CONVERSATION AVEC KATHY REICHS

Kathy Reichs évoque les cas sur lesquels elle a travaillé, ceux dont elle s’est inspirée pour ce dernier roman, la différence entre la vraie Kathy Reichs et la Temperance Brennan imaginaire, et elle nous parle de la série télévisée Bones.

 

Est-ce que Les os du diable a pour point de départ une affaire véritable ?

Toutes sortes de choses étranges aboutissent dans mon labo. Des crânes réduits, par exemple, qu’on me demande d’analyser afin de déterminer leur authenticité. Il s’agit souvent de crânes d’oiseaux ou de chiens.

Mais il m’arrive parfois d’avoir à analyser de véritables crânes humains. Certains d’entre eux sont peints ou décorés ; d’autres ont été brûlés par la flamme d’une bougie et en portent les traces ; d’autres encore sont recouverts de cire fondue, de sang ou de plumes d’oiseaux.

Il s’agit en fait d’objets rituels. Ces crânes-là ont servi à orner des autels ou ont été utilisés au cours de rites religieux ou lors de l’élaboration de sortilèges. J’ai travaillé sur un certain nombre de cas semblables. Chaque fois, cela m’a donné à réfléchir sur les religions marginales et les systèmes de croyances qui dupent ou rebutent le plus grand nombre.

Les os du diable s’inspire de plusieurs cas qui ont enflammé mon imagination au cours d’une longue période. J’ai personnellement travaillé sur certains d’entre eux ; d’autres m’ont été décrits par des collègues ; d’autres enfin ont fait l’objet de débats dans des revues médico-légales ou lors de symposiums réunissant des spécialistes.

 

Comment avez-vous effectué vos recherches pour Les os du diable ?

Voilà déjà une vingtaine d’années, lors d’une réunion de l’American Academy of Forensic Sciences, j’ai assisté à la lecture d’un compte rendu fait par un pathologiste employé par le bureau du médecin légiste du comté de Dade, à Miami. Ses recherches concernaient une religion marginale connue sous le nom de santería.

Il s’agit d’une religion syncrétique résultant du mélange de pratiques religieuses originaires d’Afrique avec des rituels catholiques. Elle est apparue à l’époque où les esclaves, transplantés en Amérique du Nord, se sont vu interdire de pratiquer leurs croyances ancestrales. Pour survivre, ils ont donné à leurs dieux africains traditionnels l’apparence de saints catholiques. Ce rapport m’avait beaucoup impressionnée. J’ai réussi à le retrouver. Sa lecture a suscité chez moi le désir de connaître d’autres religions considérées elles aussi comme marginales. Un collègue à l’Université McGill m’a parlé d’une étudiante qui travaillait l’été comme cuisinière dans un camp wiccan. C’est par elle que j’ai démarré mes recherches sur la philosophie et les pratiques des wiccans.

Vous voyez donc que ces recherches, parties de mon labo, ont emprunté un chemin universitaire grâce à des collègues spécialisés en littérature, chemin au terme duquel j’ai finalement rencontré des pratiquants. Tout au long de cette période, j’ai fait la connaissance de gens passionnants et appris une foule de choses sur des religions qui étaient demeurées hors de mon champ d’investigation personnel.

 

Qu’est-ce qui vous a incitée à creuser le thème des policiers tués dans l’exercice de leurs fonctions ?

Cette partie du roman m’a été inspirée par des événements qui se sont passés dans ma ville de Charlotte, en Caroline du Nord, le 1er avril 2007. Ce jour-là, répondant à un appel, les officiers de police Sean Clark et Jeff Shelton se sont rendus à un complexe domiciliaire à East Charlotte. Le problème résolu, ils s’apprêtaient à repartir lorsqu’un individu n’ayant rien à voir avec l’affaire pour laquelle ils avaient été appelés s’est adressé à eux. L’échange terminé, ils faisaient demi-tour pour rejoindre leur voiture quand l’homme a sorti une arme et leur a tiré dans le dos.

Cet accident a eu un retentissement énorme sur la population. À l’époque, je venais tout juste de commencer Les os du diable. Incapable de chasser ce drame de mon esprit, j’ai décidé de l’incorporer à la trame de mon histoire et de dédier mon roman à tous ceux qui ont donné leur vie pour protéger les citoyens de Charlotte-Mecklenburg.

 

Comment organisez-vous votre vie entre vos trois activités d’auteur de romans à succès, d’anthropologue judiciaire et de scénariste pour la série télévisée Bones, produite par Fox ?

Cela exige avant tout une bonne organisation. Si je n’inscrivais pas la moindre chose à faire dans mon ordinateur et dans mon BlackBerry, je ne serais probablement pas capable d’assurer la moitié de mes engagements.

Ma discipline doit être d’autant plus sévère que mes activités se déroulent dans trois villes distinctes : Charlotte, en Caroline du Nord, où j’habite et effectue la majeure partie de mon travail d’écrivain ; Montréal, où je ne suis pas seulement employée par le Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale, mais où je siège également au conseil consultatif des Services nationaux de police ; enfin Los Angeles, où est tournée la série Bones dont je suis l’un des producteurs.

Lorsque je ne suis pas en train de voyager – pour assurer la promotion d’un roman ou donner une conférence, pour travailler sur un cas ou témoigner au tribunal, ou pour régler des questions de production –, je consacre toutes mes journées à l’écriture. J’essaie de m’asseoir à ma table à huit heures du matin et d’y rester jusqu’à cinq heures, sinon plus. Quand j’ai du temps libre, j’écris.

 

Quelle a été votre réaction en voyant votre héroïne à l’écran ? De quelle façon vous impliquez-vous dans la production de la série ?

Je ne saurais décrire mon travail sur Bones autrement que par les mots : un vrai bonheur ! Bien sûr, j’ai connu des périodes d’inquiétude, voire d’angoisse, lorsqu’il s’est agi de déterminer l’apparence de mon héroïne, de définir son âge, de choisir l’actrice qui tiendrait ce rôle.

Mais avant de signer le contrat, j’ai fait la connaissance de Barry Josephson et Hart Hanson, les deux autres producteurs exécutifs du trio que nous formons. Ils m’ont promis de donner à Tempe un âge réaliste et de veiller à ce que soit respecté l’aspect scientifique du récit. Ils ont su me convaincre qu’ils souhaitaient sincèrement me voir participer à l’élaboration de la série.

Et de fait, je travaille sur tous les épisodes. D’abord, en assistant les scénaristes. Ils construisent chaque scénario comme s’il s’agissait d’une histoire à part entière. Ils me posent des questions d’ordre scientifique et je propose des solutions. Le scénario achevé, je le lis et j’envoie mes commentaires aux deux autres producteurs, ainsi qu’aux scénaristes.

Je me rends périodiquement à Los Angeles pour assister au tournage. Je discute avec Emily Deschanel, qui incarne Tempe ; je rencontre les producteurs, les scénaristes et les accessoiristes.

Dans mon esprit, Bones se déroule plusieurs années avant que Tempe arrive à Montréal et rencontre Andrew Ryan. La Tempe de Bones travaille à Washington, DC, qui est le lieu où j’ai moi-même commencé ma carrière. Le premier squelette que j’ai tenu entre mes mains appartenait au Smithsonian Museum. Le musée d’histoire naturelle de la série représente plus ou moins cette institution.

J’adore les acteurs qui jouent dans Bones. Emily Deschanel donne une interprétation remarquable de Temperance Brennan jeune. Et David Boreanaz est, comment dire ? Parfait. Que dire des autres ? Micaela, Tamara, Eric, T.J. ? Ils sont tous formidables. Bref, je trouve la série géniale. Et de mieux en mieux d’une saison à l’autre.

 

De tous vos romans, quel est celui que vous préférez ? Et lequel avez-vous eu le plus de plaisir à écrire ?

Déjà Dead, mon premier roman, restera toujours l’un de mes préférés. L’écriture était pour moi une aventure totalement nouvelle et passionnante. Je ne connaissais rien à l’édition. Mais, bien sûr, j’aime aussi Déjà Dead à cause du succès qu’il a obtenu. Et continue de connaître.

Il y a aussi À tombeau ouvert. J’ai adoré faire des recherches pour ce livre. Je me suis rendue en Israël avec un archéologue de mon université, spécialiste de l’époque biblique, le Dr James Tabor, qui possède une grande connaissance de la Terre sainte. Nous avons visité des sites archéologiques, nous nous sommes faufilés à l’intérieur de sépultures antiques, nous avons rencontré des marchands d’art, nous nous sommes entretenus avec des chercheurs en médecine légale de l’université hébraïque ainsi qu’avec des représentants de la police nationale israélienne.

Un autre de mes romans préférés, c’est Meurtres à la carte. L’intrigue est inspirée d’une affaire qui s’est passée à Montréal : des ossements découverts dans la cave d’une pizzeria. Dans la réalité, le plus important était d’arriver à établir le laps de temps écoulé depuis la mort. Depuis combien de temps ces trois individus végétaient-ils dans cette cave ? Cette question est également centrale dans le roman, mais l’histoire évolue vers un domaine complètement différent. J’aime bien que la fiction démarre sur des bases similaires à ce qui s’est passé dans la vie. J’aime aussi le fait que ces deux affaires, l’inventée comme la véridique, se soient soldées par un succès.

 

En quoi vous différenciez-vous de Tempe et en quoi lui ressemblez-vous ?

Lorsque j’ai commencé à écrire, je n’avais aucune idée de ce métier et de ses exigences. Dès le début, il m’a paru évident que je devais créer une héroïne qui ait des points communs avec moi, le sujet ne m’étant pas totalement inconnu.

Je place Tempe dans des circonstances que je connais et dans lesquelles je suis à l’aise. Sur le plan professionnel, il est certain qu’elle est proche de ce que je suis. Dans les livres, elle est un peu plus jeune que moi ; dans la série télé, beaucoup plus jeune. La Tempe de fiction a dans les quarante et quelque et travaille dans un laboratoire scientifique très semblable à celui qui m’emploie : le Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale de Montréal.

Mais les affaires qu’elle traite l’entraînent bien plus loin que les cas sur lesquels j’ai eu à travailler. C’est également vrai pour Bones. Tempe rencontre des détectives, interroge des témoins, dépouille les affaires comme si elle était elle-même chargée de l’enquête. Ce n’est pas mon cas. En règle générale, mon travail se limite à analyser les lieux où un corps a été retrouvé, à mener des analyses en laboratoire et à témoigner au tribunal. Dans mes premiers livres, j’étais un peu mal à l’aise de voir Tempe se lancer dans l’action avec tant d’impétuosité, déterrer elle-même les cadavres, entrer en relation avec les proches de la victime. Ce sont des choses que je ne ferais jamais dans l’exercice de mon métier !

Lorsque j’ai inventé mon personnage, je voulais qu’elle ait des défauts, qu’elle soit imparfaite et, partant, accessible au public. Que le lecteur puisse s’identifier à elle. Tempe devait avoir des problèmes, mais des problèmes qu’elle soit en mesure de régler par elle-même. Son alcoolisme, sa vie de couple, sa relation avec Andrew Ryan. Ces points-là lui appartiennent en propre.

Dès le départ, j’ai voulu qu’il y ait de l’humour dans mes livres. Nous nous donnons beaucoup de mal pour qu’il y en ait également dans la série télé. C’est une question de dosage très intéressant. Comme chaque épisode traite de la mort, c’est un défi que d’insérer de l’humour dans les scènes sans jamais se montrer irrespectueux.

Tempe a un sens de l’humour assez semblable au mien, me semble-t-il. En tout cas, mes amis me disent qu’en lisant les dialogues, ils ont l’impression de m’entendre parler.

 

Quel impact a sur vous le fait de travailler quotidiennement sur des restes humains ? N’êtes-vous pas trop sensible ?

C’est une question d’habitude. À force de travailler dans un laboratoire médico-légal, vous vous habituez à tout ce qui vous entoure, aux sons, aux odeurs, à la vision de la mort. Cela ne veut pas dire pour autant que ce spectacle ne vous fasse plus ni chaud ni froid, que vous ne ressentiez plus rien.

À l’évidence, le métier que je pratique n’est pas fait pour les âmes sensibles. Les archéologues et les anthropologues travaillent sur de jolis os bien secs. Les anthropologues judiciaires œuvrent sur des tissus frais. Les morts qui aboutissent dans mon labo à des fins d’analyse ont été victimes d’un homicide, d’une violence ou d’un accident mortel, quand ils ne se sont pas suicidés. Il s’agit de cas particulièrement compliqués que ne peut résoudre une simple autopsie pratiquée par un pathologiste. Les corps sont le plus souvent putréfiés, carbonisés, momifiés, mutilés, démembrés, ou réduits à l’état de squelette.

Mais quel que soit le cas analysé, je garde toujours à l’esprit que je travaille pour les vivants. Pour venir en aide aux familles qui pleurent la disparition d’un être cher. Et lorsque je témoigne au tribunal, c’est pour que justice soit faite.

 

Les os du diable est le onzième roman dans lequel apparaît Temperance Brennan. Comment faites-vous pour continuer à donner de la fraîcheur à votre personnage ?

Je pense que c’est leur authenticité qui donne de la fraîcheur à mes histoires, le fait que je travaille moi-même dans un laboratoire médico-légal, que je suis plongée en permanence dans le monde que je décris : celui de la médecine légale. Quant à l’inspiration, comment pourrais-je en manquer, alors que de nouveaux cas nous parviennent chaque jour ?

Mes romans s’appuient plus ou moins sur une affaire sur laquelle j’ai travaillé ou sur une expérience que j’ai connue. Il va de soi que je ne reprends jamais les détails véridiques. Je change les noms, les dates, les lieux. Je choisis comme point de départ une situation courante, par exemple : une partie de corps retrouvée sur le site d’un écrasement et impossible à identifier, ou bien les restes d’une espèce en voie de disparition découverts dans un sac-poubelle. À partir de là, je me pose toute une série de questions de type : « Et si… ? »

Ce qui me motive à poursuivre le récit des aventures de Tempe d’un livre à l’autre, c’est que mon héroïne engendre, semble-t-il, un grand intérêt chez les lecteurs. Les gens aiment vraiment Temperance Brennan. Mes livres sont publiés dans plus de trente langues. On peut donc reconnaître à Tempe le talent de charmer le monde entier.

 

Qu’est-ce qui attend Tempe Brennan dans le prochain roman, et où se déroulera-t-il ?

Le livre sur lequel je travaille actuellement se passe à Chicago. À la demande du coroner du Québec, Tempe et Ryan sont chargés de transporter là-bas des restes provenant du LSJML, et de les remettre au médecin légiste du comté de Cook. Côté sentimental, Tempe en est toujours à analyser ses sentiments pour Ryan. À Cook, elle est confrontée à une découverte étrange.

Je suis moi-même originaire de la « ville des vents ». J’y retourne tous les ans pour voir ma famille. J’ai une famille très étendue, irlandaise, avec toutes sortes de ramifications. Celle de mon mari, lituanienne, est tout aussi nombreuse.

À Chicago, Tempe rendra visite aux siens, de sorte que les lecteurs rencontreront enfin les membres du clan Petersons. Puis, l’intrigue se poursuivra à Montréal, où Tempe sera confrontée à toutes sortes de problèmes : problèmes au labo avec LaManche, problèmes avec sa voiture, problèmes avec Ryan. Oh, my.