4.
Bones collector
Le lycée de Châtellerault
Mars 2003. Le lycée de Châtellerault est en pleine rénovation. Les ouvriers s’activent à la réfection de la chaufferie et de l’ensemble des conduites de chauffage qui circulent sous la surface, dans de grands caniveaux de béton. Pour accéder à ces canalisations, ils doivent soulever les couvercles fermant l’accès à ces tranchées enterrées. Une petite équipe d’hommes en bleu de travail, casque sur la tête, s’active autour d’un engin de manutention. Les unes après les autres, les plaques de béton quittent leur logement et sont déposées délicatement le long de la tranchée.
— Tiens, c’est quoi, ce truc ?
Le chef d’équipe fait signe au conducteur de l’engin de levage de stopper ses manœuvres. Il vient d’apercevoir, dans le caniveau, un gros sac de plastique noir coincé entre les tuyaux. Un objet qui n’a manifestement rien à faire à cet endroit. Sur son ordre, un des ouvriers descend dans la tranchée encombrée par les tubes du chauffage.
— Ce n’est pas bien lourd, dit-il en se saisissant du sac.
Le mouvement déclenche aussitôt une série de petits claquements secs.
— Il y a des trucs qui brinquebalent, là-dedans. C’est bizarre.
On sent une pointe d’inquiétude dans la voix du volontaire désigné d’office pour cette mission. Curieux et vaguement inquiets, les autres se taisent. Même le grutier est descendu de sa machine pour s’approcher. Mais pas trop. On ne sait jamais.
Voilà. Le sac est maintenant aux pieds du chef qui l’examine sous toutes les coutures[4]. Façon de parler. Il s’attarde sur la cordelette qui le ferme hermétiquement. Puis, d’un geste affirmant son autorité, il sort son Opinel de sa poche et d’un coup sec crève l’enveloppe de plastique. Immédiatement, une partie du contenu se répand sur le sol, provoquant un mouvement de recul des témoins.
— Merde !
Le commentaire est bref mais adapté : devant lui s’est étalée toute une collection d’ossements. Des os de toutes les tailles, entiers ou en morceaux, d’autres avec des dents, des bouts de crânes et des crânes entiers. Des os par dizaines. Et pas besoin d’être un grand expert en anatomie comparée pour savoir qu’il s’agit de restes humains. Les crânes et les tibias qui émergent de ce mikado macabre ne laissent aucun doute. Le chef a tout de suite compris que les ennuis allaient commencer. Ce genre de découverte, sur un chantier, c’est l’arrêt des travaux, un tas de types qui débarquent, fourrent leur nez partout et amènent plein d’autres ennuis à la clé.
— Qu’est-ce qu’on fait, chef ? demande le grutier.
— On prévient le boss. À lui de décider.
Le grand chef, pas vraiment ravi d’apprendre la nouvelle, ne veut prendre aucun risque. Il téléphone à l’un de ses bons potes qui est gendarme. Rien de mieux que l’avis autorisé d’un homme d’expérience. Au bout du fil, le militaire se livre à un premier diagnostic, sur un ton mi-sérieux :
— Au moins, on est sûr que tu n’as pas éventré une sépulture mérovingienne. Pas besoin des archéologues.
— T’es gentil, mais je fais quoi, maintenant ?
— T’inquiète. On va voir le légiste. Lui nous dira si tu nous as trouvé la piste d’un serial killer.
C’est ainsi que la brigade de recherches de Châtellerault (la BR pour les intimes) débarque le lendemain au CHU avec le fameux sac. Je mets toute mon équipe au travail pour cet inventaire un peu particulier. D’abord, s’assurer qu’il s’agit bien de restes humains. Puis classer les os, dénombrer le nombre de corps. Ensuite, chercher d’éventuelles traces de violence. Enfin, établir autant que faire se peut le délai qui nous sépare de la mort.
La salle d’autopsie se transforme pour l’occasion en salle de tri. Gros avantage de cette opération : pour une fois, cela ne sent rien. Même pas une odeur d’os. Ce qui prouve que ces ossements datent « d’il y a longtemps ».
— Je suis avancé, avec une précision pareille ! me lance le gendarme de la BR.
En tout cas, voilà qui me change des remugles de putréfaction et autres puanteurs de nos macchabées habituels. Il n’y a que dans les séries télévisées, celle des Experts en particulier, que les morts ont l’air en bonne santé. Chez nous, c’est plutôt la cour des miracles. Entre le boursouflé violet, le bouffé aux asticots qui tire sur le vert et le pourri noirâtre, ça ne sent pas souvent le marché provençal. Tu parles d’une clientèle !
Si les os n’ont pas d’odeur, en revanche, ils ont une couleur, une sorte de patine acquise avec le temps, qui varie d’un squelette à l’autre selon son environnement. Le premier travail consiste à regrouper les pièces de même teinte, celles-ci ayant toutes les chances de correspondre à un même environnement, c’est-à-dire à un même individu. Puis à essayer de reconstituer des squelettes complets.
Après quelques heures de patientes comparaisons, le résultat s’étale sur de grands draps blancs. Nous avons cinq fémurs gauches et trois fémurs droits, dont deux ne correspondent, en taille et couleur, à aucun fémur gauche. Tous manifestement de taille adulte. Donc sept individus différents. Et puis, il y a deux crânes bien conservés, de petit volume, correspondant à de jeunes enfants de moins de 5 ans. En effet, ce n’est qu’après la cinquième année que la boîte crânienne du petit humain prend un volume proche de son volume définitif. Par la suite, la tête va continuer à augmenter de volume, mais essentiellement du fait de la croissance du visage. Le crâne, lui, a déjà quasiment sa taille définitive. Sept fémurs adultes et deux crânes d’enfants, nous voilà à neuf morts. Et ce n’est pas fini.
Car dans le sac il y a aussi deux rochers, ces parties osseuses situées à la base du crâne qui contiennent l’oreille interne et l’oreille moyenne. Mais ils ne correspondent pas aux crânes présents, auxquels aucun rocher ne manque. Ce ne sont pas non plus les rochers d’un même individu. Certes il y en a un droit et un gauche, mais le droit est beaucoup plus petit que le gauche. Donc deux individus de plus. Tous deux sont de petite taille, ce sont des rochers d’enfants. À ce stade, nous avons onze individus : sept adultes et quatre enfants. Et ce n’est sans doute qu’une estimation basse. Car le sac recèle aussi des mâchoires inférieures dont certaines ne s’articulent pas aux crânes présents, des côtes et des vertèbres qu’il est difficile de rattacher à l’un ou l’autre reste.
À vue de nez, nous sommes en présence d’une bonne quinzaine de participants dans ce grand méli-mélo. Pour avoir une idée plus précise du nombre, il faudrait faire des analyses génétiques, longues et coûteuses. Là, nous aurions une réelle réponse scientifique. Ce n’est pas à l’ordre du jour. Car ce qui intéresse surtout les gendarmes, c’est de savoir si ces morts en pièces détachées ont passé l’arme à gauche il y a plus de trente ans. Ce qui permettrait d’arrêter l’enquête en évoquant la prescription trentenaire.
La prescription. C’est tout un programme pour les étudiants en droit, quelle que soit leur matière. C’est la période au terme de laquelle plus aucune action n’est possible devant une juridiction, que ce soit pour poursuivre un délinquant ou un criminel ou pour obtenir une indemnisation. Dans les crimes, la prescription des poursuites est acquise dix ans après la date des faits. En fait, c’est un peu plus compliqué, ce qui donne lieu à de subtils débats judiciaires. Par exemple, tout acte d’instruction interrompt la période de prescription. Ou encore, les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles. Sans parler des séquestrations, qui obéissent à des règles particulières.
Bon, soyons clairs, malgré l’espoir de mon équipe de débusquer l’affaire criminelle du siècle, je n’ai aucune chance que mon sac d’os soit la conséquence d’un crime contre l’humanité. Vu que le sac-poubelle en plastique est une invention toute récente et que cela fait fort longtemps qu’il n’y a pas eu d’extermination dans le Poitou. Sauf celle de sangliers lors de battues administratives.
Comment savoir si le propriétaire de l’un de ces crânes est décédé il y a moins de trente ans ? L’interrogatoire de la victime s’avérant impossible, il nous faut trouver autre chose. Le problème, c’est la période qui nous intéresse. Un passé lointain, c’est facile. Une petite analyse isotopique au carbone 14 et le tour est joué, la réponse dissuadera définitivement les enquêteurs de rechercher un tueur en série de l’époque gallo-romaine. Un passé très récent, c’est actuellement du domaine de la recherche ou de la fiction. Pourquoi ne pas imaginer que la catastrophe de Tchernobyl (1986) a laissé quelques traces dans nos os sous forme de nucléotides radioactifs ? Mais « plus de trente ans » ? C’est un problème pour la science, typiquement le genre de question qu’un légiste n’aime pas trop. Or la réponse est urgente. Comme toujours. Car l’avenir du chantier est en jeu. Faut-il poursuivre les fouilles ?
À défaut de technique accessible, je pars sur un terrain que je maîtrise. Les dents, une de mes premières passions, qui date de l’époque où je soignais les vivants.
À l’œil nu, déjà, une première évidence s’impose : il n’y a que de très rares caries, d’ailleurs minuscules, et surtout aucun soin dentaire. Pas la plus petite trace du moindre soin. Des dents en parfait état. Circonstance rare dans la France des XXe et XXIe siècles.
Seconde phase : l’examen à la loupe binoculaire stéréoscopique. Le bonheur du légiste, cet instrument. J’ai choisi un zoom qui fait varier le grossissement de six à soixante fois. Et là, une autre évidence se fait jour. Toutes les quenottes que j’examine présentent une usure importante de leur émail sur les surfaces de mastication. Y compris chez les enfants. Ce caractère particulier traduit un régime alimentaire riche en éléments durs qu’il faut mâcher avec énergie, ou contenant de minuscules poussières minérales. On retrouve cette usure sur des dents très anciennes, plusieurs milliers d’années, liée à la consommation de céréales broyées sur des pierres ou de racines résistantes. Plus récemment, les farines obtenues par les meules de pierre contenaient toujours une petite quantité de poussière de roche qui, lors de la mastication, avait une action abrasive. Bref, tout cela évoque pour moi une période ancienne, largement antérieure aux trente dernières années. Le Moyen Âge aurait ma préférence.
J’en suis là de mes réflexions lorsque Sophie, qui s’intéresse depuis un moment à quelques morceaux de papier journal retrouvés au beau milieu du tas d’os, se redresse et pousse un cri.
— J’ai trouvé !
Le bras droit levé, elle agite un fragment en guise de trophée.
— Le 17 février 1973 !
— Pardon ? Vous pouvez nous expliquer ?
— Le 17 février 1973, c’est écrit sur le journal, là. Regardez, chef. Les os ont été mis dans le sac ce jour-là.
— Quelle précision ! Ils ont écrit dans le journal qu’ils mettaient les os dans un sac-poubelle ce jour-là ?
— Moquez-vous. En attendant, j’ai trouvé.
— Bon, le raisonnement est un peu rapide, la précision un peu excessive, mais c’est un élément intéressant.
Joignant le geste à la parole, Sophie me montre le morceau de papier imprimé. Cette date renvoie, à quelques jours près, à plus de trente années en arrière, au grand soulagement des gendarmes présents. Surtout, elle correspond à une période de travaux pour la construction du lycée. Or il a été implanté sur le site d’un ancien monastère, architecture religieuse connue pour être habituellement associée à un ou des cimetières.
Nous pouvons enfin établir un scénario cohérent. 1973 : des travaux de terrassement pour le chauffage du lycée ouvrent accidentellement quelques vieilles tombes d’un ancien cimetière oublié du monastère. Ces tombes sont anciennes, sans doute du Moyen Âge. Les os sont rassemblés, mais la découverte est vite dissimulée. Car des os, dans une région d’art roman, de cimetières mérovingiens, de lazarets, ce n’est pas ce qui manque. Alors, s’il fallait tout arrêter à chaque fois…
L’hypothèse du serial killer s’évanouit. Les travaux peuvent reprendre.
Os en garde à vue
Le transport de restes humains d’origine indéterminée est une activité à haut risque. Cet automobiliste lambda, qui remonte du Sud-Ouest et se dirige vers la Belgique au volant de sa berline, ne va pas tarder à l’apprendre à ses dépens. Mais pour l’instant, son souci est de dormir. Il est près de 2 heures du matin, il roule depuis des heures sur l’autoroute, la fatigue commence à se faire sentir. Justement, à quelques kilomètres au sud de Poitiers, sur l’A10, une aire de repos est annoncée. Il se met sur la file de droite, décélère et vient se ranger dans un coin tranquille. Contact coupé, l’homme incline le dossier de son siège. Il ne lui faut pas longtemps pour basculer dans le sommeil.
De nombreuses séquences de ronflements plus tard, le sommeil l’empêche de voir venir derrière sa voiture un véhicule qui serait banal s’il n’arrivait moteur au ralenti, discrètement signalé par ses veilleuses. Trois hommes en sortent silencieusement. Des hommes armés. Quelques coups secs et répétés tapés sur sa vitre arrachent notre ronfleur au merveilleux monde du rêve. Ouvrant les yeux, il a la peur de sa vie. La réalité est en uniforme.
— Bonsoir, c’est la douane. Vos papiers, s’il vous plaît.
Dehors, les trois silhouettes en pantalon à galon rouge le toisent. L’une, munie d’une forte lampe torche, balaie l’habitacle d’un faisceau de lumière crue. Encore dans les brumes de sa courte nuit, le conducteur extrait péniblement de sa poche un portefeuille fatigué, lui aussi, dont il extrait les documents. Pendant que l’un des douaniers se plonge dans l’examen détaillé du permis et de la carte grise, un autre reprend la main.
— Vous pouvez ouvrir le coffre du véhicule ?
Le mode interrogatif n’est d’ailleurs que de pure forme, la demande s’apparentant plus à un ordre qu’à une prière à saint Antoine de Padoue. Le contrôlé croit avoir quelques souvenirs de droit pénal enseigné au comptoir du Balto, son bar-tabac préféré, et bafouille :
— Heu, vous n’avez pas le droit.
— Ben si.
Cette fois, le ton est péremptoire. Mauvaise pioche. Un douanier a presque tous les droits, et surtout celui de fouiller votre véhicule. Il ne reste au malheureux qu’à obtempérer. Il le fait avec une telle mauvaise grâce que les gabelous tiquent. Ce citoyen a visiblement quelque chose à cacher. Ça sent la belle prise, qui sait, peut-être la prime ? Les képis observent avec une attention redoublée l’ouverture de la malle arrière. L’ambiance devient fiévreuse[5].
La fouille est rapide. Deux sacs de voyage, un bidon d’huile, une vieille couverture, une bouteille d’eau en plastique vide. Rien que le contenu ordinaire d’un coffre de voiture. À un détail près. Ce coffre en bois, placé sous les sacs, qui attire immédiatement l’œil des professionnels.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Heu, des souvenirs pour mon petit-fils.
— Ouvrez.
— C’est juste des souvenirs, on a ça dans la famille depuis des générations…
Cette fois, les douaniers en sont sûrs, ils tiennent un client.
— Bien sûr. Des souvenirs. Ouvrez, s’il vous plaît, et sans discuter.
Puisque c’est demandé si gentiment, l’automobiliste s’exécute. Il manœuvre le loquet, bascule le couvercle. Le faisceau puissant de la torche douanière éclaire violemment un paquet d’ossements bien rangés, surmontés d’un crâne qui sourit de toutes ses dents.
— Intéressants, les souvenirs de famille, lâche celui des gabelous qui a de la conversation.
Le moins bavard fait un effort et s’adresse aux deux autres.
— Ça me rappelle cette vieille histoire, quand il y avait encore la frontière. La belle époque. Vous vous souvenez, cette famille en vacances dans un camping en Espagne ? Et la grand-mère qui casse sa pipe là-bas ?
— Oui, pour éviter les frais et les problèmes à la frontière, ils sont revenus en France avec l’aïeule enroulée dans la toile de tente fixée sur la galerie du toit.
— Ouais ! Et à peine passé la frontière, ils sont allés au troquet pour libérer leurs angoisses dans l’alcool. Sauf qu’ils avaient laissé les clés sur le contact, t’as un couillon qui a piqué la voiture ! Je te raconte pas les explications, au poste !
— Vous pouvez nous dire ce que ces os font dans votre voiture ?
— Je vous l’ai dit, c’est pour mon petit-fils. Il fait ses études de médecine en Belgique et il en a besoin pour réviser son anatomie.
— En Belgique ?
— Ben oui, en Belgique.
— Et vous, vous venez d’où ?
— Du Pays basque.
— Français ou espagnol ?
— À votre avis ? Mes papiers, ils sont bien français, non ?
— Oui, mais le Pays basque, lui, il peut être français ou espagnol.
— Non, le Pays basque, il est basque.
— Vous êtes de l’ETA ?
La question est pour le moins directe, la réponse également :
— Putain, les douaniers, c’est bien tous les mêmes, que ce soit ici ou ailleurs !
— Vous nous avez traités de putains ?
Le douanier est joueur, et pour l’instant, il chauffe son client. Celui-ci, encore embrumé, n’a pas remarqué les sourires ironiques des gabelous.
— Et vous les avez trouvés où, ces os ?
— Ils sont dans la famille depuis des générations. Mon père me les a donnés, et maintenant, je les porte à mon petit-fils qui fait ses études de médecine en Belgique.
Le transporteur de squelette a beau se répéter, il ne parvient pas à convaincre les douaniers. Pas plus que les gendarmes, appelés à la rescousse, qui décident de placer tout le monde, vivant et mort, en garde à vue, le temps d’y voir plus clair.
À la gendarmerie, où l’on reprend les interrogatoires depuis le début, la destination belge de l’interpellé fait tiquer les enquêteurs. Le nord de la France et la Belgique sont en pleine affaire Fourniret. Et si le type aux ossements était un serial killer se baladant avec les restes de ses victimes ? L’ambiance devient pesante dans les locaux de la brigade de recherches. Le procureur, avisé, demande qu’on le tienne au courant. Ça se gâte pour l’automobiliste, qui doit maintenant faire face aux salves de questions.
— Pour ces os, vous avez des factures ?
— Ben non, comment vous voulez que j’aie une facture. Ça fait tellement longtemps qu’on les a.
— Quelqu’un peut en témoigner ?
— Heu, pas à Poitiers, en tout cas.
Face à ces tergiversations, le procureur demande une expertise « en urgence » qui me tire du lit à l’aube. Le jour est à peine levé quand le gendarme arrive au CHU avec le précieux coffret de bois. J’ai préparé le café pour mon visiteur. C’est « Kirikou » qui a hérité de la corvée. Le surnom étonne, s’agissant d’un représentant de la maréchaussée, mais il lui va comme un gant. Il semblerait, selon des sources obscures, que ce surnom lui ait été attribué par mon unité. Sans que je sache qui en est à l’origine. Il faut dire que depuis que nous le connaissons, chacune de ses visites dans l’unité est un rayon de soleil dans notre monde obscur : c’est que le garçon est petit et gentil, comme le héros du dessin animé. D’où Kirikou. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir une grande compétence en matière criminelle. La mission, telle qu’elle m’est parvenue sur le fax à en-tête du palais de justice, me demande de « dire, dans les délais d’une garde à vue, si ces ossements humains peuvent provenir d’un laboratoire d’anatomie et être destinés à l’apprentissage de l’anatomie ». Il n’y a plus qu’à, surtout que le texte ne précise pas si les vingt-quatre premières heures de garde à vue vont être ou non prolongées.
Premier élément intéressant, la caisse. Il s’agit d’un coffret de bois, patiné par le temps, portant sur sa face avant une inscription à demi effacée. On peut encore lire : « laboratoire d’a… » La suite a disparu, mais la probabilité pour qu’il s’agisse d’un « laboratoire d’anatomie » n’est pas nulle.
L’examen du contenu réserve une première surprise. Je suis face à des éléments provenant d’au moins trois squelettes différents, d’après les colorations. La plupart des os sont recouverts d’une patine foncée, d’aspect gras, caractéristique des os qui ont été longuement manipulés. Sur leurs surfaces, les crêtes d’insertion des muscles ont été soulignées à l’aide d’un trait à l’encre, et les zones d’insertion des muscles sont entourées au crayon rouge. Pour tous ces éléments, le doute n’est pas permis : ils proviennent bien d’un laboratoire d’anatomie et ont été étudiés par des générations d’apprentis carabins.
En revanche, quelques ossements ont moins fière allure. Ils sont en mauvais état, leurs extrémités s’effritent. Certains ont même quelques fragments de terre encore accrochés à leur surface. Ceux-là sortent manifestement de terre.
À 10 heures du matin, je peux annoncer mes conclusions provisoires : il existe deux groupes d’os. Des pièces préparées par un laboratoire spécialisé et ayant déjà servi à l’enseignement. Et des pièces extraites très vraisemblablement d’un cimetière.
Je referme la boîte qui repart avec Kirikou. Vu mes conclusions, le procureur fait libérer le bonhomme. Mais sans son précieux coffre qui reste sous scellés le temps que j’écrive le rapport définitif.
Fort marri, l’homme va rejoindre son petit-fils sans le cadeau qu’il lui avait promis. Déçu et se sentant spolié de ce qui était en quelque sorte son « héritage », le futur médecin n’en reste pas là. Il envoie une belle lettre à « Monsieur le Directeur de l’institut médico-légal du Poitou-Charentes ». Ce jour-là, j’ai pris du galon ! Demandant la restitution de son bien, il argumente. S’il étudie la médecine en Belgique, c’est parce qu’il a raté deux fois de suite le concours d’accès aux études médicales en France, ce qui lui barrait définitivement la route. Mais tenant absolument à embrasser la carrière, il s’est exilé du côté de Bruxelles, dont les facultés accueillent alors sans trop de formalité les étudiants français (ce n’est plus tout à fait vrai aujourd’hui). Quant au coffret d’os, en possession de la famille depuis des lustres, il était bel et bien destiné à son apprentissage de l’anatomie.
Le parquet, informé de cette démarche et constatant l’absence de toute infraction, donnera son accord pour la restitution.
Partie de foot
Tout commence en Charente, dans un lotissement en cours de construction. Quelques pavillons sont déjà sortis de terre. D’autres en sont encore aux fondations qu’une énorme pelle mécanique creuse sans discontinuer, extrayant des mètres cubes de terre de ce qui était encore, il y a quelques mois, un paisible pâturage à l’orée du bourg. Ces déblais forment dans chaque parcelle de petites collines artificielles que les enfants des premiers occupants du lieu s’empressent de monter et de descendre sur leurs bicyclettes.
C’est l’un de ces cascadeurs en culotte courte qui fait la découverte.
— Hé ! Les gars, regardez, un ballon.
Émergeant du remblai, une forme blanche et arrondie laisse entrevoir la possibilité d’une partie de foot. Aussitôt, quelques gamins sautent de vélo et entreprennent d’extraire l’objet du désir coincé dans sa gangue argileuse. Après de rudes efforts, la chose sort enfin de son trou. Oh, surprise ! Ce n’est pas le ballon tant espéré, mais un crâne qui s’offre à eux. Le doute n’est guère possible, avec ces deux orbites vides et les dents bien visibles sur la mâchoire supérieure. Mais la mandibule, elle, est absente. Le choix est vite fait. Jouer aux pirates sans fémurs ni tibias est impossible, ce serait un manque de respect vis-à-vis du drapeau. Loin de se laisser gagner par la déception, les mômes se précipitent sur le terrain improvisé, la boule en os au crâne rempli d’argile sous le bras. Le match peut commencer. Mais dès les premières passes, les joueurs déchantent. Ce machin ne rebondit pas bien, ses trajectoires sont totalement imprévisibles, sans compter le drôle de bruit, quand on shoote dedans. Ils en sont à se dire que, finalement, le vélo sur les buttes de terre est bien plus amusant, lorsque déboule l’un des parents de la marmaille. L’adulte suspend immédiatement la rencontre, confisque le ballon et téléphone aux gendarmes. Fin de partie et début des investigations.
Cette fois-ci, les gendarmes n’ont pas de doute, l’affaire est criminelle. Un bel impact de balle a fait un beau trou bien rond de 9 millimètres de diamètre dans la tempe droite. À l’opposé, un autre trou, ovale, plus grand, a emporté l’os en le faisant éclater vers l’extérieur. Déception des militaires : la balle est perdue. Après une brève exploration des lieux de découverte, un principe de réalité élémentaire s’impose : on ne va pas retourner tout le terrain pour retrouver les autres os. Vu la surface du lotissement et ce qui a déjà été construit, la manœuvre est par avance vouée à l’échec.
Du coup, j’hérite très vite du ballon. La mission est simple : déterminer l’identité de la victime et rechercher les causes et les circonstances de la mort. Bon, pour le second point, j’ai l’impression que l’on se moque gentiment de moi et que l’on a déjà la réponse. Quoique : pour la cause, OK. Une balle, un trajet cérébral et les lésions qui vont avec, donc un décès par arme à feu. Je m’étonne moi-même de mon talent divinatoire. Mais pour l’autre partie de la question, c’est plus complexe. Car j’ai plusieurs hypothèses que j’énonce très vite : un meurtre (abréviation judiciaire du terme « homicide volontaire »), un accident ou… un suicide. Difficile de faire le distinguo au premier coup d’œil. Au travail !
La forme et le volume de ce crâne sont caractéristiques du genre féminin. En particulier, la taille des apophyses mastoïdes, ces bosses osseuses dures situées en arrière et au-dessous des oreilles et sur lesquelles s’insèrent les muscles du cou, ne laisse aucun doute. Celles-ci sont beaucoup plus courtes que chez un mâle. Même chose pour la capacité crânienne, statistiquement inférieure chez les sujets féminins, ce qui ne préjuge en rien de l’intelligence du contenu. Je précise qu’ici j’ai d’abord ôté l’argile ! Des soins dentaires indiquent clairement qu’il ne s’agit pas d’un reste ancien extrait d’un antique cimetière. Et vu la qualité et le type de soins, ainsi que les matériaux utilisés, cette fois, il n’y a pas de doute, la mort est récente. Moins de trente ans, peut-être moins de dix.
De leur côté, les enquêteurs se sont quand même lancés à la recherche du squelette correspondant. Mais le tamisage de la quasi-totalité du remblai n’a rien donné. Tout comme les tentatives pour essayer de savoir de quelle parcelle provenait la terre. Ne reste, pour tenter d’éclaircir cette affaire, que le crâne désormais en ma possession.
À deux, on réfléchit mieux et on a plus d’idées. J’appelle à la rescousse mon ami Pierre Fronty, chirurgien-dentiste et expert, mon grand complice dans des aventures extraordinaires comme le crash de l’A10 en 2002 ou les travaux sur les dysplasies d’Abel, l’australopithèque tchadien découvert par Michel Brunet.
Nous entreprenons l’étude détaillée de la dentition du maxillaire supérieur. Il ne manque que deux dents, tombées après la mort. De nombreux soins témoignent de la fréquentation régulière des dentistes. L’évolution des techniques dentaires permet de repérer trois grandes périodes de soins. La plus ancienne comprend des amalgames devenus friables (le terme grand public est « plombages ») et une couronne en or entièrement façonnée à la main. Du travail d’orfèvre. À l’époque, point de mondialisation pour la fabrication des couronnes et bridges dentaires, pas de tourisme médical en Inde. C’est du « made in France » en deux parties : le tour de la couronne, à partir d’un ruban d’or, ajusté à la pince sur la dent, et la surface de mastication, une tablette soudée à la partie supérieure de la bague. Cette technique artisanale et fort coûteuse, réservée à une clientèle haut de gamme, remonte à plusieurs dizaines d’années.
D’autres prothèses, en acier celles-là, sont de facture moins ancienne. Elles ont été fabriquées à partir d’une empreinte du moignon de la dent dont on a tiré un moulage en plâtre. Sur ce moulage, le prothésiste a sculpté une dent en cire, mise en moufle pour la coulée du métal en fusion. C’est la technique de la cire perdue, beaucoup moins onéreuse et plus récente que la précédente.
Enfin, des couronnes « céramo-métalliques » témoignent de soins récents. Ces prothèses sont faites d’un support métallique recouvert de plusieurs couches d’émail. Les couronnes ont ainsi une teinte quasi identique à celle du reste de la dentition.
Conclusion de notre étude : ces soins montrent que nous avons affaire à une femme d’un certain âge, entre 50 et 60 ans, qui a connu au moins trois phases de soins dentaires, avec peut-être des praticiens différents. De quoi orienter les recherches des enquêteurs !
Patients et tenaces, ceux-ci épluchent alors tous les dossiers de disparitions de la région. Ils exhument de leurs cartons une affaire de disparition inquiétante signalée par un mari, quelques années auparavant. À partir de cette identité présumée, tout est plus facile et tout va plus vite. Les enquêteurs saisissent ses dossiers dentaires et son dossier médical d’hospitalisation qui faisait suite à une chute violente. Voilà suffisamment d’éléments pour poursuivre nos investigations médico-légales. Ce que l’on appelle la phase comparative : retrouverons-nous dans les dossiers la trace de ces soins ?
Mais les annotations reportées par les différents chirurgiens-dentistes dans leurs dossiers sont parfois imprécises et ne permettent pas d’affirmer avec une certitude scientifique que le crâne est bien celui de la disparue. Rien d’incompatible, mais il manque des éléments de comparaison. Le doute persiste, que pourrait lever une radiographie du crâne retrouvée dans le dossier médical. En possession de ce document et de la pièce à conviction, nous nous rendons chez un ami radiologue, qui fait une radiographie de comparaison.
Nous sommes quasiment sûrs d’être sur la bonne piste. C’est dire si nous tombons de haut devant les deux radios placées côte à côte sur le négatoscope. À gauche, l’ante mortem, le cliché du dossier médical. À droite, le post mortem, celui que vient de faire notre radiologue. Et ça ne colle pas ! Il y a bien un air de famille, mais les deux images sont impossibles à superposer. Les sinus frontaux, en particulier, ne sont pas de la même taille. Nous nous gratterions encore la tête devant ce mystère sans le manipulateur radio qui arrive derrière nous, jette un œil sur les clichés et lance immédiatement :
— C’est le même malade. Mais l’incidence n’est pas la même. À gauche, c’est un occiput-plaque, à droite un front-plaque. L’inverse, quoi. Il faut refaire le cliché.
— Nous n’avons rien compris.
Il nous explique :
— Votre cliente était tombée sur l’arrière du crâne, l’occiput. Pour rechercher une fracture, le radiologue a mis l’occiput au contact de la plaque. Nous, sur votre ballon, nous avons mis le front au contact de la plaque. Pas l’occiput. Moralité : les images sont déformées. C’est pour cela que vous avez un air de famille. Mais c’est bien le même client, regardez les sinus frontaux : ils n’ont pas la même taille, mais ils ont la même forme.
Nouvel occiput-plaque sur le ballon : parfait ! les deux images sont absolument concordantes.
Confronté à ces éléments accablants, le mari finit par avouer le meurtre de son épouse. Il sera condamné à trente ans de réclusion par la cour d’assises.