25.
Mystère médical
L’union des cerveaux faisant la force de déduction, mon équipe est rassemblée au grand complet dans la salle d’enquête. La cafetière tourne à plein rendement, crachant son jus noir et brûlant sans discontinuer. Chacun puise à tour de rôle sa ration de caféine, comme pour y chercher un peu d’inspiration. Sans grand résultat pour le moment : au mur, le grand tableau blanc est vierge de toute inscription.
Depuis bientôt un quart d’heure, Marie expose le cas de Jenny. Le mal mystérieux dont elle souffre a-t-il pu être causé par une intervention extérieure, et ce, dans une intention criminelle ? Voilà la question que pose la gendarmerie. Pas simple. En plus, j’ai loupé le début de l’exposé, coincé au téléphone par un juge d’instruction. Mais écoutons Marie.
— Donc, je reprends tout pour le chef qui n’était pas là. Il s’agit d’une jeune femme de 20 ans. L’histoire commence il y a quelques semaines, quand elle sort en boîte avec son frère et des copines.
— Ça y est, je vois le tableau. C’est le videur, hein ? Dans les boîtes, d’habitude, ce sont les videurs qui nous servent de fournisseurs !
— Eh non, pas cette fois. D’après les gendarmes, vers 3 heures du matin, elle se fait bousculer et ressent une violente douleur dans le dos, à l’épaule. Comme une piqûre à travers son top noir. Elle se retourne, mais il y a trop de monde pour distinguer quoi que ce soit. Du coup, elle sort prendre l’air avec ses copines. Elles fument leurs cigarettes, et comme elle a toujours mal, que cela la brûle dans l’épaule, elle soulève ses vêtements.
— Ah bon ? Elle n’était pas déjà à poil ?
C’est Brad qui ne peut pas s’empêcher.
— Pff ! T’es pas léger et ça recommence : à peine ai-je commencé que tu m’interromps déjà ! Chef, faites quelque chose !
— Ah bon ? Elle n’était pas à poil ?
— Vous n’allez pas vous y mettre aussi !
— Euh… Je voulais dire : la cigarette, ce n’était pas plutôt un joint ?
— C’est important ?
— Je ne sais pas, continuez, on verra après.
— Bref, ses copines affirment avoir vu un point avec, autour, comme un carré ou un losange.
— Un point ? En pleine nuit ? Bourrées ? Quel œil !
— Pourquoi bourrées ? Ce n’est pas ce que vous croyez, les boîtes !
— Mouais, quand même ! Ma maman m’a toujours dit de me méfier…
Marie ne commente pas et continue :
— De fait, comme c’est pour le moins curieux, elle le montre au videur de la boîte qui pose le bout incandescent de sa cigarette dessus, « pour tuer le venin », d’après sa déposition aux gendarmes. À trois reprises.
— C’est malin ! Encore un couillon qui a lu n’importe quoi sur Internet ! Moralité, je suppose que maintenant on a une splendide brûlure à la place de la piqûre et que la piqûre, on ne la voit plus ? J’espère qu’ils l’ont mis en garde à vue.
— Vous êtes sérieux ? Pour une brûlure ?
— Mais non, pas pour la brûlure. Pour destruction de preuve !
Silence de Marie qui, de son écriture élégante, note sur le tableau blanc : « piqûre ». Jusque-là, rien de spécial. Tout le monde attend la suite.
— Vous oubliez de marquer l’essentiel !
— L’essentiel ? La brûlure ?
— Non. Marquez : « niche-club ».
— Niche-club ?
— Oui, le niiiight, quoi. « Le soir, j’vais au niiiight »… Night-club, quoi…
— C’est ringard, night-club. De nos jours, on dit : « On va en boîte », me sort Marie.
— Arghhhh, c’est pas gentil de me rappeler mon grand âge !
— Vous n’aimez pas aller en boîte ?
— Dans les niches-clubs ? J’y mets jamais les pieds. Trop dangereux !
— Trop dangereux ? Vous chassez le gros, vous faites de la plongée sur des épaves, du ski hors piste, sans parler de la moto, et c’est d’aller en boîte qui est dangereux ?
— Ce n’est pas dangereux, le hors-piste. Il faut juste ne pas le faire n’importe comment ni avec n’importe qui.
— C’est pas dangereux, d’aller en boîte ! renchérissent Brad et Pitt à l’unisson.
— Évidemment, pour les dragueurs invétérés comme vous, pour les accros au cannabis et les trafiquants… Ben si, c’est dangereux. La preuve : elle va en boîte, elle se retrouve en réa et, avec un peu de chance, elle va finir en boîte. Mais pas la même.
— Je peux continuer ? s’impatiente Marie. Quelques minutes plus tard, elle rentre dans la boîte où elle fait un malaise. Le videur la sort dans ses bras et l’allonge par terre. Elle a des difficultés pour respirer, puis elle est prise de violents tremblements des membres. Les pompiers sont appelés et finalement le Samu intervient. Jenny est évacuée au centre hospitalier d’à côté.
— Des commentaires dans la salle ?
— C’est trop tôt, chef !
— Trop tôt ? Ben, quand même, il est presque 10 heures… Vous n’êtes pas réveillés ?
— Non, trop tôt dans l’exposé.
— Pas du tout. Vous pouvez au moins me faire un premier commentaire.
— En dehors de « Faut pas aller en boîte, c’est dangereux », je ne vois pas, se hasarde Brad.
— Eh bien, ces informations sont des témoignages.
Silence général dans la salle.
— Ah oui, forcément, « tout le monde ment », hein, c’est votre truc, ça ?
— Poursuivez.
Bref, lorsqu’elle arrive à l’hôpital, Jenny est confuse, somnolente, prise de mouvements myocloniques, elle se plaint de douleurs thoraciques et a du mal à respirer.
— C’est quoi, des mouvements myocloniques ? interroge Pitt.
— C’est le mot savant pour des tremblements. Je sens qu’on n’a pas fini avec vous, pour ce qui est des explications. Bon. Pitt, vous allez faire le naïf, celui qui n’y connaît rien. Comme juriste, on ne peut pas vous le reprocher. Si ce n’est pas clair pour vous, cela ne le sera pour personne !
— Je peux faire un commentaire ? Ça aussi, ce sont des témoignages ! lance Pitt.
— Non, ça, ce sont des informations médicales.
— Aux urgences, les analyses sanguines ne trouvent pas de consommation de cannabis, mais…
— Ah bon ? Tiens, ça m’étonne. Je croyais qu’en boîte…
Marie ne relève pas
— … mais une légère alcoolisation à un gramme par litre, sans…
— Oui, c’est ça ! J’me disais bien que j’oubliais quelque chose ! En plus du sexe, de la drogue et des trafiquants, dans les boîtes, il y a de l’alcool ! Mais là, par contre, c’est pas dangereux, c’est bien connu… surtout à un gramme par litre.
— … sans autre signe biologique anormal. Jenny est placée sous surveillance. Sans traitement.
Marie marque une pause. Toujours aucun commentaire dans la salle.
— Selon le dossier, la sortie de crise est difficile, elle est confuse, agressive, s’oppose au personnel. Les infirmiers de psychiatrie interviennent. Puis c’est le retour au calme.
— On peut faire des hypothèses ou c’est trop tôt ?
— Attendez, ce n’est pas fini, s’exclame Marie. Comme les médecins ne trouvent rien d’anormal, Jenny rentre chez sa mère en fin d’après-midi. Fatiguée, elle ne mange rien, ne boit rien.
— Bon, et jusque-là elle n’a eu aucun traitement. Vous confirmez ?
— Oui.
— Marquez au tableau. On ne sait jamais.
— Vers minuit, retour des myoclonies, accompagnées de vertiges et de sensations étranges sur la peau. Sa mère l’amène aux urgences de l’hôpital, un autre, celui près de chez sa mère. Cette fois, il y a un traitement : Rivotr…
— Stoooop ! Stop.
— Pourquoi ?
— Oui, pourquoi ? Allez, faites travailler les méninges ! À propos de méninges, ce jour-là et ceux d’avant, elle a eu de la fièvre ou non ?
— Ce n’est pas mentionné dans le dossier.
— Ben voilà ! Donc on n’a pas le moyen de savoir s’ils ont pris ou non la température.
— À l’hôpital ? Il n’y a qu’à leur demander !
— Et s’ils s’en souviennent, ils vont vous répondre qu’ils ne l’ont pas prise ? Vous rêvez !
— Ben… pourquoi ils ne vous le diraient pas ?
— Parce que, s’ils ne l’ont pas fait, c’est une connerie. Bon, écrivez « fièvre » avec un énorme point d’interrogation. Et maintenant, vous remplissez le beau tableau de vos brillantes hypothèses.
— Mais pourquoi maintenant ? Il s’est passé plein de choses après !
— Qui vous a dit ça ?
— Marie, quand vous étiez au téléphone. Et les gendarmes…
— Ils caftent, les gendarmes, maintenant ?
— Euh…
— Je vois ! Vous leur avez demandé !
— C’est pas interdit ! En attendant, pourquoi devons-nous développer nos hypothèses maintenant ?
— Bien, je vais être bon prince, je vous le dis : parce que jusque-là elle n’a pas eu de traitement. Les signes sont purs. Dès qu’elle va en avoir un, nous risquons de rentrer dans une cascade de problèmes intriqués.
— Des effets iatrogènes ! Bien sûr ! s’exclame Sébastien, mon assistant spécialiste, jusque-là silencieux.
— Iatrogènes ? C’est bien des effets dus aux médicaments ? demande Pitt ?
— Tout à fait. Pour le naïf de la bande, vous n’êtes pas mal. Alors, le diagnostic ?
— Quoi, vous avez déjà des idées ?
— Et vous, vous, là, l’équipe, vous n’en avez pas ? Bon, je résume. Dans l’ordre : alcool, niche-club, alcool, piquouze, brûlures, myoclonies, confusion, somnolence, douleurs thoraciques, puis agressivité au réveil. Grosse fatigue et retour chez maman. Rebelote pour les myoclonies avec en prime des vertiges et des sensations étranges sur la peau. Avec ou sans fièvre. Qui qu’a des idées ? Personne ?
Un lourd silence s’installe.
— Allez, lâchez-vous !… Bon, pas tous en même temps…
— La confusion, la somnolence… C’est le cerveau !
— Pourquoi ?
— Ben, moi, quand j’ai la gueule de bois, c’est le cerveau, non ?
— Bon début. Pitt, un point, les autres, zéro !
— Tu parles d’une gueule de bois ! Et « cerveau » ce n’est pas un diagnostic, en plus, c’est évident ! lâche Brad.
— Ce n’est pas un diagnostic, mais c’est une piste ! Notez, Marie : « cerveau ». À défaut de mieux. Et rajoutez : « vertiges », « dysesthésies ».
— Dysesquoi ? s’inquiète Pitt.
— Dysesthésies, le mot savant pour « sensations étranges sur la peau ».
— C’est dans la tête, les sensations étranges. J’ai trouvé, c’est une folle dingue ! s’énerve Brad.
— La dengue ? Non, ça ne colle pas. Ou alors une dengue hémorragique avec une hémorragie cérébrale, mais c’est tordu. Faudrait publier, et en ce moment, on n’a pas le temps. Ce n’est pas ça.
— Non, pas la dengue, la dingue, c’est une dingue, une cinglée ! C’est dingue, vous le faites exprès ou quoi ?
— Une dengue dingue ? Pff, ça, c’est grave ! Oui, je le fais exprès. Vous dormez, ce matin ! Tous ! Faut bien que je vous réveille puisque le café n’y arrive pas !
— Forcément, on a passé la nuit sur une scène de crime. Une histoire de bondage qui a mal tourné…, s’exclame Marie
— Hein ? Ce n’est pas vrai ?
— Ben si !
— Et vous ne m’avez pas appelé ? Un bondage qui tourne mal ! Mon rêve ! La visite du donjon, la descente dans les caves, les croix de Saint-André, les chaînes, les cages, le pilori… Et le clou du spectacle : maîtresse Marie, la dominatrice à qui on va passer les menottes…
Toute l’équipe s’esclaffe et Marie pique un fard.
— Elle vous fait marcher, cafte Pitt, on a juste passé la soirée ensemble dans une boîte !
— Mon équipe au niche-club ! Merde… La boîte de Jenny ?
— Non, on n’est pas fou…
— Y a des jours, je me demande… Bon, Pitt a perdu son point.
— Pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ?
— Vous avez cafté. C’est pas bien de cafter. Du coup, je suis déçu, j’aurais bien aimé un petit bondage criminel… Par contre, je mets un point pour Marie.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’elle a fait ?
— Elle a réussi à me faire croire son truc de bondage. Ça vaut bien un point. Bon, vous êtes tous réveillés, maintenant ? Parfait, on continue ! Tour de table, je vous prie.
Commence un de mes jeux préférés : le premier qui n’émet pas d’hypothèse apporte le petit-déjeuner la semaine suivante. Un jeu très stimulant !
— Brad ?
— J’ai déjà donné une piste : c’est une barge. Une folle, quoi.
— Pitt ?
— Pareil, c’est le cerveau
— Bon, vu votre niveau médical, la réponse est correcte.
— Alexia ?
— Conversion hystérique.
— Pff ! Ça fait double emploi avec « c’est une barge », non ?
— Non, une barge c’est un trait de personnalité. Une conversion hystérique, c’est un vrai diagnostic.
— OK. Sébastien ?
— Une allergie : elle se fait piquer par un insecte, elle l’a déjà été il y a quelques mois par une guêpe. La baisse de tension explique le malaise. Comme celle-ci persiste, son cerveau est mal irrigué et elle convulse.
— Pas mal. Intéressant, même. Mais à 3 heures du matin ? À cette heure-là, les guêpes dorment…
— Et les taons ? poursuit notre juriste.
— Oui, chef, là, c’est vrai, même à 3 heures du matin, il y en a plein dans les boîtes ! s’esclaffe Brad.
— Des taons ?
— Ben oui, chef, des thons ! Des thons en boîte !
— C’est fin ! Non, on peut raisonnablement éliminer un insecte ou un animal. Marie, à vous.
— Non, chef, moi, ça ne compte pas, je connais tout le dossier. Des hypothèses, il y en a dix pages possibles et je les connais par cœur…
— Hou là, tant que cela ? Bon, OK, Marie est dispensée. On poursuit.
Marie reprend son histoire. Une histoire terrifiante. Ses phrases courtes résument à grands traits une situation qui se complique d’heure en heure. Après une courte pause grâce au traitement anticonvulsivant, les myoclonies reprennent de plus belle. Au point que les médecins de l’hôpital, se sentant dépassés par le cas de Jenny, décident, en fin de matinée, de la faire transférer en réanimation au CHU de Poitiers.
Le tableau blanc n’est plus vierge et la liste s’allonge. « Cerveau » est entouré d’un grand cercle rouge. Tout tourne autour de ce mot.
À l’admission, l’interne de réanimation ne note rien de plus que ce que nous savons déjà. La belle brûlure au second degré est bien là, bien nette, bien ronde, de 5 millimètres de diamètre, avec à la pression un petit point de saignement central. Comme une piqûre recouverte par une brûlure. Quelques examens de routine sont demandés, histoire de vérifier encore les paramètres biologiques déjà contrôlés à deux reprises dans deux hôpitaux différents. Mais on ne sait jamais. Puis Jenny se fait oublier, dans sa somnolence et dans son lit, jusqu’à ce qu’un grand fracas alerte le personnel.
Marie note sur le tableau : « 13 heures, crise convulsive ».
— Bon, moi, je dis que c’est une épilepsie, s’exclame un peu rapidement Brad.
— Faut savoir ! C’est une dingue ou une épileptique ? Vous trichez ! Pour vous, c’était une histoire de diiiingue ! C’est diiiingue, cette histoire !
— J’ai le droit de changer d’avis, non ?
— Non. Moi, j’ai le droit, pas vous.
— Et pourquoi ?
— Parce que j’ai besoin qu’il y en ait un qui pense que c’est une dingue. Voilà pourquoi. Donc vous, Brad, vous êtes la dingue.
Éclat de rire général.
— Pff ! Tu parles d’un rôle !
— Alors, moi, je suis le cerveau ? s’interroge Pitt.
— Hum… en quelque sorte. Mais prenez pas la grosse tête : vous êtes un cerveau naïf, n’oubliez pas ! Bon, Marie, elle est comment, cette crise ?
Les infirmières qui accourent trouvent une malade aux yeux révulsés, la tête rejetée en arrière, agitée de mouvements incontrôlés. Comme dans les séries télévisées, au moment crucial. Sauf qu’ici la famille n’est pas là pour assister à l’agitation médicale !
L’électroencéphalogramme réalisé dans l’urgence ne révèle aucune trace de foyer épileptogène. Le scanner du cerveau, lui aussi obtenu dans la foulée, est normal. La crise passe.
— Raté ! Ce n’est pas une épilepsie.
— Non, faux, si on avait trouvé un foyer, on évoquerait une épilepsie. Mais si on ne trouve rien, cela n’exclut pas ce diagnostic. Pour autant, on n’en sait pas plus !
Sur le tableau blanc, la liste des analyses et des examens ne cesse de s’allonger. Marie continue d’égrener la chronologie qui prend des allures de descente aux enfers. Malgré le traitement, les crises se succèdent maintenant à un rythme soutenu, au point qu’en fin d’après-midi les réanimateurs plongent Jenny dans un coma artificiel. Elle est intubée et ventilée.
— Intubée ? C’est quoi ça ? demande notre cerveau naïf.
— On lui met un tube dans la trachée pour lui permettre de respirer et on le branche sur une machine de ventilation artificielle.
Tout le monde évoque alors une encéphalite.
— Encéphalite ? C’est quoi ça encore ? demande notre cerveau naïf.
— En résumé, c’est le cerveau qui débloque. Mais il y a des pages de listes de causes. Les virus, les bactéries, certains toxiques, des maladies…, énonce Brad.
— C’est très résumé, mais il y a de cela… En tout cas, ça explique la suite des explorations. Pourtant, l’IRM ne retrouve rien, pas plus que les ponctions lombaires. Malgré cela, les réanimateurs vont rechercher tout ce qui peut entraîner cette pathologie, rajoute Marie.
Et quelle liste ! Surtout que, deux jours plus tard, Jenny choisit de monter sa température. À l’admission en réanimation, c’était un gentil et normal 37 °C. Maintenant, c’est 40 °C. Chouette : cette fois-ci, c’est une infection. La théorie de l’encéphalite virale prend de la promotion, d’autant plus que les hémocultures sont négatives. Marie reprend :
— Un petit quelque chose cloche cependant, une encéphalite virale à IRM et ponctions lombaires normales, c’est, comment dire, surprenant. Non, je dirais plutôt… bizarre ?
— Bizarre ? Vous avez dit…
— Oui, chef… j’ai dit.
Toujours est-il que les réanimateurs lancent une recherche tous azimuts. Et tant qu’à faire, pas seulement virale. Car la liste des candidats est longue ! Légionellose, streptocoques, maladie de Lyme, syphilis, hépatites B et C, VIH, HSV 1 et 2, VZV, Chlamydophila, pneumoniae et psittaci, rickettsies. La recherche du fameux agent reste muette.
Entre-temps, Jenny a eu la visite de sa maman. Qui a annoncé ses doutes (« On a empoisonné ma fille ! ») aux réanimateurs, lesquels sont vite passionnés par le côté policier du cas. Et c’est parti pour de nouvelles explorations. Cette fois-ci, c’est la recherche de toxiques qui prend le pas. En tête d’affiche : le chloralose, un raticide… parfois utilisé pour tuer les humains. Et tous les toxiques qui, comme lui, provoquent des convulsions. Rien. L’hypothèse tourne au bide. Quant aux autres toxiques, la recherche est largement positive : ranitidine, lidocaïne, nordiazépan, hydroxyzine, pour ne citer que ces molécules, mais en fait, c’est le traitement de réanimation qui en est à l’origine.
Une nouvelle hypothèse se fait jour : le produit a eu le temps de disparaître. Alors une traque à l’éprouvette s’ouvre, qui permet de récupérer les restes du petit tube de sang prélevé lors de la première hospitalisation, le jour de la piqûre. Rapatrié d’urgence à Poitiers et confié au labo de toxicologie, il ne parle pas.
Si nous ne savons toujours rien de la cause, en revanche, côté effets, cela ne s’arrange pas. Jenny a été sortie du coma. Elle a quelques hallucinations visuelles, ce qui lui vaut d’être mis sous Haldol, un médicament utilisé pour traiter les alcooliques, mais elle ne fait plus de myoclonies. La fièvre, qui a fini par tomber, remonte ensuite. Au neuvième jour qui suit sa soirée mémorable, elle se réveille avec le corps couvert de boutons rouges du plus bel effet, les paupières écarlates et les lèvres enflammées. Elle se plaint de douleurs abdominales, se met à cracher du sang. C’est la panique. Plus personne n’y comprend rien. Certains pointent du doigt de possibles effets secondaires des médicaments. Le traitement en cours est aussitôt suspendu, de nouvelles analyses sanguines sont ordonnées dans l’urgence.
L’état du foie se dégrade. Vite, une échographie abdominale : le foie est gonflé, la rate dilatée. C’est très embêtant. Vite, un scanner thoraco-abdominal : surprise, un épanchement pleural. Elle y a du liquide entre le poumon et la paroi du thorax, et des images suspectes à la base des poumons. Panique à bord. « C’est une tuberculose ! » La recherche du vilain bacille de Koch reste pourtant vaine.
Altération du foie associée aux signes précédents : on pense à une maladie de surcharge. Les examens complémentaires reprennent. Échec.
Petits boutons : on pense à une maladie auto-immune, et aussitôt, c’est la biopsie. Échec.
Jenny, qui n’est déjà pas en grande forme, passe un mauvais quart d’heure lors de la pause des deux drains que le chirurgien enfonce dans sa cage thoracique afin de vider le fameux épanchement. Le liquide pleural, analysé, se révèle parfaitement purulent. L’énigme s’épaissit. Tous les spécialistes du CHU sont consultés. Sans résultat. Jenny, qui souffre terriblement, reçoit un cocktail antidouleur puissant. Le mélange morphine-Perfalgan-Topalgic la soulage, mais la plonge dans un état de semi-conscience. Tout cela s’accompagnant, bien entendu, de difficultés respiratoires que les réanimateurs combattent en la plaçant sous oxygène. Ses globules rouges diminuent, signe d’une anémie inflammatoire. Ça va très mal.
La maman de Jenny est informée, en termes soigneusement pesés, de la situation très critique de sa fille et que « le pronostic vital est engagé ». D’autant que l’on ne sait toujours pas quelle est l’origine de tous ces maux.
Les jours passent et les investigations sont au point mort, malgré l’imagination des réanimateurs, associés dans leurs réflexions à moult spécialistes : parvovirus, rickettsies, hydatidose, Aspergillus, levure, toxoplasmose, Babesia… Rien. Ah si, amibiase positif ! Enfin une piste. Mais très vite sans suite : il s’agit d’un faux positif.
Puis Jenny est transférée dans le service des maladies infectieuses. Quelques heures plus tard, une brutale dégradation de son état respiratoire la renvoie en réanimation. Elle est de nouveau endormie et intubée. Sa température dépasse les 40 °C. Un traitement antibiotique est prescrit, tandis que les drains des poumons laissent toujours s’écouler un liquide purulent. Un nouveau scanner thoraco-abdominal montre même une augmentation de l’épanchement pleural « avec cloisonnement et bulles d’air ». Mauvais signe. Ces séparations vont empêcher les antibiotiques d’agir convenablement. Jenny va sans doute mourir.
Dans le même temps, les gendarmes attendent patiemment. Que nous nous décidions : maladie naturelle introuvable ou acte criminel ? Mais l’incompréhension des réanimateurs du CHU vaut bien celle de mon équipe.
Puis Jenny semble refaire surface. Alors je remets mon équipe sur le coup. Alexia est chargée de la recherche dans les revues médicales. Le mot-clé : « myoclonies » et/ou « convulsions ». Toutes les causes vont être recherchées. Après tout, c’est le principal symptôme, celui des débuts. Associé à la fameuse piqûre.
Marie et Sébastien ont pour mission de mener un interrogatoire serré de la victime, maintenant qu’elle a repris ses esprits. Je veux un interrogatoire policier.
Quant à moi, je préfère garder un peu de distance. Je ne rencontrerai d’ailleurs jamais la patiente.
Le résultat des investigations de Marie et de Sébastien me revient sous la forme de treize pages dactylographiées. Je ne suis pas superstitieux. Où l’on apprend qu’en mai elle s’est baignée dans une petite rivière locale, qu’en juin elle a vu son avant-bras gonfler alors qu’elle jardinait. Elle a voyagé les six mois précédents dans quelques pays de l’Union européenne. Elle fume occasionnellement du cannabis. Je finis par tout savoir de sa vie privée, de ses piercings et tatouages, de son travail de nuit comme aide-soignante dans une maison de retraite médicalisée. À la maison, il y a chien, chat, rat – ah ! – hamsters, serpents et poissons rouges. Ses activités favorites, football féminin (si, si) et trompette – jamais en même temps –, semblent sans aucun lien avec les événements qui nous intéressent. Son carnet de santé est bien tenu, elle est à jour de toutes ses vaccinations. Il est temps de confronter tout cela.
Nouvelle réunion au sommet dans le service. Cette fois-ci, l’ambiance est moins à la plaisanterie car l’équipe est fatiguée. Fatiguée de tourner en rond. Tous en sont convaincus : il est illusoire de prétendre résoudre un problème qui a tenu en échec plusieurs services du CHU. Cependant, les gendarmes attendent leur réponse et nous sommes obstinés dans la recherche de la vérité. Alors, c’est reparti, à renfort d’abus de caféine.
— Bon, Pitt, vous, le naïf, commencez ! Qu’avions-nous dit à la première réunion ? En quelques mots.
Pitt est surpris, il ne s’attendait pas à être le premier à parler.
— Euh, dans le désordre, la piqûre, la brûlure, tuer le venin. Après, ça se complique : un malaise, les tremblements, le Samu, etc. Ah si, j’ai failli oublier : la diiiingue !
— C’est malin, rétorque Brad, tu oublies le cerveau.
— Vous oubliez l’essentiel !
— Ah oui, boîte de nuit, pardon, chef, niche-club !
— Chef, j’ai un élément important qui est passé au second plan dans le dossier.
C’est Sébastien qui s’est replongé dans les résultats biologiques.
— Les immunoglobulines de la rougeole. On a des résultats où elles sont élevées. Une rougeole, cela expliquerait tous les signes : l’encéphalite, la fièvre, l’infection respiratoire, les problèmes hépatiques et l’éruption.
L’hypothèse séduit d’emblée. Tous sont prêts à y adhérer.
— Certes, mais alors, c’est une rougeole dans le désordre et pour le moins particulière, il va falloir publier !
— Pourtant, c’est la seule maladie qui expliquerait tout. En plus, il y a une épidémie en ce moment.
— Certes, mais ce sont les IgG qui sont élevées, les IgM sont normales. Faudrait voir la dynamique et contrôler. Votre rougeole nous met l’encéphalite au premier plan d’emblée, avec une ponction lombaire normale. Je n’y crois pas beaucoup. D’autant que votre patiente est vaccinée…
— Je n’ai rien compris, murmure Pitt.
— Je t’expliquerai, lui susurre Brad à l’oreille.
— Oui, mais la vaccination ne marche pas à tous les coups !
— Ah bon ? s’exclame Pitt.
— Je t’expliquerai là aussi, lui susurre à nouveau Brad.
— Et comment expliquer les 40 °C, alors ?
— C’est bien vous qui avez dit « iatrogène » ? Joli mot, non ?
— OK. Iatrogène, c’est possible, mais à partir de quand ?
— Vu la suite, je dirais l’intubation, annonce Marie.
— D’autant plus qu’à l’admission en réa il n’y a pas de fièvre, n’est-ce pas ?
— Exact.
Toute la maladie prend alors un autre sens.
— Donc, nous revenons à l’essentiel. Le début de l’histoire. C’est bien ce que je dis, les niches-clubs, c’est dangereux !
Le silence de l’équipe me répond en écho.
— La piqûre. Il nous reste la piqûre, tout de même. Cela ne vous évoque rien ? Qu’est-ce qui pique en général ?
— Les bestioles, s’exclame Pitt.
— Oui ?
— Les insectes, les araignées, les serpents.
— Et dans les boîtes de nuit, hormis les taons-thons ?
— Ben…
— On peut raisonnablement éliminer un insecte ou un animal. Par contre, un piqueur…
— Un piqueur ?
— Oui, il y a des pervers qui adorent piquer. Gratuitement. Dans le métro, la foule, les boîtes… Ils ne sont pas tous au donjon de maîtresse Marie !
— D’accord, mais piquer n’explique pas la suite.
— Sauf si…
Les regards se tournent vers moi et se font interrogatifs
— Sauf si…
— … on lui a injecté quelque chose ? se hasarde Sophie, qui suit les débats depuis le début.
— Un toxique qui entraîne des myoclonies.
— On y a déjà pensé, vous pensez !
— Pensez-vous ! Et les venins ? Vous n’y avez pas pensé, aux venins !
— Vous voyez l’agresseur se balader avec son araignée géante et toxique à la main pour piquer le dos de la malheureuse Jenny ? C’est n’importe quoi !
— Oui, et du venin dans une seringue ?
Un silence de plomb tombe sur mon hypothèse.
Dès le lendemain, le centre antipoison de Marseille est contacté. Il est spécialisé dans les animaux exotiques, de plus en plus importés, clandestinement ou officiellement, sur notre sol. Pas convaincus, nos interlocuteurs ! Pas du tout, même.
— Je vous le disais bien, c’est une diiiingue ! ne peut s’empêcher d’ajouter Brad.
— Bon, Marie, je crois que nous allons jeter l’éponge.
— Et les gendarmes ?
— On va leur dire qu’il ne nous est pas possible de répondre. Même si nous avons un sérieux doute sur un piqueur ! Cela arrive, vous savez !
— Chef, et notre réputation ? Je crois que j’ai une solution. Il faut faire appel à un sapiteur.
Dans notre jargon, un sapiteur est un spécialiste capable de donner un avis dans un domaine qui nous dépasse.
— Bien. Et vous pensez à qui ?
Silence. Ce doit être la fatigue. Au secours, Dr House !