24.
Enfant de chœur
Retour de congrès. Je roule depuis bientôt cinq heures sur l’autoroute et il me tarde d’arriver à la maison. Il aurait été plus raisonnable de partir avant la fin des communications, mais d’une part les congrès internationaux en langue anglaise organisés en France sont assez rares, d’autre part le dernier thème de la journée était passionnant : « Les histoires exceptionnelles de la médecine légale ». Des histoires quasi impossibles où les causes de décès se partagent entre crimes, suicides et accidents. Entre autres, l’histoire d’un homme qui avait consciencieusement construit sa guillotine. Après l’avoir essayée sur des moutons, il s’était décapité avec sa machine. Un projet de vie original, en quelque sorte, qui l’avait soutenu pendant plusieurs années, le temps de faire ses recherches documentaires et de mettre au point l’engin.
Moralité, la fin du trajet est assez pénible. Une station-service s’annonce, je vais prendre mon énième café. À peine le moteur coupé, la sonnerie stridente de mon portable me fait sursauter. À 1 heure du matin, je n’ai guère de doutes sur l’origine de l’appel, d’autant plus que le numéro qui s’affiche est dans mon répertoire.
— Docteur Sapanet, toujours au service de la gendarmerie, j’écoute…
La voix qui me répond a des intonations chaleureuses. Sans doute mon interlocuteur s’attendait-il à me réveiller.
— Bonsoir docteur, c’est la gendarmerie de Lussac-les-Châteaux. Je suis désolé de cet appel tardif, mais nous avons absolument besoin de vous pour une affaire particulière. Je vous passe le directeur d’enquête.
Je n’ai pas le temps d’expliquer ma situation que déjà j’ai droit à un long exposé.
— Bonsoir, docteur. Voilà, on a eu une disparition il y a huit jours, une jeune femme à la vie un peu agitée. Une fan des bars et des boîtes de nuit. Au début, on ne s’est pas trop inquiété, c’est une habituée, elle part quelques jours et on la retrouve en général bien imbibée, plus ou moins amnésique. Mais là, c’est un promeneur qui l’a retrouvée hier soir, tard, complètement nue en pleine nature. Ça sent pas bon à notre avis, vous voyez, le genre agression sexuelle. D’autant plus qu’elle a des drôles de lésions sur le pubis.
— Bon, d’accord pour vous donner un avis, mais je pense que, en ce qui me concerne, cela peut attendre demain matin. D’ici là, il faut la conduire en gynécologie, ils vous feront l’examen et tous les prélèvements. Surtout si vous pensez à une soumission chimique.
— Euh, il y a erreur, docteur, on ne s’est pas compris, elle est morte !
— Ah !
— Cela fait plusieurs heures que nous sommes sur la scène de crime, avec tout notre matos. On aurait besoin de vous, je sais que l’heure est tardive, mais on a déjà dû protéger la scène avec une bâche, à cause de la pluie, alors si vous pouviez venir sans tarder…
— Ah ! Ça va être difficile, là, tout de suite. Je ne suis pas à Poitiers, je reviens d’un congrès et j’en ai encore au moins pour deux heures de route. Appelez mes confrères, ils vous feront cela très bien et plus vite.
— Docteur, c’est une histoire complètement tordue, et depuis votre levée de corps de Monts-sur-Guesnes[20], pour ce genre de trucs, c’est vous que l’on veut.
— C’est flatteur, mais vous ne m’aurez pas toujours sous la main… En plus, je vais avoir plus de 600 kilomètres au volant, alors, pour ce soir, ce n’est pas raisonnable.
— Et si nous gelons les lieux jusqu’à demain matin ?
— Vous tenez vraiment à m’avoir, hein ? Bon, OK pour demain matin, mais pas avant 10 heures, le temps de m’organiser.
Après m’avoir indiqué le lieu du rendez-vous, le gendarme raccroche. Je n’ai plus qu’à poursuivre ma route. Lorsque j’arrive enfin chez moi, la pluie s’est mise à tomber dru. Elle ne va pas cesser de la nuit.
Le lendemain, c’est réveil en fanfare, comme tous les matins. Depuis que les enfants sont en âge d’aller à l’école, les grasses matinées se sont envolées : même le samedi et le dimanche, ils ont le chic pour nous réveiller. Mais rien ne pourrait me faire rater le rituel du petit-déjeuner partagé, avant que mon petit monde familial ne se disperse à l’extérieur. Entre les bols de chocolat et les tartines, je donne un coup de fil à Sophie, ma secrétaire-assistante-coordinatrice, qui prévient l’équipe. Je n’ai plus qu’à passer au CHU pour récupérer mon autre petit monde, le professionnel : Sophie, bien sûr, mais aussi l’externe en formation dans le service et le stagiaire juriste du moment. Tous deux très beaux gosses, au point que Marie et Sophie les ont surnommés Brad et Pitt. Deux caractères différents : l’un extraverti et assez bavard, l’autre beaucoup plus réservé. Marie ne sera pas avec nous ce matin, elle est retenue aux assises
Nous voilà partis tous les quatre vers un lieu reculé de la Vienne. Le beau temps est revenu et le trajet prend des allures de sortie champêtre.
En suivant scrupuleusement les indications données la veille au téléphone, nous arrivons à un rond-point, face à un panneau « Route barrée » qu’un gendarme se charge de faire respecter. Des fois que… Je m’avance doucement, je baisse ma vitre et je me présente au factionnaire qui, pour l’occasion, a pris un visage sévère et renfrogné.
— Bonjour, je suis le Dr Sapanet, le médecin légiste.
Cette phrase miracle répétée à l’envi des centaines de fois est le sésame absolu lorsque l’on m’espère avec impatience. Le reste du temps…
— Ah, docteur ! Pas de problème, on vous attendait. On a barré la route pour vous depuis hier soir.
Mince alors ! Depuis la veille, l’itinéraire est impraticable à cause de moi. Les riverains ont dû drôlement apprécier. Le gendarme pousse son modeste barrage et nous nous engageons sur la route. Un peu plus loin, une longue file de voitures bleues surmontées de gyrophares occupe le bas-côté. Je me range à la suite et nous descendons. Nous nous dirigeons vers l’attroupement qui occupe toute la chaussée. Il y a du beau monde, ce qui me conforte dans la gravité de l’affaire : la substitut du procureur, la juge d’instruction et sa greffière, les autorités gendarmesques où je reconnais non seulement la brigade locale, mais également mes correspondants habituels de la brigade de recherches. Même le maire de la commune est là, mais cela, c’est plus classique. Comme premier magistrat de sa commune, le maire est toujours mis au courant. Le directeur d’enquête me refait son topo de la veille, pensant sans doute que j’ai tout oublié. Il rajoute quelques informations fraîches :
— C’est bien elle, nous l’avons identifiée grâce à ses papiers d’identité retrouvés sur place. Type européen, d’une trentaine d’années. Comme je vous l’avais dit, une habituée des soirées chaudes et des boîtes de nuit. Vu l’endroit où on l’a retrouvée, on a mis le gars qui l’a découverte en garde à vue. Quand vous y irez, vous comprendrez pourquoi. Faut vraiment le vouloir pour aller là-bas. Sa famille avait signalé son absence et elle avait placardé sa photo partout dans le département. Belle femme, d’ailleurs.
Personne ne semble vraiment attentif à ses explications et même moi je ne l’écoute que d’une oreille distraite, jusqu’à sa conclusion lapidaire :
— Vous allez voir, docteur, c’est sexuel.
— Ouais, ben, y a pas qu’ça qu’est sexuel, se lâche Brad juste à côté de moi.
Je serais d’ailleurs assez d’accord avec lui. Comme beaucoup dans l’assemblée, ses yeux sont figés sur la substitut du procureur. Même la juge d’instruction et sa greffière paraissent perplexes. Il faut avouer que le spectacle en vaut la peine. Svelte mais pas très grande, ses talons aiguilles lui donnent bien 10 centimètres de plus et se prolongent vers le haut par deux somptueux mollets, suivis de cuisses sculpturales dont les racines sont à peine masquées par le peu de tissu d’une minijupe qui s’arrête aux hanches.
— Ah, la vache, vous avez vu ? À ras le ponton, poursuit mon externe.
— Ah bon, chez vous, c’est « à ras le ponton » ? Nous, dans la région, on dit plutôt « à ras la moule »…
— Non, non, le ponton. En Bretagne, c’est à ras le ponton. Et le piercing ? Vous avez vu le piercing ?
Effectivement, la hauteur des talons à aiguilles a une conséquence directe sur ses courbes : le creux de ses reins est particulièrement cambré, ce qui fait ressortir d’une part une croupe bien ferme, d’autre part un léger bombé abdominal, ma foi plutôt agréable à contempler, au milieu duquel trône un bijou suspendu au nombril. Une énorme larme argentée constellée de petites pierres qui renvoient les rayons du soleil comme autant d’éclats. Impossible de ne pas voir ce ventre qui s’expose comme un miroir aux alouettes, comme une invite à une suite prometteuse.
— Ouah ! Et le bustier, vous avez vu le bustier ? poursuit Brad qui, entre-temps, est devenu écarlate. On a l’impression qu’il va éclater avec ce qu’il y a dedans !
— J’ai l’impression que c’est plutôt vous qui allez éclater… Vous me rappelez le loup de Tex Avery.
— Quelle journée ! Elles sont toutes comme ça, au palais de justice ?
— Les substitutes ? Ben oui, cela fait partie des critères de sélection du procureur, c’est pour faire craquer plus vite les délinquants lors des interrogatoires !
— Pourquoi dites-vous « substitutes » ? Je croyais qu’on disait « la substitut », au pluriel cela fait « les substituts »
— C’est pour vous éviter toute ambiguïté. Vous auriez pu croire que les substituts mâles devaient répondre aux mêmes critères de choix.
— Ben, l’ambiguïté, avec « substitute », elle n’est pas là… On frôle le jeu de mots.
— Pas du tout, je pensais à Substitute, le titre des Who, en 66.
— Je n’étais pas né, je ne connais pas. Mais merde, je n’aurais pas dû faire médecine, j’aurais dû faire droit… Et en plus, elle est blonde !
— Bon, là, on n’est pas bien sûr. On va vous confier une mission, si vous voulez bien. Vous pouvez vérifier ?
— Vérifier si elle est blonde ?
— Ben oui, le sens de l’observation, c’est une des premières qualités d’un légiste ; alors, le temps de la levée de corps, vous avez une chance de vérifier, non ? D’ailleurs, tout le parquet se pose la question…
— Ce n’est pas la peine, j’ai bien regardé, ses racines de cheveux sont bien blondes, c’est une vraie blonde !
— Ce n’est pas comme ça qu’on vérifie…
— Vous ne voulez quand même pas que je lui demande ?
— Et si elle vous ment ?
— Si je pense à ce que vous pensez, je vais me prendre une claque ! Et encore, au mieux. Au pire, je ne préfère pas imaginer.
— Pas sûr, cela peut même être le début d’une histoire d’amour ! Vous avez vu comme elle vous regarde ?
Ce dialogue murmuré est brutalement interrompu par une voix de stentor. Le directeur d’enquête s’impatiente.
— Bien, tous ceux qui vont approcher de près le corps s’équipent de la tête aux pieds, les autres peuvent rester sans protection. Mais ils ne font que regarder.
— Je reste comme ça s’exclame immédiatement la substitute, les yeux braqués sur Brad.
— Moi aussi, répond aussi vite celui-ci, les yeux braqués sur la substitute.
— Très bien. Allons voir, dis-je, les yeux passant de l’un à l’autre.
Sophie et moi nous mettons en tenue : combinaison intégrale blanche en matière spéciale afin de ne laisser échapper aucun fil pouvant polluer les lieux, calot de protection sur la tête pour empêcher les cheveux des intervenants de finir en indices, gants et masque sur la bouche et le nez. Nous chargeons nos sacs à dos et en route.
— Heu, pour la descente, ça ne va pas être très facile. J’ai quand même fait poser une corde, précise mon enquêteur.
Nous quittons la route et nous engageons sur le talus qui descend en pente d’abord douce puis de plus en plus raide. Avec les pluies des dernières heures, le terrain moussu est une vraie patinoire. J’entends derrière moi les cris étouffés des un(e)s et des autres, ponctuant les glissades et les chutes. J’en connais une qui doit regretter ses talons aiguilles. Les gendarmes également, obligés qu’ils sont de déléguer deux des leurs pour soutenir la substitute en déroute. En aparté, les commentaires indélicats sur l’inadéquation de la tenue vont bon train chez les képis.
J’avance en deuxième position, juste derrière le chef d’enquête qui ouvre la voie. Nous approchons du fond de ce petit ravin, il me semble même entendre le murmure du cours d’eau qui coule en contrebas. Il ne nous reste plus qu’une dizaine de mètres à parcourir lorsque le sentier abrupt et incommode sur lequel nous cheminions disparaît brutalement dans un à-pic. Pas très haut, mais quand même assez pour nous empêcher de sauter. L’excursion se termine par une brève descente en rappel installée par les gendarmes. Rien de bien dangereux, mais c’est assez impressionnant. Mon équipe s’en sort tant bien que mal, la substitute est descendue au harnais par des gendarmes grincheux, sous l’œil attentif de Brad qui, d’en bas, ne rate pas une miette du spectacle. Histoire de répondre à sa première mission médico-légale. Je l’entends bougonner entre ses dents :
— Pas assez de lumière, on n’y voit rien. Dommage, j’étais bien placé.
Nous nous retrouvons dans le lit d’un ruisseau. À droite, un tunnel de tôles ondulées permet son passage sous la route. Le directeur d’enquête nous entraîne vers la gauche, dans un étroit vallon en pente très douce. L’atmosphère fraîche est saturée d’humidité et la lumière du soleil a bien du mal à se frayer un chemin entre les frondaisons des buis gigantesques qui ont poussé là. Je n’en avais jamais vu d’aussi grands. Il y a également de nombreux ifs.
La scène de crime se révèle enfin à nos yeux, parsemée de petits chevalets de plastique jaune portant de gros chiffres noirs, déposés par les techniciens d’investigation criminelle intervenus dès la découverte macabre. Ils signalent la position et le numéro de chaque indice. Je note mentalement le numéro posé près du corps, le dernier d’une longue liste : « 35 ». Cela promet.
Une gigantesque bâche d’un bleu gendarmerie suspendue au-dessus du ruisseau est illuminée par les quelques rayons qui arrivent à percer la végétation. Tendu la veille pour abriter le site de la pluie, ce chapiteau incongru donne à l’ensemble un aspect étrange, presque irréel. Un peu comme si la fête prévue sous le vélum avait tourné au drame. Un drame tout entier symbolisé par ce corps nu, d’une blancheur absolue, comme crucifié sur un rocher noir.
Impossible de ne pas être frappé par la position du corps de cette femme. Les jambes repliées sous elle, le talon gauche au contact du pubis, entre la racine des cuisses, l’autre talon sous la fesse droite, le dos allongé sur la face plane d’un gros bloc de pierre presque vertical, les bras presque horizontaux dans un simulacre de crucifixion. La tête, à l’abondante chevelure d’un roux flamboyant, est rejetée en arrière, les yeux et la bouche ouverts. Contrastant avec la pâleur de la peau, une large tache noire à berges rouges, équivalant à la surface de deux mains, s’étale sur le pubis de la victime dans une forme de cœur et s’étend vers la racine des cuisses.
Fermant un œil, joignant mes pouces et mes index en un cadre improbable, l’image qui m’apparaît est une mise en scène obscène où les contrastes des couleurs m’évoquent les tableaux de Goya, cet immense peintre des souffrances humaines. Belle photo en perspective !
Comme à mon habitude, je ne m’attarde pas immédiatement sur le sujet principal de mon travail. Je préfère toujours m’imprégner des impressions et des ambiances alentour. Abandonnant le corps, je poursuis mon cheminement en suivant le ruisseau. Seul ou presque : en dehors de la substitute et de Brad, personne ne se décide à me suivre. Il faut dire que tous me connaissent et savent que j’ai besoin de solitude pour m’imprégner des lieux. Quant à Pitt, il est resté scotché, la bouche ouverte, devant le cadavre. Son premier.
J’entends le bruit feutré des dialogues qui agitent le groupe resté en arrière. Au fur et à mesure de ma progression, ces conversations se perdent dans le bruissement des feuilles.
Le ruisseau-sentier est parsemé de chevalets jaunes dont les chiffres vont en diminuant. En fait, les premiers enquêteurs sont arrivés par l’aval, comme le promeneur suspect, et ont posé les repères au fur et à mesure de leur progression vers l’amont. Je me demande un instant si le chemin escarpé de la descente n’est pas une petite vengeance, histoire de se consoler de la longue attente nocturne sous la pluie. Mais non, la suite va me montrer que l’autre choix était une très longue marche en terrain humide. Je me retourne pour faire quelques commentaires, mais cette fois-ci, je suis seul. Mes deux accompagnateurs ont disparu.
Je poursuis et parviens ainsi jusqu’à la bande jaune tendue en travers du ruisseau, marquée « Gendarmerie nationale défense de pénétrer ». Un peu plus loin, c’est la limite du territoire sauvage : au-delà, des prairies humides conduisent jusqu’aux berges de la Vienne, de grands herbages prêts à accueillir les pique-niques familiaux, typiques des zones de loisirs. Sous les saules, j’aperçois un très joli petit pont de bois, style « pont des Nymphéas ». Décidément, entre Goya et Monet, l’ambiance est aux peintres célèbres. Je me demande qui aurait pu mettre sur la toile notre substitute en talons aiguilles. Enfin, sur la toile, façon de parler.
Il est temps pour moi de rebrousser chemin. Cette fois-ci, je saisis en numérique des vues générales et le détail de chaque indice. Je reviens à la hauteur du chevalet n° 1, posé à côté d’une chaussure de femme. Éloigné de 2 mètres, le chevalet n° 2 tient compagnie à son alter ego. Puis le 3, le 4, et ainsi de suite sur près de 50 mètres. Tous les indices ont été protégés par des sacs plastique. Il s’agit bien du chemin suivi par la victime et son agresseur. Car à l’évidence – mais il faut toujours se méfier des évidences, je n’ai de cesse de le répéter à mes étudiants – et pour tous les témoins présents ce matin-là, il s’agit bien d’une agression à caractère sexuel.
Lorsque je suis de retour près du corps, le silence est absolu. Je continue mes photos. Le chevalet 35, sur un rocher rond et moussu tout proche du corps, protégé par le vélum bleu, marque un sac à main ouvert et renversé. Un gendarme me tend plusieurs scellés.
— C’est le contenu de son sac, il était dispersé autour du corps. On l’a mis sous scellés, pour le protéger de la pluie.
Dans un sachet plastique, je reconnais une ordonnance datant d’une semaine dont les médicaments ont bien été délivrés, comme en témoigne le cachet du pharmacien. Dans un autre, des plaquettes de médicaments et quelques préservatifs, enfin un petit carnet d’adresses. À part, un emballage déchiré.
— Vous avez retrouvé la capote ?
— Non. Pourtant, on a tout fouillé dans un rayon de 200 mètres. Introuvable.
— Sophie, vous pouvez recenser les médicaments, s’il vous plaît ?
— On vous a préparé la liste, docteur. On a eu le temps.
Allusion perfide. Alors que le silence est retombé et que je suis profondément plongé dans la lecture d’une longue liste de molécules, la voix du directeur d’enquête me fait sursauter :
— Son pubis… Vous avez vu son pubis ?
Le chef enquêteur tient à son hypothèse de crime sexuel. Il aimerait que le légiste la lui confirme sur-le-champ. Il est vrai que ce pubis saillant est original : la toison rousse est coupée court, sa couleur rutilante tranche sur un fond noir charbon. La peau y est dure, séchée, cartonnée, ce qui contraste avec la souplesse de la peau blanche environnante. Les grandes lèvres sont gonflées, noires elles aussi, mais elles ne sont pas desséchées, plutôt humides et suintantes. En les examinant de plus près, je dépiste des occupants inattendus. De belles larves grassouillettes bien blanches qui étaient abritées par le talon gauche et qui fuient vers l’obscurité du vagin : des asticots. Si tous voient ce pubis d’aspect calciné, moi, je vois surtout les asticots qui grouillent. Photos.
Au-dessus du pubis, l’abdomen présente un ombré bleuté qui annonce la putréfaction toute débutante. Et sur le thorax, quelques veines sont plus visibles que les autres, premier signe de circulation posthume. Si j’en crois la taille des asticots, le corps est là depuis plusieurs jours. Je garde ces réflexions pour moi : en médecine légale, il est toujours dangereux de parler trop vite, au risque d’énoncer une contre-vérité qu’il faudra démonter péniblement par la suite.
— Docteur, on vous a mis de côté quelques bouteilles.
— Pour l’apéro ? Et au fait, votre substitute et mon externe, vous les avez vus ?
— Non, pas depuis que vous êtes parti avec eux. Et les bouteilles, ce ne sont pas les nôtres. On les a trouvées en remontant la piste. Bon, je vous donne la liste : deux de tequila, trois de gin, cinq de vodka. Toutes vides.
— C’est pour me faire travailler plus vite ? Vous êtes pressé ?
— … ?
— Oui, une levée de corps TGV, quoi…
— Ah, ah…
Je fixe à nouveau mon attention sur le corps. C’est que les traces sont nombreuses ! Il existe, entre autres, des ecchymoses ou hématomes récents sur les deux bras et sur les deux cuisses. Mais assez larges, comme dans les chocs contre l’environnement, peu caractéristiques de saisie ou de contention forcées. Aucune plaie. Ni de traces de strangulation.
— Bon, résumons-nous, docteur. Elle a été vue vivante la dernière fois le 26 septembre dans la soirée. Elle a été retrouvée sans vie le 3 octobre vers 17 heures. On est le 4. Que pensez-vous pouvoir nous donner comme date de décès ?
— Pff. Ça va manquer de précision. Ce n’est pas comme avec le TGV. Pas le cocktail, le train. Lui, il enregistre. Alors, la précision… sauf si vous poursuivez l’élevage des asticots. Mais ça, c’est de l’entomologie, je ne suis pas compétent.
— On a ce qu’il faut à l’IRCGN, docteur.
— N’hésitez pas à les leur confier. En tout cas, pour moi, sous réserve de méthodes plus précises, c’est un décès aux environs du 28 septembre. Ça vous laisse un petit choix : le 27, ou le 28, ou le 29. Avant et après, je n’y crois pas. En tout cas, j’ai une certitude : pas le 31… ça, c’est sûr.
— Pourquoi pas le 31 ? s’exclame Pitt, resté silencieux jusque-là.
— Vous n’étiez pas au courant ? Cette année, ils ont supprimé le 31 septembre… Hou là là, vous êtes perturbé, vous ! C’est à cause de la rousse ou de la blonde ?
— Ben, les deux, mais vous disiez que blonde, c’était pas certain. Vous savez maintenant ?
— Moi, non. Mais Brad étudie le problème.
Il est temps de passer à la suite. Avec Sophie, nous emballons la tête et les mains de la victime dans des sacs de papier kraft afin que, durant les manipulations et le transport, aucun élément, même le plus ténu, ne puisse être perdu. Au passage, je remarque une cyanose intense des ongles.
Il s’agit maintenant de déloger le corps de son rocher pour le poser sur un grand drap blanc tendu sur le sol. L’opération se passe sans anicroche, c’est l’occasion de constater que les rigidités ont disparu. Puis une petite demi-volte et madame se retrouve sur le ventre. Là le spectacle s’aggrave. Je peste intérieurement : les fans de la position en levrette risquent d’être perturbés lors de leur prochain câlin. Toute la partie médiane du bas du dos, entre les fesses, et la région du sacrum sont putréfiées et bourrées d’asticots. L’effet du contact du rocher moussu et humide. Quant à l’odeur… Le reste de l’examen va très vite, pour constater que le dos comme la nuque sont indemnes de toute plaie, de tout hématome. En revanche, une belle collection de multiples griffures superficielles et de petites érosions cutanées s’expose, dispersée sur le dos, les fesses, les genoux, les jambes, les avant-bras. Comme on l’observe lors d’un passage dans les taillis. Sauf que, là, les passages toute nue dans les branches, ça a dû faire mal ! Enfin, il y en a qui aiment cela, se balader nus dans la nature. Un petit clignotant s’allume dans mon cerveau : drôle d’association d’idées, mais je tiens un truc à creuser. Sophie remarque mon temps d’arrêt, mais ne dit rien.
Reste maintenant à faire rentrer la dame dans sa housse mortuaire. Bras et jambes reprennent leur position normale sans difficulté. Fin de mes investigations sur les lieux. Je reste silencieux. Le directeur d’enquête tout comme la juge d’instruction se gardent de tout commentaire, me laissant réfléchir. Quant à la substitute et à mon externe, ils ont définitivement disparu.
Je n’apprendrai plus rien sur les lieux. Tandis qu’une équipe spécialisée se charge d’évacuer le corps par le fond du vallon, au prix d’un brancardage difficile, toute notre troupe opère une remontée plus ou moins académique vers la route départementale, qui a été rouverte à la circulation. La présence des voitures de la gendarmerie a d’ailleurs agi comme un aimant à blaireaux, attirant de nombreux curieux qui en sont pour leurs frais : il n’y a rien à voir.
Il est 14 heures, et avant de nous séparer, le chef enquêteur revient vers moi. Il est de coutume que le légiste livre oralement ses premières conclusions.
— Docteur, je suppose qu’il faut attendre pour en savoir plus ?
— Je ne sais pas si c’est sexuel. Réellement, ça peut le faire croire, ça peut l’être, mais il n’y a rien de sûr. Pour les certitudes, il faut attendre l’autopsie.
— Pour la date du décès ?
— Cela fait plusieurs jours que le corps est là.
— Pas très précis, mais je vais m’en contenter en attendant. OK. Je doute que notre promeneur soit en cause, parce qu’alors je ne comprends pas l’intérêt qu’il aurait à nous amener sur les lieux de son crime. Quoique parfois ils sont tellement bizarres.
— Bizarres ? Vous avez dit…
— Oui, j’ai dit bizarres. Vous savez, par exemple, ces gars qui viennent se faire interviewer par les enquêteurs sur les lieux de leur forfait ou ceux qui veulent aider les journalistes. Non, zut, l’inverse. Ne m’en veuillez pas, la nuit a été courte ! Bon, ce qu’il a dit ce matin est cohérent, on va le relâcher. Quitte à le récupérer plus tard.
Retour à la voiture. Brad est subitement réapparu. Comme la substitute, d’ailleurs.
— Vous avez de la mousse dans les cheveux !
— …
— Alors, qu’en pensez-vous ? C’est sexuel ou ça ne l’est pas ? Je vous parle de notre rousse…
— Elle n’est pas rousse, elle est blonde, dit-il en piquant un fard.
— Revenez avec nous, je vous parle de la femme retrouvée morte sur le rocher.
— Ah oui ! Euh… vous savez, c’est la première fois et j’étais un peu distrait.
— Un peu, oui… Ça vous a plu, la balade à la campagne ? Ça change de l’hôpital, hein ?
— Arrêtez de le chambrer, intervient Sophie. Il va croire qu’on ne pense qu’à ça. Vous, vous n’y croyez pas, hein ?
— À quoi ? Qu’elle est blonde ?
— Vous savez bien.
— Non. Dites-moi.
Pitt, mon jeune stagiaire juriste, qui est resté attentif et coi pendant quasiment toute la matinée, se lance à son tour :
— Mais c’est forcément sexuel ! Vous avez vu, elle est toute nue dans un endroit où cela n’a pas lieu d’être. On imagine bien le satyre qui vient et qui la viole.
— Non, qui va, qui vient et qui la viole. Vous avez oublié l’élément dynamique !
— Et la grande trace sur le pubis, alors ? Sans parler des fesses. C’est érogène, les fesses. Elle s’est fait battre, cette pauvre fille. Et sur les bras, les hématomes ? Elle s’est fait malmener, c’est évident !
Il insiste, malgré mon air ironique. Je finis par lui rappeler l’un des préceptes que j’enseigne à l’Institut de sciences criminelles et qu’il n’a visiblement pas retenu : attendre d’avoir tous les éléments pour tirer les conclusions. Pour l’instant, je ne sais pas. Ce que je me borne à répéter à ma petite équipe.
— N’empêche. Vous n’y croyez pas.
— Ah ! Sophie, il ne faut pas tout leur dire. Sinon, ce n’est pas drôle.
Pas question d’attaquer une autopsie le ventre vide : une fois au CHU, je convie l’équipe à un déjeuner tardif et rapide dans les locaux de l’internat. Ce qui ne manque pas de provoquer la stupeur chez notre ami juriste. Car l’endroit, comme le veut la tradition des carabins, se veut l’expression à la fois d’une certaine forme de génie artistique et d’un goût certain pour la débauche et les plaisirs de la chair. Les murs de la grande salle réservée aux repas sont recouverts d’immenses fresques hautes en couleur, réalisées avec l’aide des étudiants de l’école des beaux-arts de Poitiers. S’inspirant de photographies authentiques des grands patrons de l’hôpital, les artistes ont placé ces respectables personnages, membres éminents de la notabilité poitevine, dans d’étranges positions, tout en les dotant de sexes surdimensionnés.
Par charité, pour épargner à Pitt le choc des images, je l’ai installé le dos à la fresque principale. Mais c’est peine perdue, et je crains qu’il n’attrape rapidement un torticolis. Sa tête s’agite dans tous les sens, à croire qu’elle est montée sur roulements à billes, à l’image de la jeune Regan possédée par Pazuzu, dans L’Exorciste. Finalement, son regard se fixe sur sa gauche, sur la « reproduction » de la façade de Notre-Dame-la-Grande.
— Je ne comprends pas, il y en a qui sont représentés plusieurs fois, les deux du vitrail au centre de la façade. Un tout petit homme et une femme mince. Lui, on le retrouve dans le bassin des fonts baptismaux. Il est plus important que les autres ?
— C’est le doyen.
— Pourtant, il ne fait pas beaucoup plus vieux que les autres.
— Non, ce n’est pas le plus vieux, c’est le doyen de la faculté de médecine. Le patron, quoi. On l’appelle comme cela par tradition, parce que depuis 68, en théorie, son titre c’est « directeur de l’UFR ». Comme c’est moins prestigieux, on continue à l’appeler « doyen ». Cela lui fait plaisir. Chez vous, c’est pareil, non ?
Pitt reste coi. Quelque chose le préoccupe.
— Mais la femme qui le tient sur ses genoux, c’est sa maîtresse ?
Éclat de rire général dans l’assistance.
— Vous savez, les artistes sont libres de leur interprétation. Cela n’engage qu’eux !
— Vous pouvez bien me le dire ?
— Et le secret médical, vous l’avez déjà oublié ?
— Je sais, vous me l’avez suffisamment dit et répété. Je ne dois rien rapporter de ce que j’aurais vu, entendu ou compris. J’ai tout juste le droit d’en parler avec vous. Ou de me taire. Comme en garde à vue. D’ailleurs, c’est marqué sur le mur, dans le serment d’Hippocrate.
— Tout à fait.
— Mais si vous ne voulez pas me le dire, c’est que cela doit être vrai.
— Sacré élément de preuve, ce que vous me dites là !
Il se retourne.
— Et derrière nous, celui qui a un air béat avec une sucette à la bouche ? On ne voit pas ce qu’il fait avec son sexe. Ce ne serait pas votre confrère qui vous a dit bonjour, quand on est arrivé ?
— Oui, c’est un grand chirurgien. Vous avez le sens de l’observation. C’est bien, c’est utile en médecine légale.
— Et vous avez vu ? Il y a de superbes femmes, je n’ai jamais vu des seins aussi beaux…
— Ah bon ? Et la substitute ?
— C’est malin, s’exclame Brad qui, au passage, repique un fard.
— Elles ont posé nues ? s’enlise un peu plus Pitt.
— Il fallait bien. Et en séance publique, pendant l’amélioré[21] du mercredi. On était tous là. Le plus dur, ça a été pour les hommes. Garder l’érection pendant toute la pause, au bout de deux heures, cela devient douloureux…
— Deux heures ? Ce n’est pas vrai ?
— Si, si, je vous assure. En médecine, nous sommes très entraînés. Vous connaissez notre réputation. Les plus vieux ont quand même pris du Viagra.
— Vous me faites marcher.
— Pourquoi ? Deux heures, vous n’y arrivez pas, à la fac de droit ?
Marie qui nous a rejoints et Sophie ont du mal à garder leur sérieux. Un « Arrêtez, il est tout jeune, il va croire n’importe quoi » met fin à mes plaisanteries. Mais l’atmosphère érotique des lieux conforte sans doute le juriste dans son impression. Entre deux bouchées de son boudin-purée, Pitt répète :
— Elle a bien été violée, elle a bien été violée.
Je m’efforce de le ramener à la raison en terminant mon lapin chasseur (car c’est ainsi, nous avons un large choix de plats de qualité à l’internat du CHU de Poitiers).
Pendant ce temps, le corps rapatrié dans nos locaux a été entièrement passé au scanner dans sa housse, puis installé sur la table d’autopsie, dans la salle principale. Des clichés qui, lorsque je les examine, ne révèlent strictement rien d’anormal. Aucune fracture, en particulier, qui pourrait être la conséquence d’une agression. Les enquêteurs et la substitute du procureur nous ont maintenant rejoints. Il est temps de passer à l’examen du corps.
Je reprends d’abord l’inspection externe détaillée. Certes, j’ai déjà examiné le corps sur le terrain. Mais les conditions sont rarement idéales à l’extérieur. Les manipulations sont compliquées, la lumière est insuffisante. Une fois qu’il est sur la table, des détails visuels passés inaperçus lors du premier contact peuvent devenir évidents.
J’examine à nouveau la peau sur toute la surface du corps, à la recherche d’égratignures qui pourraient évoquer une contention forcée, en particulier au niveau des chevilles et des poignets. Rien. Mais compte tenu du contexte très particulier de cette affaire, je préfère redoubler de précaution. Je fais des « écouvillonnages sur les surfaces de prise ». Les amateurs de la série télévisée Les Experts connaissent bien cette phase qui consiste à passer une sorte de Coton-Tige sur les endroits où l’agresseur a pu laisser sa trace. Le violeur tente généralement d’immobiliser sa victime et de parvenir à ses fins en la tenant par les poignets, les bras, les chevilles ou le cou. Sans oublier la face interne des cuisses. Lors de ce contact, il laisse nécessairement quelques-unes de ses cellules, donc son ADN que des prélèvements peuvent retrouver. J’inspecte également le dessous de ses ongles, à la recherche de fragments de peau d’un éventuel agresseur. Rien. L’examen externe ne révèle strictement rien d’autre.
La phase suivante consiste à rechercher d’éventuels hématomes qui seraient restés invisibles sous la peau. Pour cela, on pratique d’ordinaire ce que l’on appelle les « crevés », de longues incisions le long des membres. Mais le risque existe toujours de passer à côté d’une lésion. Aussi, et là encore en raison du contexte, j’opte pour un écorché complet. L’opération est longue, pas toujours très facile, mais c’est la seule méthode qui ne laisse rien au hasard. Pour cela, j’incise la peau et je glisse la lame de mon bistouri entre la couche de graisse et les muscles afin de la décoller entièrement. Ce « déshabillage » du cadavre ne donne rien. Pas le moindre bleu à la face profonde de la peau.
La suite est plus classique. Je pratique une incision profonde du menton au pubis. Difficulté inhabituelle dans cette zone : au niveau de la tache sombre, la peau est entièrement desséchée, dure comme un vieux cuir épais. Mais à sa profondeur, aucune trace d’ecchymose ou d’hématome qui témoignerait de coups. Il s’agit bien d’une déshydratation très localisée de la région et non de traces de coups.
Le corps ouvert laisse apparaître une congestion diffuse des organes. La pesée révèle un foie, des poumons et un cerveau anormalement lourds. La section du tissu pulmonaire montre un œdème important, il y a d’ailleurs une mousse rosée dans les bronches. La vessie est pleine à éclater. Tous les arguments en faveur d’une intoxication. Bien évidemment, c’était une de mes hypothèses silencieuses, compte tenu de la grande quantité de médicaments trouvés dans le sac à main de la victime et des bouteilles d’alcool. Mais les analyses toxicologiques demandées en urgence ne sont pas encore réalisées. Dans l’estomac, je ne remarque qu’un peu de liquide gastrique, comme chez quelqu’un à jeun. Plus inhabituelle est la présence de petites feuilles : trois petites feuilles arrondies de buis, également quelques feuilles plus étroites et plus longues, plates et luisantes malgré l’action du liquide gastrique. Et deux petites boules noires. Le tout est soigneusement lavé et mis sous scellés. Je retrouve la même présence intrigante dans son œsophage, que j’ouvre sur toute sa longueur.
— Marie, c’est à vous. Vous avez vu la technique à plusieurs reprises. Maintenant, vous mettez en application. Vous m’extrayez les organes génitaux.
Je vois passer une petite inquiétude dans ses yeux, au-dessus du masque de protection qui couvre son visage. Mais elle ne dure qu’une fraction de seconde.
— Oui, chef.
Je lui tends le bistouri, qu’elle saisit d’une main assurée.
Le bistouri part en arrière de l’anus, remonte de part et d’autre, fait un large tour de chaque côté des grandes lèvres et vient rejoindre l’incision principale de l’abdomen. Il ne reste plus qu’à extraire, dans un seul mouvement, tout l’appareil génital qui est déposé sur la planche de dissection. Marie procède à quelques prélèvements dans l’anus et le vagin, afin de conserver d’hypothétiques traces d’ADN. Elle réalise des frottis sur des lames de verre afin de rechercher la présence de spermatozoïdes. Ce ne serait pas une preuve de viol. Mais cela pourrait permettre, dans le cas d’un viol avéré par d’autres moyens, d’obtenir l’ADN du violeur.
Marie passe ensuite à l’ouverture des organes. Un coup de ciseaux incise l’anus dans toute sa longueur, révélant une paroi interne sans la moindre trace de pénétration violente. Même opération sur le vagin, avec le même résultat. Sauf que la place est déjà occupée : par les asticots ! Je soupire ; ce soir, ce sera abstinence…
— Au fait, Marie, vous connaissez la définition du viol ?
— Bien sûr : « Tout acte de pénétration sexuelle de quelque nature que ce soit commis sur la personne d’autrui avec violences, sous la contrainte ou sous la menace… »
— Stop ! Brad, complétez la phrase !
— Zut, à chaque fois j’oublie.
— La surprise, Brad. La surprise.
Dernier coup d’œil du côté de l’utérus et des ovaires afin de détecter une éventuelle grossesse. C’est en effet un mobile d’agression pour des partenaires peu portés sur la paternité. Mais non, la dame n’attendait pas d’heureux événement.
L’autopsie est terminée et je n’ai aucune cause de mort à proposer aux enquêteurs. Mais des arguments pour une cause toxique. En tout cas, il n’y a pas eu de violences sévères.
Cette journée a été rude. J’arrive à la maison trop tard pour dîner avec la famille. Les enfants sont déjà couchés. Après avoir dégusté l’une de mes terrines favorites, du cerf aux fruits secs, je m’assoupis doucement devant le feu qui crépite dans la cheminée. Lorsque, brusquement, une image surgit dans mon esprit embrumé, comme un flash. La victime du petit vallon m’apparaît, crucifiée. Je me réveille en sursaut, couvert de sueurs. Je crois qu’il est temps d’aller au lit.
Les jours passent. Les gendarmes poursuivent l’enquête. Ils reconstituent peu à peu l’itinéraire de la dame, ses multiples conquêtes, sa fréquentation assidue des boîtes de nuit. Pas grand-chose à voir avec l’emploi du temps d’une jeune femme sage. Et s’ils n’éliminent pas la piste criminelle, ils s’avouent peu convaincus par la scène de crime. Mais aucune piste à l’horizon.
J’ai repris mon activité quotidienne ordinaire, faite de rapports à rédiger, de cours à donner et d’expertises à pratiquer, le tout agrémenté de mille formalités administratives. Mais cette histoire me tracasse. Au point que je fais des rêves étranges et à répétition. En fait toujours le même : je me revois, enfant de chœur dans la petite chapelle de mon village, à la fête des Rameaux, sous la férule du curé en soutane. Une nuit, le souvenir se précise. Toujours dans l’église, toujours en train de préparer les rameaux. Je tiens une branche de buis entre les dents, lorsque le curé se précipite vers moi en hurlant quelque chose d’incompréhensible. Manifestement, mon inconscient travaille.
Finalement, la toxicologie revient. Elle n’est pas banale. D’abord, il y a une difficulté technique. Le sang prélevé a coagulé malgré les précautions. Inexploitable avec les techniques courantes. En revanche, la vessie pleine a parlé : les urines contiennent une concentration très importante d’une molécule particulière, la carpipramine, principe actif d’un médicament utilisé dans les états anxieux et dans certains troubles psychotiques. Par ailleurs, il n’y a ni alcool ni stupéfiants.
Mais l’interprétation des dosages urinaires est beaucoup plus complexe que celle des dosages sanguins. En effet, le taux urinaire d’une molécule ne dépend pas seulement de son taux sanguin, mais également de la filtration du sang par les reins, qui modifient la concentration des urines. Or celle-ci peut varier considérablement en fonction de nombreux facteurs. Quoi qu’il en soit, ce taux particulièrement élevé correspond manifestement à un surdosage. Surtout, les symptômes de l’intoxication expliqueraient parfaitement les constatations de la levée de corps : le surdosage entraîne en particulier une confusion mentale, une désorientation, un délire, des hallucinations et une agitation.
La scène de crime prend dès lors un tout autre aspect : déprimée, anxieuse, ma victime a pris ce médicament. En grande quantité, sans que l’on puisse dire que c’était volontaire. Peut-être l’angoisse était-elle trop grande pour elle qui avait déjà été hospitalisée en psychiatrie. Ce serait alors un possible surdosage accidentel. D’où les troubles du comportement. Perdue dans une errance sans fin, incapable de s’orienter, incohérente, elle suit le petit ruisseau à partir du pont des Nymphéas, semant au passage ses chaussures puis ses habits, bataillant avec les branchages, glissant sur la mousse humide, jusqu’à heurter les rochers ronds de l’environnement. D’où les nombreuses traces relevées. Mais pas de viol, dans tout cela. Puis elle décède du surdosage.
Il me reste quelques interrogations. Quid des bouteilles d’alcool sur lesquelles on a retrouvé ses empreintes ? Et de cette courte période où, disparue, nous en sommes certains, elle était encore vivante ? Aurait-elle passé quelques jours à boire dans son petit vallon avant d’absorber ses médicaments ? Puis, en panne d’alcool (lui aussi anxiolytique), aurait-elle décidé d’en finir ? Pourquoi pas ! Tout cela reste des hypothèses et une bonne base pour un scénario.
Mais que viennent faire mes rêves là-dedans ? Brutalement, ils se télescopent avec une de mes autopsies. Celle d’une autre victime d’intoxication médicamenteuse avérée. Cette fois, je suis bien réveillé. Le suicide ne fait aucun doute. Les gendarmes ont retrouvé une lettre d’adieu, et tous les témoignages décrivent un état dépressif profond. J’en suis à ouvrir l’estomac de la victime, lorsque je découvre un petit fragment de plastique argenté provenant d’une plaquette de médicament. J’ai un flash brutal. L’image des feuilles de buis dans l’estomac de la dame sur son rocher vient se superposer à celui du fragment de blister dans cet estomac. Et dans le même temps, la phrase indistincte du curé en soutane de mes rêves vient de se décoder. J’entends : « Jette ça, petit malheureux, tu vas t’empoisonner ! »
Très perturbé par ces événements, je termine tant bien que mal l’opération en cours, pour me précipiter, aussitôt changé, vers mon bureau, afin de consulter mon livre sur les plantes toxiques. Un ouvrage magnifiquement illustré qui confirme ce que mes rêves avaient fini par me dire : le buis est un poison. Mais aussi et surtout l’if. Ça, je le savais, mais les petites feuilles étroites n’avaient pas suffisamment retenu mon attention. Dans son délire, notre victime avait également ingéré ces végétaux hypertoxiques dont j’ai retrouvé des traces dans l’œsophage et l’estomac. Quant à savoir lequel des toxiques, médical ou végétal, l’a tuée, cela restera toujours une interrogation.
Du jour au lendemain, mes rêves d’enfant de chœur ont disparu.