coups, pas de blessures, pas de plaies. Pour ma part, je me réserve l’examen des restes du chat : là encore, pas de traces de coups, pas de blessures, pas de plaies. La clé de l’énigme se trouve dans l’examen comparé des estomacs de l’homme et de l’animal. Les mêmes débris alimentaires s’y retrouvent. Deux estomacs pleins du même contenu. Évoquant une conclusion possible, une mort par intoxication alimentaire aiguë. Rare, mais foudroyante. Le germe en cause ? Les investigations spécialisées seraient trop complexes et trop chères. Mais l’hypothèse tient la route. Par flemme de se faire à manger, le type avalait n’importe quoi, laissant son animal de compagnie finir les restes. Ils en sont morts tous les deux.
2 – L’envie (2/2-36)
Du latin invidia, qui signifie la tristesse ressentie devant les biens possédés par autrui et la volonté farouche d’en prendre possession ; ce sens premier est à bien différencier de la jalousie.
À 86 ans, Mme P. ne quitte plus son lit. Handicapée par l’âge et la maladie, elle a fait aménager sa chambre comme celle d’un hôpital. Son frère, à peine moins vieux qu’elle, veille sur elle avec l’aide d’une infirmière qui passe deux fois par jour et d’une aide-ménagère. Le frère et la sœur occupent une jolie maison, un héritage familial que le frère entretient avec soin malgré son âge.
Cette vie paisible s’interrompt une nuit, lorsqu’une épaisse fumée envahit la demeure. Le vieil homme, réveillé en sursaut par des bruits inhabituels, se précipite aussitôt dans la chambre de sa sœur. Mais malgré tous ses efforts, il ne parvient pas à l’extraire de son lit. Au bord de l’asphyxie, il est contraint de l’abandonner dans la maison en flamme. Lorsque les pompiers parviennent au chevet de la dame, il est trop tard. Fumer tue, c’est bien connu.
Un expert passé en coup de vent conclut à une origine indéterminée de l’incendie, évoquant sans plus de détails le possible dysfonctionnement d’une vieille cuisinière au fioul. Quant à l’autopsie de la victime, elle me permet seulement de conclure que la dame était bien vivante au début de l’incendie. Ce n’est pas un scoop, les gendarmes avaient les déclarations du frère. La pauvre a inhalé une grande quantité de fumée, comme l’attestent les traces de suie présentes dans les fosses nasales, la trachée et les poumons. Cette mort par asphyxie est confirmée par le dosage du monoxyde de carbone dans le sang, qui affiche son taux maximal mortel.
L’enquête de routine aurait pu conclure à un simple accident domestique, si les gendarmes n’avaient pas entendu parler du voisin de Mme P. Un petit vieux connu pour son mauvais caractère, qui avait à plusieurs reprises proposé aux deux P. de leur racheter leur maison et son terrain. Il avait chaque fois reçu une fin de non-recevoir. Face à ce nouvel élément, les enquêteurs font appel à un expert en incendie de l’IRCGN, venu tout exprès de la région parisienne. Il procède à plusieurs prélèvements dans la zone d’où est parti l’incendie. Tout près de la cuisinière. Ces fragments sont placés dans des enceintes hermétiques, puis chauffés. Les vapeurs libérées lors de cette opération sont ensuite analysées afin d’identifier la présence éventuelle de substances incendiaires. Bingo : il existe des traces d’essence sur plusieurs échantillons. Or le fuel de la cuisinière n’a pas le profil spectrométrique de ce combustible. Avec ce produit étranger, l’enquête prend une nouvelle tournure.
Le voisin est interpellé, placé en garde à vue. Certes, il a le droit de garder le silence. Mais à quoi bon, devant les évidences amenées par la science criminalistique ? Il devient vite bavard et finit par avouer. Il lorgnait depuis bien trop longtemps cette maison. Et puisque les deux vieux ne voulaient pas la lui céder, il a décidé d’y mettre le feu. Alors, la fameuse nuit, il a cassé un carreau de la petite fenêtre située au-dessus de la cuisinière, versé de l’essence et craqué une allumette.
3 – L’avarice (2/2-118)
Avaritia, en latin, définissait la recherche désespérée et sans fin de richesses dans le seul but de les accumuler.
Pour réparer la toiture d’un immense silo, le propriétaire a fait appel à une entreprise spécialisée. Laquelle a accepté le marché, avant de le confier à un sous-traitant qui a sous-traité à un sous-traitant qui a sous-traité, etc. Le dernier, qui ne doit pas beaucoup payer ses ouvriers, a recours à deux intérimaires qu’il envoie sur le chantier. Rendez-vous est pris avec le patron au pied de l’édifice, le matin de l’ouverture du chantier.
Chacun a reçu un casque et un harnais de sécurité, mais aucun n’a la moindre idée des précautions à prendre. Ils attendent le chef et ses instructions avant de grimper.
Après deux heures d’attente, ils téléphonent à la société de travail intérimaire : le responsable leur explique qu’il n’aura pas le temps de passer. Mais les consignes de sécurité sont très strictes :
— Écoutez, les gars, on ne va pas perdre plus de temps, vous y allez comme ça. Faites juste attention où vous mettez les pieds.
C’est bon. Les garçons se retrouvent à près de 30 mètres au-dessus du sol. Équipés de leur harnais, mais qui n’est rattaché à rien : pas de corde, la fameuse « ligne de vie », pas de point d’ancrage. Ils explorent avec prudence la toiture en Fibrociment sur laquelle ils doivent évoluer. Prudence notoirement insuffisante lorsque la plaque sur laquelle ils ont pris position se brise net. Précipités dans le vide, les deux garçons ont une chance inouïe. La structure interne du silo est telle qu’ils se retrouvent plaqués contre la paroi durant la chute. Ce frottement continu les freine assez pour éviter qu’ils ne se tuent sur le sol bétonné. Ils se contentent de s’écraser dans un bruit d’enfer qui donne l’alerte. Ils sont rapidement évacués par le Samu vers l’hôpital le plus proche, grièvement blessés, mais vivants.
Bien des années plus tard, la cour d’appel me désigne pour procéder à l’expertise de l’une des deux victimes. Après l’accident, loin dans l’Est, les deux intérimaires avaient entamé une procédure afin d’être indemnisés, puis avaient déménagé. L’un s’est installé dans le Sud, où il a été examiné par un de mes confrères locaux. L’autre, mon « client », est revenu chez sa mère, dans le département de la Vienne. D’où ma désignation.
Le garçon est bien vivant, ce qui relève du miracle après une dégringolade de 30 mètres. Il s’en est sorti avec un fracas du crâne, une fracture de la jambe droite, une fracture d’un doigt et un traumatisme dentaire. Il a dû subir deux interventions en neurochirurgie pour réparer sa boîte crânienne endommagée. Tellement endommagée qu’une ostéite, une sorte d’infection de l’os, a rongé un petit morceau d’os de son crâne qu’il a fallu ôter. Laissant le cerveau sous la peau. Incapable désormais de travailler en hauteur, il a dû changer de travail, ne trouvant plus que de petits boulots.
Il souffre toujours de douleurs diverses. Tout comme son collègue dont il a de temps à autre des nouvelles. Dans le constat que j’adresse aux magistrats, qui fait l’inventaire des troubles actuels directement liés à l’accident, je souligne un état toujours en évolution. L’avenir de ce garçon semble bien compromis. Une simple corde et un peu de temps pour l’arrimer, voilà tout ce qu’il fallait pour éviter ce drame. Trop cher !
4 – La gourmandise (2/2-148)
Une précision s’impose. Il convient de bien faire la différence entre la gourmandise au sens moderne du terme et la gloutonnerie. Seule cette dernière implique la démesure et l’aveuglement qui caractérisent le péché capital. Et question de se goinfrer, le client qui m’attend ce matin-là en connaissait un rayon. Il est mort à table, la tête dans l’assiette. Le problème, c’est que personne ne s’en est aperçu. Il a fallu que l’odeur devienne insupportable et que les liquides de putréfaction suintent chez les voisins pour que l’alerte soit donnée. D’où ma présence en ces lieux pestilentiels.
La scène se tient dans la cuisine. D’emblée, je sais que nous sommes chez un amateur de bonne bouffe. La pièce, assez vaste, possède tout ce dont un cuisinier amateur peut rêver. Un piano en fonte trône le long d’un mur, ses barres de laiton parfaitement astiquées, prêt pour des gammes culinaires. Au-dessus, autour de la hotte aspirante, pendent des casseroles en cuivre étamé offertes à la poigne du maître queux. Ne parlons pas des plats de service, planches à découper et couteaux à viande qui ne dépareraient pas la boutique d’un charcutier-traiteur. Tout ce beau matériel risque de ne plus servir avant longtemps, vu l’état de son propriétaire ou de ce qu’il en reste, un corps obèse, dégoulinant de suintements nauséabonds par tous les pores d’une peau devenue verdâtre. Il est assis sur une chaise, devant la table. Il n’a pas l’air dans son assiette. Paradoxe de la situation, pourtant, il l’est bel et bien. Sa tête est posée dedans, le front contre la porcelaine. Sous la chaise s’étale une large tache noire desséchée d’où partent des dizaines de petites traces, comme autant de filaments, s’étirant dans toutes les directions. Je n’ai encore jamais vu ça ! Je me trouve devant les pistes des asticots qui se sont nourris du jus du cadavre avant de devenir mouches et de gagner le large.
Sur la table, je note les restes de ce qui avait dû être, à n’en pas douter, un plat de viande pantagruélique. Mais, là encore, les asticots ont fait bombance, ne laissant que les os parfaitement nettoyés. Le contraste des couleurs est saisissant, entre blanc des os et vert foncé tendance rougeâtre du visage aux yeux littéralement exorbités. Des dizaines de pupes, ces petites pelotes noires qui marquent le stade intermédiaire entre l’asticot et l’insecte, témoignent de cette intense activité. Ce qui, compte tenu de la météo[13], me permet au passage de faire remonter le décès à plus de quatorze jours, délai nécessaire à leur formation.
La recherche des causes de la mort va se révéler assez simple, lors d’une autopsie pestilentielle qui laissera un souvenir douloureux à quelques-uns des participants. La victime ne présente aucune lésion traumatique. Les organes sont en relativement bon état, malgré l’aspect extérieur de la peau. En revanche, il y a du monde dans la trachée. L’ouverture du conduit allant de la bouche à l’estomac révèle une véritable pelote grouillante, une assemblée générale extraordinaire d’asticots en pleine action. À croire qu’il s’agit de leur Parc des Princes à eux. Ils sont en train de se régaler de ce qu’il reste d’un énorme morceau de viande de plus de 5 centimètres de long coincé juste en arrière de la cavité buccale. Le défunt, très favorablement connu par son boucher pour les sommes qu’il y laissait chaque semaine, s’était comme à l’accoutumée préparé son mets préféré. De la viande, de la bonne viande, beaucoup de viande. Il a patiemment fait rôtir une confortable pièce de bœuf, s’enivrant des fumets de la cuisson, jusqu’au moment où il a jugé que le stade « saignant » était atteint, grâce à sa sonde thermique. 52 °C à cœur. Il s’est alors attablé, s’attaquant à grands coups de fourchette à son festin. Le dernier. Sa gloutonnerie lui a été fatale.
5 – La luxure (2/2-153, 154)
Pour une fois, j’interviens dans une affaire criminelle presque bouclée. Les constatations, l’autopsie et les interrogatoires ont déjà eu lieu. Le tout figure dans un épais dossier que le juge d’instruction chargé de l’enquête me confie, lors de notre entrevue dans son bureau. Je me plonge dans cette édifiante lecture, qui commence fort logiquement par la découverte d’un corps.
La victime, un jeune homme sans histoire, repose sous un escalier de béton en colimaçon, dans un immeuble d’un quartier ordinaire de Poitiers. À ses pieds, les policiers ramassent un couteau ensanglanté. Le cadavre présente deux plaies par arme blanche au niveau de la poitrine. L’enquête démarre sur une piste criminelle qui va faire long feu. Rien, ni dans le passé ni dans les fréquentations de ce garçon, ne vient conforter cette hypothèse. Les enquêteurs en sont à évoquer un crime de rôdeur, faute de mieux, lorsqu’ils s’intéressent un peu plus à l’arme. Il s’agit d’un couteau de cuisine de grande qualité, à la lame d’acier pointue, à l’affûtage digne d’un rasoir. Du sérieux, qui ne se trouve pas dans les rayons de la grande distribution, mais seulement dans quelques magasins spécialisés dans le haut de gamme. Tout neuf, a priori. Bizarre, pour un crime de rôdeur ! Euh, vous avez dit bizarre ?
Contrastant avec le passé ancien de la victime qui est plutôt simple, son passé récent s’avère composé. Paradoxe grammatical ! C’est que ses relevés de carte bleue donnent le blues. Non pas pour son dernier achat : dans une quincaillerie réputée de la ville. Le vendeur, interrogé sur la transaction, désigne très vite et sans hésiter un couteau, le frère jumeau de celui retrouvé sur les lieux du crime. Serait-on face à un suicide ? Mais alors, comment expliquer les deux coups de couteau ?
Pour mon confrère médecin légiste qui a procédé à l’autopsie, le premier coup porté n’a pas été mortel. Il a seulement ouvert le péricarde, cette enveloppe qui protège le muscle cardiaque, frôlant le cœur avant de s’enfoncer dans le poumon gauche. Sans gros dégâts d’ailleurs. En revanche, le second coup de lame n’a pas raté sa cible. Il a complètement éventré le ventricule gauche, entraînant une hémorragie interne foudroyante avec perte de conscience dans les dix secondes. Juste le temps de jeter le couteau, dans un dernier geste de désespoir. Suicide compatible. Je suis d’accord avec lui.
L’affaire aurait pu s’arrêter là, sans la famille du défunt. Laquelle, incapable de comprendre l’étrange geste fatal d’un fils aimé, n’a de cesse d’interpeller le magistrat instructeur. Ce dernier, après plusieurs tentatives d’explications inopérantes, a fini par faire appel à moi, me demandant de bien vouloir convaincre les proches qu’il pouvait s’agir d’un suicide. C’est dans cette perspective que j’étudie attentivement chaque pièce du dossier d’enquête.
Peu à peu, au fil de mes lectures, apparaît une face cachée de la personnalité du garçon, ignorée de la famille. La perquisition menée dans sa chambre a permis de découvrir de nombreuses revues pornographiques et des cassettes vidéo, vaguement dissimulées dans le petit studio qu’il occupait. Cette consommation clandestine a semble-t-il totalement échappé à la propre mère de la victime, tout comme à sa petite amie. Les deux femmes ont rejeté énergiquement l’idée que ce matériel explicite ait pu appartenir à celui qu’elles croyaient si bien connaître. Une face obscure éclairée par les relevés de la carte bleue, le fameux passé composé.
Juste avant de se donner la mort, le garçon s’est rendu à Bordeaux pour une tournée des bars louches et des bordels de la ville. Entre les putes et les bouteilles de champagne, il a claqué environ 8 000 euros en une seule nuit. Là encore, les proches refusent d’admettre une réalité aussi cruelle qu’incompréhensible. Comme si les choses du sexe avaient à voir avec la raison !
C’est donc muni de toutes ces informations que je rencontre la famille. Je leur démontre d’abord, avec de nombreux exemples à l’appui, qu’il est tout à fait possible de se porter soi-même des coups de couteau sans qu’il soit besoin de faire preuve d’une violence extrême. Puis je leur explique à nouveau ce que le magistrat a tenté de leur faire comprendre. À savoir que le premier coup n’a pas été mortel, engendrant seulement une petite plaie pulmonaire de trois fois rien. Leur fils se serait arrêté là, il n’aurait pas pu en mourir, même sans soins. Mais qu’en revanche le second coup a été fatal très vite, et j’en décris le mécanisme.
Ma pédagogie ne semble pas mieux fonctionner que celle du juge. Je lis dans les yeux de la mère toute l’incrédulité du monde, persuadée qu’elle est – et elle le restera jusqu’au bout – de la thèse du meurtre. Et c’est en vain que je tente d’aborder le versant psychologique de l’affaire, évoquant la dictature des hormones mâles sur un cerveau encore en phase de maturation, l’angoisse provoquée par la décision, peut-être irréfléchie ou prise prématurément, de s’engager dans l’armée, la façon de répondre à cette angoisse par une orgie de sexe qui le conduira à la mort.
Quand un garçon sans histoire se jette dans la débauche avant de mettre fin à ses jours, sa mère ne peut l’admettre. Même avec la preuve sous les yeux.
6 – La colère (1/2-46 à 48 et 2/2-158)
Courte folie pour les anciens, le légiste la retrouve souvent dans son quotidien.
Stéphanie vivait depuis quelques années dans un lotissement résidentiel de Buxerolles, à quelques kilomètres de Poitiers. Elle occupait un deux-pièces en rez-de-chaussée. Tout cela appartient au passé, comme me l’explique le policier qui m’accueille et me guide dans l’appartement. Nous traversons un salon ravagé. Objets brisés, meubles renversés, la pièce garde les stigmates d’une lutte acharnée. Un peu partout, des traces sanglantes, sur les murs, le sol, les poignées de porte. Dans le coin cuisine, une empreinte circulaire sur le mur évoque nettement le choc d’un crâne qui a défoncé le Placoplâtre.
Nous arrivons dans la chambre. Le corps de la jeune femme gît au sol, entre le mur et le lit. Toute vêtue de noir, elle porte un chemisier de velours, un pull, une courte veste, un pantalon de jersey à pattes d’éléphant. Le couteau planté dans sa poitrine ne semble pas faire partie de la gamme d’accessoires de mode en vigueur. La lame, enfoncée à demi, s’est pliée en accordéon.
Le cou et la poitrine. Voilà la cible. Le meurtrier (là, c’est sûr, on peut d’emblée éliminer un suicide) s’est particulièrement acharné sur la région du cœur et sur les deux seins, littéralement criblés de plaies. Les avant-bras et les mains portent de multiples lésions de défense. Les faces internes des deux cuisses sont marquées par de vastes ecchymoses : un argument fort pour des violences sexuelles. Dans l’appartement, les enquêteurs retrouvent six couteaux identiques, tous brisés, manches et lames séparés. De la mauvaise qualité fabriquée en Chine. Le problème, c’est que j’ai les mêmes à la maison. Il va falloir que je songe à changer de marque. Ma visite sur place ne m’apprend rien de plus.
L’autopsie de la belle commence par le décompte des ouvertures, à ne pas confondre avec des ouvertures de comptes. J’arrive à un total de 41 coups de couteau, le numéro 39 étant attribué à la lame encore en place, qui s’est tordue en buttant sur le sternum.
Inutile de s’appesantir sur les causes de la mort. Quant à l’auteur, il est en fuite. Il s’agit du petit ami de la belle, très belle, trop belle. Quel gâchis ! Parce qu’elle s’est refusée à lui, le garçon a vu rouge. Ivre de colère, le mâle s’est rué sur la femelle et l’a tuée.
7 – L’orgueil (2/2-162)
Selon saint Thomas, l’orgueil consiste à attribuer à ses propres mérites des qualités qui en réalité sont des dons de Dieu.
Six heures du matin. L’homme de ménage commence sa journée dans les bureaux de la société. Passer l’aspirateur, vider les corbeilles à papier, récurer les sanitaires et cirer le lino du hall d’entrée, une routine qu’il accomplit depuis des années. L’expérience lui ayant appris que le patron arrive parfois très tôt, il a pris l’habitude de commencer sa tournée ménagère par les bureaux de la direction. Il ouvre la porte, allume les lumières. Les plafonniers éclairent brutalement le corps dudit patron, recroquevillé au pied de son fauteuil, baignant dans une mare de sang.
Lorsque j’arrive sur place, les gendarmes me résument la situation : un homicide par arme à feu, aucune trace de lutte, arme du crime absente. Pourtant tous les locaux ont été fouillés. Je confirme rapidement le diagnostic du fait de deux petits orifices. L’un est situé en plein milieu du front, de faible diamètre, environ 5 millimètres, caractéristique d’un calibre 22 long rifle. Le pourtour présente des traces de brûlure et de poudre sur 3 centimètres de diamètre, évoquant un tir à bout portant. Le second projectile a atteint la région du cœur, laissant un orifice irrégulier de presque un centimètre, après avoir traversé les trois couches de vêtement, pull, chemise et tee-shirt. Le pull ne porte aucune trace de poudre, ce qui laisse supposer un tir à distance. Il y aurait donc deux armes. Deux tireurs ?
Transporté à l’institut médico-légal pour autopsie, le corps passe d’abord par le scanner. Très utile pour conserver les informations qui seront modifiées par ma pratique. Une sorte d’état des lieux, mais sans huissier. Très utile également pour localiser les projectiles. L’absence d’orifices de sortie permet en effet de supposer qu’ils sont toujours là. Ce que confirment les clichés. La première balle, très déformée, est dans la boîte crânienne, la seconde en plein poumon gauche. Je peux également, à partir de l’image thoracique, déterminer la trajectoire du projectile dans la poitrine et en déduire une direction de tir légèrement descendante. Les tireurs ont sans doute fait feu sur la victime assise.
Le temps de la découpe est arrivé. Avec ses constats : une plaie de l’aorte avec une hémorragie thoracique massive et rapidement mortelle ; dans le crâne, la balle a causé d’énormes dégâts cérébraux, mortels eux aussi. Mais il n’y a pas que les constats, il y a aussi les surprises. Le projectile thoracique est également un 22 LR, ce qui est inattendu car son orifice d’entrée est d’un diamètre supérieur à celui observé sur la tête. Une anomalie balistique qui s’explique par la bascule du projectile qui n’a pas pénétré la peau de face. Deux hypothèses : l’arme était de mauvaise qualité ou les vêtements ont fait basculer la balle.
L’affaire va se résoudre rapidement avec l’ouverture d’une enveloppe découverte dans un tiroir du bureau, lors de la perquisition. Une enveloppe fermée ne portant ni nom ni adresse : les aveux du père. L’homme, qui a disparu depuis les faits, reconnaît dans une longue lettre le meurtre de son propre fils et annonce qu’il va mettre fin à ses jours.
Quelques heures plus tard, on retrouve son corps en fouillant les abords de la propriété familiale. Il s’est tiré une cartouche de calibre 12 en pleine tête avec son fusil de chasse. Quant à la 22 LR, elle ne sera jamais retrouvée.
Il faudra du temps aux gendarmes pour comprendre les raisons de ce drame familial. Ce n’est qu’au fil des interrogatoires que se dégagera la triste vérité. Le papa avait passé sa vie aux commandes de l’entreprise, fondée quarante ans plus tôt, avant d’en confier les rênes à son fils unique. Mais à 75 ans, il n’est pas parvenu à accepter son éviction volontaire autodécrétée. D’autant que, depuis le passage de témoin, l’entreprise était devenue plus florissante que jamais. Nouvelles méthodes commerciales, gestion modernisée, politique d’investissement repensée, le fils avait définitivement rompu avec l’héritage paternel. Cela en était trop pour l’orgueil de l’ancien, incapable d’admettre les mérites de son propre fils.