1.
     Le crime parfait

 

    La petite rue est silencieuse, seuls mes pas crissent sur le sol enneigé du trottoir, vierge de toute trace de passage. Un mur sinistre masque la lumière de cet après-midi glacial. Aucun regard ne peut le franchir tant son faîte est haut. Soudain, à l’occasion d’une bourrasque, un grincement trouble le silence ambiant et un grand portail métallique s’entrouvre, laissant passer un rayon de soleil. Mais aucune silhouette n’apparaît.

    La curiosité du légiste est la plus forte : je profite de cette courte ouverture pour y introduire la tête, d’autant plus que depuis des mois je cherche désespérément une maison cossue à habiter. Certes, aucune pancarte n’annonce « à vendre », mais une offre d’achat pourrait éventuellement intéresser le propriétaire.

    Un petit jardin s’offre au visiteur, sans aucune trace humaine dans l’épaisse couche de neige. Après une brève hésitation, je tente le tout pour le tout et m’insinue dans les lieux.

    Par une fenêtre du rez-de-chaussée, je devine la lueur scintillante d’un poste de télévision. Un de ces vieux modèles antiques tout juste en couleur, munis d’un gros tube cathodique, loin des écrans plats actuels. D’ailleurs, la façade de la bâtisse est à l’avenant : des volets de bois massif qui attendent désespérément une légitime restauration, un crépi à revoir pour redonner à la demeure ses fastes d’antan, quelques vieux poteaux électriques à supprimer, sans parler des bois de fenêtres à changer. Car l’ensemble laisse présager une sacrée facture de chauffage.

    Mais la belle apparaît saine, sans gros vice manifeste. Même le plaisir est au rendez-vous, comme en témoignent les trois cheminées de la toiture, prévues pour au moins six foyers. De quoi faire disparaître à la Landru[1] toutes les vieilles filles argentées de la ville !

     

    Passant un œil plus attentif par la fenêtre, je découvre devant son poste encore allumé une silhouette apparemment assoupie, enfoncée dans un fauteuil Voltaire. Une petite vieille emmitouflée dans de multiples couches de vêtements, ses aiguilles à tricoter dans les mains. J’imagine déjà l’offre que je pourrais lui faire. Mais en y regardant de plus près, je vois la bouche largement ouverte, les orbites vides et les mains à la peau momifiée. Mon cœur s’accélère : elle a un couteau planté dans la poitrine. Le reste n’est pas visible, mais je peux facilement deviner l’état de la propriétaire.

    Mon achat est mal parti, il va falloir retrouver les héritiers. En plus, je vais avoir du travail : autopsie au programme. Je n’ai plus qu’à prévenir les gendarmes. J’en connais qui vont se gausser :

    — Docteur, vous n’en avez pas assez avec ce que nous vous apportons la semaine, pour recruter personnellement le dimanche ?

    Petit retour vers le portail qui est resté entrouvert. La fermeture a cédé aux outrages du temps. Coïncidence, je dois être le premier et le seul à l’avoir franchi depuis des années. La fente qui sert de boîte aux lettres a laissé s’accumuler sur le sol des exemplaires de Détective. Des dizaines de lettres également. Mais aucune ne porte d’adresse manuscrite.

    La curiosité est la plus forte : je referme l’huis pour plus de discrétion et j’ouvre les enveloppes au papier humide. J’ai beau lire et relire les courriers protégés des méfaits du temps par des strates de publicités, il n’y a que des avis de virements, entre pension de retraite et prélèvements. Ce sont les avantages de la modernité. Tout est tellement automatique que, pour l’administration, les banques, les fournisseurs d’eau, de gaz et d’électricité, l’ancêtre est toujours vivante. Mais bien silencieuse comme l’attestent les relevés téléphoniques sans aucune trace d’appel.

    Moi qui recherche désespérément de quoi nous loger, je sens par avance que tout cela plaira à ma femme. Pensez donc, une bâtisse à mystères !

     

    J’imagine vite la suite :

    — Pas mal, ta bicoque, pour un pauv’ auteur ! me dirait Edgar, mon ami des coups foireux et des bourres en moto, un passionné de chasse, de cuisine et d’histoires tordues. À ta place, j’achèterais.

    — Ouais, mais, et la vieille ? Va falloir trouver les héritiers !

    — Une broutille pour un légiste de ton envergure ! Si ça se trouve, elle n’en a même pas !

    — Oui, mais le tout va bien me prendre au moins deux ans, voire plus s’il y a un procès. T’as vu le couteau ? J’suis pas encore installé !

    — Il y a une autre solution : tu la déménages discrètement, tu t’installes officiellement avec femme et enfants, en prenant un abonnement eau, gaz et électricité à ton nom, et tu squattes tranquillement. Tu fais les travaux, tu n’oublies pas de payer la taxe d’habitation, et après trente ans d’occupation paisible, la bicoque est à toi… enfin, je crois. Je ne me souviens plus très bien de mes cours de droit. Faudrait vérifier ce qu’en dit la Cour de cassation. En tout cas, tu économiseras un beau loyer et ce n’est pas le meurtrier qui contestera !

    Mon imagination s’emballe.

    — Que vais-je faire du squelette ?

    — Si tu veux, on se fait une bouffe…

    — Tu veux la manger ???

    — Mais non, ne délire pas. J’ai justement un beau carré de biche, mais je n’ai plus d’os pour le fond de sauce… Ton squelette ferait l’affaire.

    — Non, non, ils sont trop secs. Ton fond va manquer de saveur.

    — Et le jardin ? Tu as pensé au jardin ?

    — Non, ce n’est pas une bonne idée, creuser le sol gelé ne sera pas facile.

    — Il te reste le puits.

    — Je n’ai pas envie de passer le reste de mes jours à le contempler en me demandant si la vieille ne va pas en ressortir !

     

    Il faut avouer que le film Le bonheur est dans le pré m’avait marqué. Ou alors il faudrait le combler, mais le petit jardin perdrait de son charme. L’incinération ? Ce ne sont pas les cheminées qui manquent, mais là encore les histoires criminelles me retiennent. Je me souviens de la triste fin du Dr Petiot[2], trahi par les odeurs désagréables de sa chaudière, quand il s’était décidé bien tardivement à incinérer les restes de ses victimes. D’accord, depuis, on a supprimé la guillotine, mais qui croira que je n’ai pas occis l’ancêtre, si je suis pris la main dans le sac ? Il me faut trouver autre chose…

     

    — Ramène-la à ton labo, tu la glisses dans tes boîtes jaunes entre deux scellés à incinérer et le tour est joué !

    — Attends, on a tout faux : il faut pouvoir retrouver le corps, si un jour cela tournait mal. Qu’on ne m’accuse pas de l’avoir fait disparaître ! Pas question de s’en débarrasser.

    — Alors, garde le squelette pour tes scènes de crime, celles que tu organises pour les journalistes !

    — Trop dangereux, il pourrait bien y avoir un malin pour s’apercevoir que c’est du vrai !

    — Eh bien, fais le certificat de décès. Après tout, c’est ton boulot !

    — Ouaips. Mais le couteau, c’est gênant ! Comme mort naturelle, il y a mieux. Si jamais elle est exhumée, je suis mal ! Et surtout, si elle meurt officiellement, mon squat est mal barré !

    — Bof, tu trouveras bien une solution ! Mais presse-toi, avant qu’un cambrioleur ne visite la bicoque ! C’est même surprenant que ce ne soit pas déjà arrivé.

     

    La tentation est trop forte, mes quelques scrupules sont vite remisés. Peu de temps après, jeune futur propriétaire à peine installé avec femme et enfants, je me lance à la découverte de la vaste demeure, histoire de cacher mon cadavre. Car, pour l’instant, je reste avec mon sac d’os sur les bras, soigneusement planqué derrière une des grosses poutres de la charpente.

    Je reprends la visite complète de la demeure. Malgré des heures de recherche, je ne trouve aucune cache satisfaisante : rien qui ne puisse échapper à la curiosité exploratrice de mes enfants. Je commence à désespérer quand, sous l’escalier, alors que j’ouvre un placard pour la énième fois, j’y découvre une porte minuscule, dont les menuiseries se confondent avec le lambris. Une porte dérobée !

    Elle s’entrebâille en raclant le sol dans un grincement sinistre, libérant une odeur de terre humide et de moisi. Cela fait un moment qu’elle n’a pas été ouverte. Je dois me courber pour la franchir. Après un court palier, quelques marches très raides partent vers un trou béant. J’allume ma torche, un modèle de plongeur. Du solide, de l’étanche, qui éclaire large et fort. Le trou apparaît sans fond, creusé dans le rocher dont les parois suintent d’humidité.

    Un véritable dédale de caves, voilà ce que je viens de découvrir. Des grandes, des petites, certaines avec de grosses grilles de fer forgé, d’autres fermées de portes massives, les unes inoccupées, les autres encombrées de bouteilles vides. Surtout, cette suite inattendue m’offre son joyau : une vraie cave voûtée où s’alignent des centaines de bouteilles. Je n’en crois pas mes yeux : c’est un véritable trésor, exclusivement des grands crus ! De plus en plus excité, passant d’une alvéole à l’autre, j’y trouve, au hasard de mes tirages au sort, ce qui se fait de mieux en Margaux, Saint-Estèphe, Montrachet et autres nectars pour palais exigeant. Dans une alcôve particulière, je déniche même six bouteilles de Château-Pétrus 1947. Une fortune. Je hurle ma joie et l’écho me renvoie mon cri multiplié par le labyrinthe des caves.

    La vieille a été généreuse. Je me souviens de cette bouteille entamée de Romanée-Conti trouvée à ses pieds. Un des dix premiers parmi les « 100 vins qu’il faut goûter avant de mourir », selon le magazine britannique Decanter. Je ne suis pas sûr qu’elle imaginait finir ainsi, mais aucun doute, elle venait se servir régulièrement malgré les risques de la descente.

     

    Un accident. Voilà la solution. Si on la découvre, que cela passe pour un accident ! Une bête chute dans cet escalier si raide. À son âge, quoi de plus banal ? En ôtant le couteau qui est passé entre deux côtes et en changeant ses vêtements, cela devrait aller. Mon squat pourrait alors s’expliquer : la maison vide, le courrier accumulé qui prouverait sa disparition il y a trois ans, à une époque où personne ne m’a encore vu dans le coin… Et s’il fallait une explication, la découverte inopinée du corps au pied de l’escalier comblerait les curiosités. En tout cas, je tiens mon crime parfait. J’en suis le bénéficiaire sans en être l’instigateur, ni le complice, encore moins l’auteur, et si jamais on découvre le corps pendant une fouille attentive des lieux, la mort apparaîtra naturelle.

    Le temps presse. Je décide de peaufiner le scénario plus tard : il y a urgence, demain ma femme doit organiser une chasse au trésor dans la maison pour les enfants. Et là… ma vieille risque fort de réapparaître, si je ne la mets pas très vite à l’abri des curieux. Je remonte avec une bouteille de Pétrus que je pose sur un meuble de l’entrée et je me précipite au grenier pour récupérer l’aïeule dans son linceul de fortune. Un grand sac de jardin en toile synthétique, cadeau pour un abonnement, dont nous nous servons depuis quinze jours pour trimballer moult objets du déménagement. Le tout est poids plume, vous pensez, une petite vieille squelettique et déshydratée ! Mais à peine ai-je fait passer la petite ouverture à mon encombrant colis piégeux que j’entends la porte d’entrée s’ouvrir, à quelques mètres dans mon dos.

    — Chéri ? Mon amour ? Tu es où ? C’est ta gazelle !

    Ma femme ! Précipitamment, je lâche mon sac à cheval entre le palier et les premières marches et je referme la porte. Derrière, j’entends les os s’entrechoquer dans une descente sans fin. Bon, l’accident a eu lieu. Je réglerai les détails de la chute plus tard. Je sors du placard juste à temps… enfin, c’est ce que je crois.

    — Mais tu es fou ! Qu’est-ce qui t’a pris ?

    Aïe ! Je suis mal parti. Mais comment a-t-elle pu deviner ? Ou alors elle était déjà dans la maison lors de ma descente. Et si elle m’avait suivi au grenier ? Et tout vu ? Non, pourtant, cela me semble impossible… Mon cœur bat à tout rompre et je commence à me sentir mal.

    — Ne me regarde pas comme ça, dit-elle en s’approchant.

    Elle a quelque chose de bizarre dans ses yeux très brillants. Ses pupilles sont dilatées. Sa respiration est rapide. Elle exhibe un large sourire pour le moins inattendu. Brutalement, comme pour lever toute ambiguïté, elle m’entoure de ses bras, cale sa cuisse entre mes jambes et m’embrasse goulûment, me faisant reculer jusqu’au mur.

    — Un Pétrus 47 ! Vraiment, tu es complètement fou !

     

    Bien des choses plus tard et la bouteille une fois vide, je m’endors dans ses bras d’un sommeil de plomb en remerciant encore l’ancêtre.

    Mais brutalement sa main squelettique me saisit la cheville et me tire dans le trou béant de l’escalier. Je chute longuement tandis qu’elle rit sans retenue. J’atterris sans dommage sur le sol mou et j’ouvre alors les yeux. Ma femme me regarde, pliée de rire :

    — J’aurais dû t’enregistrer. Tu n’as jamais autant parlé en dormant ! Vous avez bien trop bu, hier soir, Edgar et toi. Heureusement que j’étais là pour vous ramener ! C’est quoi, cette histoire de petite vieille que tu voulais manger ?

    — Rassure-moi. Est-ce qu’on a bu un Pétrus 47 ?

    — Un Pétrus 47 ? Chéri, réveille-toi, tu es médecin légiste, pas milliardaire ! C’était juste un Romanée-Conti ! Mais c’est déjà pas mal !

    — Bon, alors, je peux mourir…

    — Je ne crois pas, non. Tu as une autopsie ce matin, tu te souviens ? L’histoire de la petite vieille tuée avec un couteau par son neveu, pour hériter de la maison… Tu étais sur la scène de crime, hier après-midi. Tu as assez pesté contre la neige !

     

    Je me relève de mon tapis en maugréant, frustré d’avoir raté mon coup : le crime parfait, ce n’est que dans les rêves.