Chapitre 24
À la morgue, Larabee m’a menée de la salle d’autopsie à la chambre froide et, de là, au congélateur. Sur un brancard contre le mur du fond, il y avait un sac mortuaire. Il en a baissé la fermeture éclair.
— Je te présente l’inconnu n° 358-08.
Malgré la blancheur cadavérique du visage, ses importantes lésions cutanées et la contraction des traits, c’était bien T-Bird Cuervo que j’avais devant moi. Sans aucun doute.
— Depuis combien de temps est-il entreposé ici ?
— Le 26 août, a répondu Larabee après avoir consulté l’étiquette.
Preuve définitive que le santero ne pouvait pas avoir assassiné Klapec ou Rinaldi.
— Comment se fait-il que je ne sois pas au courant de sa présence ici ?
— Il est arrivé le jour où tu es partie pour Montréal. Les analyses ne nécessitaient pas l’intervention d’un anthropologue. Le temps que tu reviennes, il était déjà au congélateur.
Et, de mon côté, je n’avais aucune raison d’entrer dans cette section de la morgue.
— C’est ton homme, n’est-ce pas ?
J’ai acquiescé tout en me frottant vigoureusement les bras pour me réchauffer.
— Ce malheureux a servi de butoir à un Lynx. Juste au sud de la gare de Bland Street.
Le patron voulait parler des rames en activité sur la toute nouvelle extension du réseau de transports de l’agglomération de Charlotte : ce réseau porte le nom de « CATS », ce qui nous fait beaucoup de félidés avec nos équipes sportives, les Panthers et les Bobcats. Mais la subtilité n’est pas le trait distinctif des urbanistes du Grand Charlotte.
— Cuervo a été renversé par un train ?
— Il a eu les jambes et le pelvis broyés. Il n’avait pas de papiers sur lui et personne n’a signalé la disparition d’un individu lui ressemblant.
— Tu as essayé de relever ses empreintes ? ai-je demandé entre mes dents qui ne claquaient pas encore, mais y songeaient très fort.
— Bien sûr, mais il a été traîné sur plus de vingt mètres, ses doigts n’étaient plus que de la chair sanguinolente.
— Comment est-ce arrivé ?
— Le conducteur a bien pensé voir quelque chose sur la voie et a enclenché le frein de secours. Il a aussi tiré la sonnette d’alarme, mais il n’a pas réussi à arrêter son convoi à temps. Il paraît qu’un train qui roule à quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure a besoin de deux cents mètres pour s’arrêter.
— Aïe !
C’était stupéfiant que Cuervo ne soit pas plus esquinté.
— La barrière du passage à niveau était baissée, la cloche sonnait et les lumières clignotaient avant que le train n’arrive à la station. Le conducteur avait également klaxonné.
— Il a subi un test d’alcoolémie ? ai-je demandé, surprise de ne pas avoir entendu parler de cet accident.
— Oui, mais le résultat était négatif. Ni drogue ni alcool.
— Cuervo était vivant quand le train l’a heurté ?
— Absolument. Cela ne fait aucun doute.
— Et il ne fait aucun doute non plus qu’il s’agit d’un accident ?
— Pas le moindre. Son taux d’alcool était de 0,08… C’était un sans-papiers ?
— Non, il avait la double nationalité, américaine et équatorienne.
— De la famille ici ?
— Apparemment pas. Avenue Greenleaf, il vivait seul. Il tenait une herboristerie près de South Boulevard, la Botánica Buena Salud. Les services de l’immigration n’avaient pas d’adresse permanente pour lui, ni ici ni en Équateur.
— Dans ces conditions, ce ne sera pas facile de retrouver un proche.
Larabee a refermé le sac et nous avons quitté la salle.
De retour dans mon bureau, j’ai appelé Slidell. Sa réaction ?
— Que je sois traité d’enfant de chienne !
— Ouais, c’est ce que je me suis dit aussi.
Pendant trente secondes pleines, les seuls sons que j’ai entendus étaient ceux des téléphones qui sonnaient dans la pièce où il se trouvait. Puis il a dit :
— Ce matin, je me suis offert une balade le long de la route où Klapec a été découvert. Vous imaginez pas ce qui se cache dans ces bois.
— Racontez-moi, ai-je répondu plutôt sèchement.
Je n’étais pas d’humeur à jouer aux devinettes. Si le froid du congélateur avait calmé mes tremblements et ma nausée, cela n’avait duré qu’un temps. Je transpirais à nouveau et des coups sourds recommençaient à me marteler le cerveau.
— Un camp. Et je ne parle pas du camp de vacances type « soleil sous les pins », si vous voyez ce que je veux dire, avec canot, escalade et « Kumbaya ». Non. Je parle du camp style « rassemblement de la Pleine Lune », comme dans les contes. Avec des sorcières et des sorciers qui hurlent à la lune.
— Des adeptes de wicca ?
— Ouais. À en croire les voisins, qui ne sont pas trop emballés d’avoir des sarabandes à grigris à deux pas de chez eux, ils tenaient justement session la nuit avant celle où on a retrouvé Klapec.
J’aurais bien demandé à Slidell ce qu’il entendait par « sarabandes à grigris », mais il était lancé.
— Des danses, des chants, des roulements de tambour.
— Cette réunion peut très bien n’avoir aucun rapport avec la mort de Klapec.
— Bien sûr ! Juste un petit rôti partagé entre amis. Je veux voir Cuervo.
— Eh bien, venez !
Il a marqué une hésitation, puis :
— Vous me donnerez aussi votre avis sur un truc qu’Eddie a écrit.
Je venais à peine de raccrocher quand mon cellulaire a sonné.
Indicatif régional : 919.
Larke Tyrell.
À l’idée de la conversation à venir, mon fragile estomac s’est noué.
À l’époque où Tyrell a été nommé médecin légiste en chef de l’État, je venais juste d’obtenir ma certification du Bureau américain d’anthropologie judiciaire. C’est à l’occasion d’un examen que j’effectuais pour le compte du Bureau d’investigation de l’État de Caroline du Nord que j’ai fait sa connaissance. L’examen consistait à réassembler divers morceaux de corps appartenant à plusieurs trafiquants de drogue assassinés et démembrés par des motards criminels.
Par la suite, lorsque Tyrell a décidé d’engager un consultant, j’ai été l’une des premières personnes à qui il a songé. Nous entretenons de bons rapports, mais je sais, pour avoir eu des divergences avec lui au fil des ans, qu’il peut être cynique et même agir à la façon d’un dictateur.
J’ai bu une gorgée du verre d’eau posé sur mon bureau avant de prendre la communication.
— Désolé d’apprendre que vous n’êtes pas dans votre assiette, Tempe.
Né dans une famille des basses-terres qui a offert quantité de recrues aux marines, Tyrell a lui-même servi sous les drapeaux un certain nombre d’années avant d’entreprendre des études de médecine. Il s’exprime comme un Andy Griffith réincarné en militaire.
— Merci.
— Vous m’inquiétez, Tempe.
— Ce n’est qu’une grippe.
— Je veux parler de votre empoignade avec Boyce Lingo.
— Je peux vous expliquer…
— M. Lingo est furieux.
— C’est son habitude.
— Est-ce que vous vous rendez compte de la situation épouvantable que vous avez créée ?
Sachant combien Tyrell adore les questions rhétoriques, je me suis abstenue de répondre à celle-ci.
— Le bureau que je dirige dispose d’un porte-parole tout spécialement chargé des relations avec la presse. Je n’admets pas que le personnel sous mes ordres fasse état de ses opinions individuelles sur les affaires en cours.
— Lingo attise la peur au sein de la population dans le seul but d’apparaître comme un héros.
— C’est un élu au niveau régional.
— C’est un homme dangereux !
— Et vous pensez que faire un éclat devant la presse est le meilleur moyen pour le neutraliser ?
J’ai fermé les yeux. Sensation immédiate qu’on me raclait les globes oculaires avec du papier sablé.
— Vous avez raison. Je me suis comportée de façon inexcusable.
— C’est le moins qu’on puisse dire ! Alors, expliquez-moi pourquoi vous avez ignoré mes ordres ?
Je n’avais jamais vu Tyrell aussi fâché, et c’est sur un ton peu assuré que j’ai répondu :
— Excusez-moi, mais je ne comprends pas.
— Pourquoi vous êtes-vous permis de livrer des informations à un journaliste, alors que je vous avais interdit expressément tout contact avec la presse ?
— Quel journaliste ?
Bruissement de papier.
— Allison Stallings. Cette dame a eu le culot d’appeler mon bureau pour obtenir confirmation d’une information qui aurait dû rester confidentielle. Tempe, vous n’êtes pas sans savoir que les données concernant les enfants sont particulièrement sensibles.
— Quel enfant ?
— Anson Tyler. Que vous ayez pu montrer aussi peu de respect envers ce petit garçon décédé et ses parents éplorés dépasse mon entendement !
La sueur sur mon visage m’a soudain paru glacée. Je n’avais pas souvenir d’avoir jamais échangé un mot avec Allison Stallings.
Mais la journée de lundi était un trou noir. Était-il possible que sous l’effet d’un fol espoir insufflé par l’alcool je l’aie contactée pour éradiquer de son esprit l’idée totalement fausse que la mort d’Anson Tyler était liée à celle de Jimmy Klapec ? Pour lui faire rentrer dans le crâne que le corps sans tête découvert sur la berge de la rivière Catawba n’avait rien à voir avec le corps décapité retrouvé sur la berge du lac Wylie ? Ni avec la tête exhumée du chaudron, que nous savions désormais être celle de Susan Redmon ?
Était-ce Stallings qui m’avait appelée ? Était-ce la raison pour laquelle j’avais éteint mon cellulaire et l’avais fourré dans un tiroir ?
Tyrell continuait sur sa lancée sur un ton qui ne s’était pas adouci.
— Ne pas suivre mes ordres, révéler des informations confidentielles, c’est une grave entorse au règlement. Une telle conduite ne saurait être ignorée. Des sanctions seront prises.
Je n’avais pas la force de discuter. Pas même la force de lui dire que Stallings n’était pas plus journaliste que moi.
— Je vais réfléchir longuement et sérieusement aux mesures qu’il convient de mettre en œuvre. Nous nous reparlerons bientôt.
J’ai reposé le combiné d’une main tremblante. Bu mon verre d’eau jusqu’à la dernière goutte. Me suis traînée jusqu’à la cuisinette pour le remplir au robinet. Ai avalé deux aspirines. Suis revenue dans mon bureau. Ai pris le dossier Klapec. L’ai posé sur ma table. Incapable de la moindre pensée, tellement ça me cognait dans la tête.
J’étais là, assise derrière mon bureau sans rien faire, quand Slidell est apparu, un sac de poulet frit taché de gras à la main. En temps ordinaire, j’aurais bondi. Pas aujourd’hui.
— Ouais. On peut dire que vous ressemblez à du vomi de chien.
— Vous vous êtes regardé ? Vous ne débordez pas non plus de vitalité masculine.
Méchant, mais vrai. Slidell avait le teint gris et des cernes noirs sous les yeux.
Ayant déposé son poulet sur un classeur, Skinny s’est laissé tomber dans le fauteuil en face de moi.
— Vous devriez peut-être rentrer chez vous et vous étendre.
— C’est juste un microbe.
Slidell me fixait comme un chat un moineau. À coup sûr, il sentait l’odeur de vin qui imprégnait ma peau.
— Ouais. Saloperies de microbes. Où est Cuervo ?
Je l’ai emmené au congélateur. Il a posé les mêmes questions que moi à Larabee. Je lui ai répété tous les renseignements que le médecin légiste m’avait transmis.
Retour dans un bureau qui empestait le poulet frit.
Slidell a plongé la main dans le sac et en a extrait une brochette qu’il a immédiatement commencé à manger. De la sauce a coulé sur son menton. J’ai failli vomir.
Il a bredouillé entre deux mastications :
— Sûr que vous en voulez pas une ?
J’ai secoué la tête. Dégluti.
— Qu’est-ce que vous vouliez me montrer ?
S’étant essuyé les mains sur une serviette, Slidell a sorti des papiers de sa poche et les a posés sur mon sous-main.
— Les notes d’Eddie. C’est un double pour vous.
J’ai déplié les pages et les ai parcourues.
Une écriture nette et précise, comme leur auteur. La pensée aussi.
Rinaldi avait noté l’heure, le lieu et le contenu de tous les interrogatoires qu’il avait menés. Apparemment, il avait manqué d’informations concernant l’identité des personnes interrogées, ou bien il les avait volontairement tenues secrètes.
— Que des prénoms, ou des surnoms, ni adresses ni téléphones. Cyrus. Vince. Poignard, Cool Breeze, ai-je fait remarquer à Slidell.
— Il a peut-être eu peur d’effrayer ces petits monstres en étant trop direct.
Les muscles de la mâchoire de Slidell se sont crispés. Il a remis un morceau de poulet à moitié mangé dans le sac et a balancé le tout dans ma corbeille à papier comme s’il avait brusquement perdu l’appétit.
— Il a dû se dire qu’il saurait les retrouver plus tard, si nécessaire.
— Il a utilisé une sorte de sténographie personnelle.
— Eddie aimait bien mettre par écrit ses premières impressions sans attendre, mais il avait peur qu’un salaud d’avocat de la défense utilise ses notes au procès et fasse tout un plat s’il avait eu le malheur de se gourer dans ses déductions. C’est pour ça qu’il utilisait un code, comme il disait. Pour pas fournir de munitions à l’adversaire. Ce code, je me suis dit que vous arriveriez peut-être à le déchiffrer.
Samedi, Rinaldi avait interrogé un faucon du nom de Vince. Voilà comment il rapportait l’entrevue :
JK. 29/9. VDF avec RN sel. VG. RN-PIT. CTK. TV. 9-11/10 ? CFT. 10. 500.
— VG, c’est peut-être cet informateur dont Rinaldi vous a parlé au téléphone au moment où nous quittions la boutique de Cuervo. Vince quelque chose. JK pourrait être Jimmy Klapec. Et RN, le type dont Vince a dit qu’il ressemblait à Rick Nelson.
Slidell a acquiescé.
— Quant aux chiffres, je pencherais pour des dates. VDF est l’abrégé standard pour « vu pour la dernière fois ». Peut-être que ce 29/9 est le dernier jour où Vince se rappelle avoir vu Klapec en compagnie de ce Rick Nelson.
— Jusqu’ici, on est d’accord, a dit Slidell. Mais Funderburke a aperçu le corps de Klapec pour la première fois le 9 octobre et il a prévenu la police que le 11. Si Vince a bien dit ce que nous croyons avoir déduit, où se trouvait Klapec entre la fin septembre et le début octobre ? En considérant, bien sûr, que Funderburke et son caniche ne sont pas complètement sautés.
J’étais trop occupée à étudier diverses possibilités pour me pencher sur celle-là.
— CFT pourrait correspondre à Cabo Fish Taco. C’est là qu’il était censé retrouver Vince à dix heures, non ? Peut-être que Vince voulait cinq cents dollars pour ses informations.
— Et ce TV ?
— Vince aurait vu Rick Nelson à la télé ?
— PIT ? CTK ?
— Il s’agit peut-être de villes. PIT, c’est l’abréviation utilisée pour l’aéroport de Pittsburgh.
J’ai branché mon ordinateur et ouvert Google.
— CTK correspond à Akron, en Ohio.
— Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?
— Je n’en sais rien.
Slidell a croisé les doigts sur son ventre et laissé tomber son menton sur sa poitrine. Puis il a allongé les jambes, m’offrant une vue imprenable sur ses chaussettes orange Halloween.
— Eddie n’a pas perdu son temps en attendant l’heure de retourner à NoDa. Lisez le dernier paragraphe.
RN = BLA = GYE. Greensboro. 9/10. 555-7038. CTK-TV-27/9. VG, racolage 28-29/9.
GYE 27/9 ?
J’ai fait apparaître sur Google les deux combinaisons de trois lettres.
— BLA, c’est l’aéroport de Barcelone au Venezuela, ai-je dit, quelque peu déçue. GYE, c’est Guayaquil en Équateur.
— Si Rinaldi a désigné les villes par leurs abréviations, pourquoi a-t-il écrit Greensboro en entier ?
Remarque pertinente.
— Ces chiffres ressemblent à un numéro de téléphone, ai-je dit sur un ton peu enthousiaste.
— C’en est bien un.
— Celui de qui ?
La réponse de Slidell m’a laissée sur le cul.