16.
     À cœur ouvert

 

    J’aime faire la cuisine. J’ai certes quelques facilités pour la découpe de la viande froide. Mais j’excelle aussi, en toute modestie, dans d’autres domaines. Je concocte par exemple de succulentes terrines à partir des produits de la chasse, activité que je pratique régulièrement. Je tâte également de la pâtisserie, ma tarte Tatin remportant toujours un grand succès. Et ce ne sont pas les amis chez qui nous déjeunons, en ce beau dimanche de juin, qui me démentiront. Dans un silence quasi religieux, les convives dégustent à petites bouchées le dessert aux pommes caramélisées, inventé au XIXe siècle par les sœurs Tatin dans leur auberge de Lamotte-Beuvron. Je l’ai faite le matin même, renonçant à la perspective rarissime d’une grasse matinée, et apportée encore chaude pour ce repas amical.

     

    Un portable qui sonne pendant que l’on mange ma tarte Tatin, c’est plus inconvenant qu’un pet en pleine déclaration d’amour. Le moment exige un silence recueilli et une concentration absolue, tandis que se joue la délicate symphonie gustative des papilles. Je m’apprête à excommunier à vie l’abruti propriétaire dudit téléphone perturbateur lorsque j’en reconnais la musique aigrelette. C’est le mien. Je baisse la tête en signe de contrition et m’esquive vers le vestibule. Je décroche.

    — Bonjour docteur, c’est la brigade de recherches de la gendarmerie de Poitiers. On a un cadavre au pied du grand viaduc de l’Isle-Jourdain. On pense à un crime maquillé en accident de la route ou en suicide, on ne sait pas trop. Il faudrait que vous veniez tout de suite.

    Je visualise vaguement l’endroit, dans le sud-est du département, à trois quarts d’heure de route. Je n’ai pas ma trousse avec moi, et pas question de repasser par le CHU pour aller la chercher. Tant pis. J’emprunte dans la cuisine de nos hôtes une paire de gants Mapa, des ciseaux et je file. Je reviendrai chercher ma petite famille au retour.

    La scène que je découvre en arrivant sur place correspond en tout point à ce que m’avait annoncé mon correspondant. Un corps gît au beau milieu de la route, allongé sur le dos perpendiculairement à la chaussée, au milieu d’une escouade d’uniformes bleus. La première d’une longue série[18]. Le directeur d’enquête se détache du groupe et vient à ma rencontre.

     

    — Voilà votre client, docteur.

    J’avais deviné. Je ne suis que médecin légiste, mais ma perspicacité légendaire m’incline à penser qu’un type tout habillé qui reste allongé au beau milieu d’une route départementale alors qu’il est entouré de gendarmes n’a plus toutes ses facultés, quand bien même il serait le doyen. Je m’approche. L’homme, assez jeune, ne présente aucune blessure apparente. Les yeux fermés, le visage détendu, il semble prendre un bain de soleil sur le bitume. Certes, la saison s’y prête. Le gendarme me donne ses premières indications.

    — Nous avons éliminé l’hypothèse d’un suicide. Regardez, il est à plus de 10 mètres de la base du pont. C’est bien trop loin. S’il avait sauté, il serait tombé au pied. On s’oriente plutôt vers une agression ou un accident.

    — Chouette !

    — Oui, pourquoi ?

    — J’aurais regretté un déplacement pour un problème simple !

    — Vous savez bien qu’on ne vous dérange que pour des cas tordus.

    — Oui, mais là, ce n’est pas le cas.

    — Comment cela ?

    — Il est droit comme un « I ».

    Fort de cette première analyse, j’entreprends l’examen externe habituel. Une fois les vêtements ouverts, la palpation ne révèle ni lésion ni fracture. Bras et jambes intacts, tête et cuir chevelu sans la moindre plaie. Rien. Je note seulement sur la peau du dos de multiples petites marques en creux, correspondant aux gravillons de la chaussée. Des dizaines de petits cailloux sont d’ailleurs incrustés dans le cuir du blouson que portait le garçon.

    L’hypothèse de l’accident de la route me paraît fort improbable. Je m’en ouvre au chef d’enquête.

    — La percussion par un véhicule, surtout lorsqu’elle entraîne le décès, laisse immanquablement des traces sur le corps. Or je n’en vois aucune. Ça ne marche pas, votre idée.

    — Alors, docteur, c’est qu’on l’a jeté du pont.

     

    Tenu par les pieds et les mains, à la une, à la deux et à la trois, il aurait été balancé par-dessus la rambarde. Le crime par pesanteur, en quelque sorte. Pour visiter les lieux, je me lance, à la suite des gendarmes, dans une longue ascension, le long d’un pilier, afin d’accéder à la rampe de lancement. La pente herbue est raide, heureusement j’ai toujours de bonnes chaussures à semelle Vibram dans le coffre de ma voiture.

    D’autres gendarmes patrouillent depuis un moment sur le haut de l’ouvrage, à la recherche du moindre indice. Ils ont déjà inspecté la route qui passe sur le viaduc, examiné le parapet à la loupe, scruté le goudron et les bas-côtés. Lorsque nous arrivons enfin au sommet, leur compte rendu est bref : rien d’anormal.

    Je jette un coup d’œil vers le corps, tout en bas. L’idée qu’il ait pu être jeté à 10 mètres de distance paraît impossible, à moins d’avoir affaire à une bande d’haltérophiles reconvertis dans le jet d’homme. Après tout, certains dans le monde pratiquent déjà, malgré l’opprobre que cela suscite, le lancer de nain avec un certain succès. Soit dit en passant, cette activité frôle le débile. Mais il s’agit en général de manifestations publiques et payantes, accompagnées de musiques de foire et de barbes à papa. Je ne vois rien de tout cela ici.

    — Dites, gendarme, si ce n’est ni une agression ni un accident, il nous reste l’hypothèse d’un suicide un peu particulier. Qu’est-ce que vous savez de notre bonhomme ?

    — Pas grand-chose en dehors du fait que c’est un ancien parachutiste militaire et qu’il a été chuteur opérationnel.

    J’ose une bête astuce.

    — Nouvelle piste ! Vous n’avez pas pensé à un accident du travail ?

    Je ne suis pas déçu de la réponse, accompagnée d’un large sourire, car mes gendarmes me connaissent bien.

    — Si, c’était même la première hypothèse. Mais sans parachute, ce n’est plus un accident de travail et on retombe (si j’ose dire) dans les autres hypothèses. Ou alors il a sauté sans, et là, c’est une faute grave qui exclut une prise en charge au titre de l’accident du travail, puisque cela a directement participé à ses dommages.

    — Dommage. C’était une belle hypothèse. Bien. On verra ce que l’autopsie peut nous apprendre. À demain.

    Je repars chez les amis pour récupérer ma petite famille. Évidemment, de ma succulente tarte il ne reste plus que des miettes. Pour le rab, je repasserai.

     

    Le lendemain, je retrouve le mort du pont sur ma table, prêt à me révéler ce qu’il a dans le ventre. J’ouvre. Le scalpel laisse apparaître un tas de viscères tout ce qu’il y a d’ordinaires et en bon ordre. Décevant. La surprise se tient un peu plus haut, dans la cage thoracique : le cœur est ouvert en deux, comme un livre posé entre les deux poumons. Déchiré. Le pancréas a subi le même sort, sectionné en deux parties reposant désormais de chaque côté de la colonne vertébrale. Incroyable. Les gendarmes qui assistent à l’autopsie ouvrent grands leurs yeux qui en ont vu d’autres. Mais des comme ça, jamais.

    Hormis ces deux anomalies anatomiques majeures, le corps ne porte aucune autre lésion. Pas de fractures, pas d’hématomes cachés. La tête est indemne de tout traumatisme, sans la moindre entaille du cuir chevelu. Mais que s’est-il donc passé ?

     

    J’explique aux enquêteurs que l’amour brise parfois les cœurs. Mais qu’en l’occurrence un traumatisme majeur est plus probablement à l’origine de la déchirure complète du cœur et du pancréas. Une décélération extrêmement brutale peut parfaitement conduire à ce résultat, comme on l’a observé sur les victimes de catastrophes aériennes ou d’accidents de voiture particulièrement graves. Je ne vois qu’un seul mécanisme possible. L’homme a chuté depuis le haut du pont, touchant le sol sur le dos. D’où la déchirure cardiaque et la présence des gravillons incrustés dans le blouson. Il a fait le grand saut. Reste à savoir s’il l’a fait de son propre gré ou si on l’a un peu « aidé ».

    Je conclus l’examen sur ce doute que les gendarmes ne parviendront pas à lever, même en s’y mettant à plusieurs. L’affaire sera finalement classée. Au bénéfice du doute, pas de la victime.

     

    Quinze ans plus tard (le temps passe toujours trop vite), lors d’un congrès de médecine légale, un de mes confrères médecins légistes présente le cas d’un homme passablement bourré, tombé du quatrième étage d’un immeuble. Le corps avait été retrouvé à plusieurs mètres du bâtiment, alors que trois autres personnes se trouvaient encore dans l’appartement de la victime. Pour les besoins de l’enquête, le juge avait demandé une reconstitution de la chute au moyen d’un mannequin de crash test automobile. Ce personnage artificiel, doté d’une taille et d’un poids correspondant à la moyenne, est utilisé par les constructeurs automobiles pour tester les dispositifs de protection des occupants d’un véhicule. Truffé de capteurs électroniques, le mannequin enregistre les effets d’un choc frontal ou latéral provoqué lors d’accidents en laboratoire, avant la commercialisation d’un nouveau modèle. Les résultats permettent aux ingénieurs de renforcer telle ou telle partie de l’habitacle, de mieux positionner les airbags ou de revoir les ancrages des ceintures. Et aux commerciaux d’argumenter sur la sécurité du véhicule

    L’étude expérimentale de la trajectoire d’un corps lancé par une fenêtre étant assez simple, les enquêteurs ont utilisé un mannequin dépouillé de ses systèmes de mesure. Ce qui a permis, au passage, de réduire considérablement le coût de l’opération, le mannequin complet – détruit partiellement ou complètement à chaque test – revenant à environ 300 000 euros lorsqu’il est pourvu de son électronique. Les simulations du saut dans le vide ont toutes conclu dans le même sens. Les tentatives, à deux ou à trois personnes, pour lancer le corps n’ont jamais pu atteindre la bonne distance. L’homme avait pris seul son élan.

     

    Je repense aussitôt à mon chuteur opérationnel. Coïncidence extraordinaire, il y a dans la salle du congrès le gendarme qui avait dirigé l’enquête. Je me tourne vers lui.

    — Vous vous souvenez de notre homme, celui du viaduc ? Il s’est bien jeté tout seul.

    En chuteur opérationnel expérimenté, il a donné une bonne impulsion sur ses jambes au moment du départ, puis, les bras écartés, il a entamé un demi-tonneau vers l’avant qui l’a amené en position dorsale au moment de l’impact. La mort a été instantanée. Le doute est levé, quinze ans après. Belle chute pour cette histoire !