19.
     Il ne faut jamais dire, Fontaine…

 

    Rarement patronyme avait été aussi mal porté. Car ledit Fontaine avait toujours évité l’eau, préférant s’abreuver aux tonneaux, en accord avec la sagesse populaire. Laquelle recommande de ne jamais dire : « Fontaine, je ne boirai jamais du tonneau. » L’homme avait suivi ce sage précepte, s’avinant consciencieusement pour oublier sa misérable condition de manœuvre sur les chantiers. Employé pour les travaux les plus pénibles, embauché et débauché au gré des besoins, il avait usé sa carcasse sans jamais se plaindre, jusqu’à ce qu’une chute d’un échafaudage le condamne à l’inactivité. Il y avait gagné une maigre pension d’invalidité et, depuis une quinzaine d’années, avait élu domicile dans une caravane moisie, abandonnée sur un lopin en friche, au milieu de ronciers géants.

    C’est la voisine, venue lui apporter un bon bol de soupe et un morceau de pain frais, comme à son habitude, qui avait découvert le corps sans vie. Le médecin, appelé sur les lieux par les gendarmes et un peu perplexe devant la cause du décès, avait mis un obstacle médico-légal. D’où ma présence dans ce coin reculé du nord de la Vienne, aux environs de Loudun, chef-lieu de canton. Loudun, déjà célèbre pour de multiples raisons. Les légistes ont tous en tête cette horrible histoire de sorcellerie, l’affaire Urbain Grandier, curé de la ville brûlé vif en 1634. Les toxicologues pensent, quant à eux, à la bonne dame de Loudun, acquittée du chef d’empoisonnement sur onze personnes, c’est d’ailleurs la même dame qu’évoquent les anatomistes, car elle avait fait don de son corps à la science. Les politiques préfèrent retenir le garagiste autodidacte de la ville, plus contemporain et trois fois ministre avant de devenir président du Sénat. Pour ma part, je ne suis pas sûr que ledit Fontaine appelle à nouveau la curiosité de la France entière sur cette belle ville. Mais sait-on jamais !

     

    Lorsque j’arrive, les techniciens d’investigation criminelle viennent juste d’en terminer. Ils ont relevé empreintes et indices, photographié le moindre détail de la scène telle qu’elle s’est présentée à eux. Leur intervention permet de garder une image le plus fidèle possible de la découverte, avant que le légiste n’entame ses constatations. Car dès que je me serai mis au travail, plus rien ne sera comme avant. Je vais devoir déshabiller le corps, le manipuler, le retourner, avant éventuellement de le faire transférer vers la morgue. Ce premier examen externe, réalisé sur les lieux de la découverte, est essentiel et permet souvent de récolter de précieux indices.

    Je pénètre à mon tour dans la caravane. De toute façon, nous n’aurions jamais pu tenir à plusieurs dans cet intérieur minuscule. L’endroit est si exigu que l’on peut quasiment toucher de la main les parois des quatre côtés sans bouger du milieu.

    Grâce à cette configuration des lieux, je n’ai qu’un pas à faire, et encore pas trop grand, pour accéder à la victime. L’homme est assis sur le sol, le dos contre la banquette, le menton reposant sur la poitrine, jambes étendues. Il porte un ensemble de coutil bleu délavé et usé, son bleu de travail, sa seule et unique tenue, confirmera plus tard la voisine. D’emblée, je comprends les réticences du médecin généraliste à signer un certificat de décès en bonne et due forme. D’abord, il y a cette ceinture de pantalon passée autour du cou du bonhomme, dont il manque un morceau. Lequel est encore accroché à la charnière métallique du vasistas de toit. Le cuir usagé n’a visiblement pas résisté à une tentative de pendaison. Un tabouret est renversé, juste à côté.

    — Il a essayé de se pendre, docteur, mais il n’y a pas que ça, précise le gendarme resté à la porte. En entrant, nous avons fermé le gaz. Les deux robinets du réchaud étaient restés grands ouverts.

    Je note la présence d’une petite trace de sang sur le bleu de travail, dans la région du cœur. Je la déboutonne. Le tee-shirt qu’il porte en dessous est percé, avec là encore quelques petites taches rouges. Je fais aussitôt le lien entre cette entaille et la présence, sur le lino à côté du corps, d’un tire-bouchon décapsuleur muni d’une courte lame pour ôter la capsule d’étain sur les bouteilles de vin. Un léger enduit rougeâtre recouvre la lame. L’objet est saisi, mis sous scellés.

    La suite de mon examen exige un déshabillage complet de la victime, manœuvre totalement impossible dans le minuscule logement. Avec un gendarme, nous le sortons sans difficulté tellement il est léger. Le corps repose maintenant sur le drap que j’ai étalé au sol. Je peux poursuivre mes investigations. Sur la peau, en regard de l’entaille du tee-shirt, une petite plaie discrète de quelques millimètres dans la région du cœur.

    Pendant que je joue du ciseau déshabilleur, je questionne les gendarmes qui m’entourent.

    — Vous avez une hypothèse ?

    — Bah, docteur, on pense bien à un suicide. Il essaie de se pendre au vasistas, la ceinture casse et il tombe. Du coup, il ferme sa caravane et il ouvre le gaz. Ça ne vient toujours pas, alors il se donne un coup de couteau dans le cœur.

    Pour un type qui s’appelle Fontaine, on ne peut pas dire que le scénario coule de source. Mais il a le mérite d’être cohérent avec les premières constatations. Le crime d’un rôdeur venu pour s’emparer de quelque bien précieux est pour le moins improbable. Tout comme le règlement de comptes, faute de protagoniste potentiel. L’individu a au contraire la réputation d’un être plutôt paisible, vivant chichement de sa pension et de la générosité de sa voisine. Va pour la thèse du suicide. Je suis prêt à confirmer.

     

    Pas pour longtemps. À peine ai-je retourné mon client que j’ai un mouvement de surprise.

    — Il y a un problème ? s’enquiert le gendarme à mes côtés.

    — Oui, et un sacré problème. Regardez les lividités.

    De grandes taches violacées s’étendent sur le dos, les cuisses et les mollets du mort. Ces lividités se forment après la mort, sous l’effet de la pesanteur. Le sang dilate les vaisseaux et va s’accumuler, par gravité, dans les parties basses du corps, à l’exception des endroits en contact avec le sol. Dans ces zones, la pression exercée par le poids du corps empêche le sang d’arriver. La présence de lividités permet de déterminer la position du corps après la mort. Dans le cas qui nous intéresse, le cadavre ayant été découvert en position assise, il est logique d’observer des lividités sur les faces postérieures de ses jambes et rien sur les fesses, point de contact avec le sol. En revanche, en aucun cas je ne devrais trouver cette vaste zone lie-de-vin qui s’étend sur le dos. Il n’y a qu’une seule explication :

    — Il est resté allongé plusieurs heures sur le dos après la mort, ce qui explique la formation des lividités que vous voyez. Puis le corps a été déplacé.

    Les interrogations se bousculent sous les képis.

    — Docteur, vous voulez dire que quelqu’un l’a tué ?

    — Non, je dis seulement que quelqu’un a déplacé le corps après la mort. Et que c’est suspect.

    — Bon, puisque c’est comme ça, on part sur la piste criminelle. Autant être carré. Cela ne vous embête pas, docteur ?

    — Pas le moins du monde.

     

    Qui dit piste criminelle dit autopsie, expédiant le sieur Fontaine sur la table à découper. Avant de trancher dans le mort – nous autres médecins légistes tranchons rarement dans le vif –, j’examine plus en détail la plaie déjà identifiée sur le thorax. L’éclairage puissant de la salle d’autopsie montre une légère ecchymose autour de l’entaille. Preuve que le coup a bien été porté du vivant de la victime.

     

    J’ouvre.

     

    La dissection est un cas d’école sur ce corps sans un gramme de graisse. Car la graisse, c’est l’ennemi du légiste. Elle suinte partout, pollue le champ opératoire et transforme le moindre instrument en savonnette insaisissable. Ce qui, au passage, fait courir des risques certains à l’opérateur. Lorsqu’un bistouri plus affûté qu’un rasoir devient incontrôlable, mieux vaut planquer ses phalanges.

    L’interne qui m’assiste et le gendarme de la brigade territoriale qui prend des notes peuvent profiter d’une véritable leçon.

    — C’est comme une dissection anatomique, ce que vous allez faire ?

    — Eh non ! Ce n’est ni de l’anatomie ni de la chirurgie. C’est une autopsie. Et de plus, une médico-légale ! Car il en existe un autre type : les autopsies scientifiques. Même si la technique est presque identique, l’approche est fondamentalement différente.

     

    Ouvrons le ban ! Je procède à l’ouverture des travaux par la rituelle incision allant du menton au pubis, parfois du pubis au menton. Suivie de la découpe des côtes. Je peux ainsi accéder à la cavité thoracique. Peu de dégâts apparents, hormis une petite quantité de sang du côté gauche. En revanche, le péricarde, cette mince enveloppe qui entoure le cœur, est distendu par une masse rouge sombre que l’on distingue au travers de la membrane. Je retrouve aussi une très fine trace correspondant à la plaie. La section du péricarde libère l’énorme caillot de sang coagulé qui formait cette masse compressive. Il pèse 480 grammes, ce qui représente près d’un demi-litre de sang. Je peux enfin accéder au cœur : une petite entaille perfore l’oreillette droite.

    Il m’est désormais possible de reconstituer le mécanisme qui a abouti à cette situation. Le coup porté avec la petite lame du tire-bouchon décapsuleur a perforé le péricarde, puis le cœur, qui s’est mis à saigner doucement. Très doucement. Lors du retrait de la lame, la plaie du péricarde, compte tenu de sa très petite dimension, s’est refermée. Ce mécanisme de « clapet » a empêché le sang de se répandre dans la cage thoracique. En revanche, l’oreillette droite a continué de saigner doucement.

    Je fais un petit rappel pour l’interne :

    — La partie gauche du cœur, ventricule et oreillette, assure une circulation du sang à haute pression en le propulsant dans les artères vers les organes. La moindre perforation dans ce secteur se traduit par une hémorragie brutale et abondante. En revanche, la partie droite du cœur se contente de pousser doucement le sang qui revient des organes vers les poumons afin qu’il y puise de l’oxygène. C’est un circuit à basse pression. D’où le faible débit de la plaie, d’autant plus modeste que l’entaille était réduite.

    — Et alors ?

    — Alors, le sang s’est accumulé dans le péricarde, comprimant de plus en plus le muscle cardiaque jusqu’à empêcher son fonctionnement.

    La cause de la mort me paraît claire. Le reste de l’examen anatomique, après ouverture de la boîte crânienne, ne met en évidence aucune anomalie ni trace de violence.

    Il me reste à examiner de près les traces de strangulation sur le cou. Je retrouve en profondeur, sur les tissus sous-cutanés, le sillon quasi circulaire laissé par la ceinture, assorti de petites ecchymoses. Les fragiles cartilages du larynx ne présentent aucune trace de fracture. Ce ne serait sans doute pas le cas si la victime avait subi un étranglement à la main, dissimulée ensuite par la pose de la ceinture.

    L’autopsie arrive à son terme. Je peux annoncer aux enquêteurs que le sieur Fontaine est mort des suites d’un coup de lame porté au cœur. Je leur confirme également que le cadavre a bien été déplacé plusieurs heures après le décès. Tout ce qu’il faut pour affirmer qu’il a été tué. Le dossier est transmis à un juge d’instruction et je passe à autre chose.

     

    Un mois plus tard, je reçois une cordiale invitation à une remise en situation. La caravane n’a pas bougé d’un pouce, toujours posée sagement sur ses vieux parpaings. En quelques semaines, la végétation a repris ses droits. Les herbes hautes recouvrent la petite plate-forme abandonnée. Sans doute l’ancien occupant repoussait-il ces assauts à coups de serpette, entre deux bouteilles de vin. D’ici peu, la vieille coque blanche recouverte d’une pellicule verdâtre aura totalement disparu sous les liserons et le lierre.

    Le juge commence par nous faire un petit résumé : malgré les efforts déployés par la brigade de recherches, l’enquête pour homicide volontaire est au point mort. Toutes les vérifications aboutissent au même portrait du défunt. Celui d’un homme gentil et sans histoire, inconnu des services de police, étranger à tout trafic et jamais condamné. De quoi avoir de sérieux doutes sur la piste criminelle. D’autant que le médecin traitant de la victime a rapporté quelques épisodes dépressifs antérieurs pour lesquels il avait ordonné un traitement léger.

    Le juge marque une pause et se tourne vers moi.

    — Alors, docteur, dans ce contexte, vous excluez le suicide ?

    — Je n’exclus rien, monsieur le juge. S’il n’y avait pas eu ces lividités anormales, compte tenu de la position du corps au moment de sa découverte, j’aurais effectivement conclu dans ce sens. Mais il nous manque une explication.

    Nous reprenons ensemble tous les éléments des constatations médico-légales. Tentative de pendaison, coup de lame et gaz, sans que l’on puisse établir à coup sûr une quelconque chronologie pour ces trois événements. La plaie du cœur, avec son petit débit de fuite, a laissé à la victime plusieurs minutes de lucidité, assez pour accomplir l’un ou l’autre geste. On sait par ailleurs qu’il a effectivement respiré du butane, puisque l’on en a retrouvé des traces dans son sang. Mais si c’est un suicide, pourquoi le corps a-t-il été bougé ? Et par qui ?

    Faute de mieux, le juge demande aux gendarmes de vérifier si la victime pouvait se pendre sans une aide extérieure. L’un des militaires, de même taille que la victime, est prié de refaire les gestes nécessaires. Muni d’une ceinture en tout point semblable à celle retrouvée autour du cou du défunt, le gendarme n’a aucun mal à atteindre la charnière métallique pour y nouer le lien de cuir.

    — Alors, docteur, reprend le juge, cela ne peut-il pas être un suicide ?

    — Oui, mais… il y a ces lividités qui ne collent pas.

    L’embarras est général.

     

    C’est à ce moment précis qu’arrive Louise, la voisine si prévenante de Fontaine. Les gendarmes sont allés la chercher pour qu’elle explique au juge ce qu’elle a vu lorsqu’elle a trouvé le corps. Elle a d’abord refusé, encore mal remise du choc de cette découverte macabre. C’est qu’elle l’aimait bien, Fontaine. Elle n’a aucune envie de revivre la scène. Et puis, les gendarmes étaient déjà venus l’interroger, le premier jour. À quoi bon recommencer ? Les pandores ont dû parlementer longtemps, puis hausser un peu le ton pour que Louise comprenne qu’elle n’avait pas le choix. Faut y aller. Alors, la voilà, à petits pas chaloupés, façon culbuto. La faute à son poids respectable et à son arthrose des genoux et des hanches. Les gendarmes qui l’encadrent sont obligés de rester à distance pour ne pas être éjectés à droite ou à gauche. Tout en marchant, elle ne cesse de répéter la même phrase :

    — Oh, pauvre Fontaine, mon Dieu, pauvre Fontaine.

    Devant le juge, elle ne semble pas entendre les questions, tout entière absorbée par sa litanie lancinante : « Oh, pauvre Fontaine, mon Dieu, pauvre Fontaine. »

    En désespoir de cause, le juge se tourne vers les gendarmes.

    — Vous l’avez interrogée ? Qu’a-t-elle dit ?

    — Eh bien : « pauvre Fontaine » ! On n’a rien pu lui soutirer d’autre. Dès qu’on aborde le sujet, elle se met à pleurer et à rabâcher : « pauvre Fontaine ».

     

    Le juge, un peu découragé, tente une dernière approche.

    — Madame Louise, c’est bien vous qui l’avez trouvé, Fontaine ?

    — Ah oui, pauvre Fontaine. Comme il était gentil. Pauvre Fontaine.

    — Et il était comment ?

    — Ben, il était gentil.

    — Non, ce que je veux savoir, le jour où vous l’avez trouvé, comment il était, dans la caravane ?

    — Je lui apportais à manger. Mais là, il bougeait pas.

    — Mais il était où ?

    — Il bougeait pas, je vous dis. Pauvre Fontaine. Ah, pauvre Fontaine.

     

    On est proche du naufrage. Le magistrat lance une dernière bouée. Il demande à un gendarme de prendre la place de la victime dans la caravane. Le militaire s’assied sur le sol, le dos contre la banquette. Le juge interpelle une dernière fois le témoin en lui montrant le gendarme :

    — Madame Louise, quand vous l’avez trouvé, M. Fontaine, il était comme ça ?

    — Ah ben non. C’est qu’il était sur le lit. J’ai essayé de le réveiller, je l’ai sacrément secoué. Y’a même eu un moment où il m’est tombé sur les pieds. Mais il bougeait toujours pas. Pauvre Fontaine, qu’il était gentil.

    — Et alors, madame Louise, qu’est-ce que vous avez fait ?

    — J’ai essayé de le remonter sur son lit. Mais c’est que j’ai jamais pu. Pauvre Fontaine !

     

    Affaire classée. Au risque de créer un naufrage judiciaire, c’est Louise qui avait déplacé Fontaine.