Chapitre 33
En rentrant à l’Annexe, nous nous sommes arrêtés dans un Starbucks pour acheter des cafés. À la maison, j’ai ouvert l’enveloppe d’Ireland et étalé les images sur la table de la cuisine. Ryan, assis à côté de moi, buvait son café d’une manière qui n’a pas tardé à me taper sur le système.
Tout en examinant les scans électromagnétiques, j’ai expliqué à Ryan comment j’avais procédé.
— À l’époque où le cadavre n’était pas encore identifié comme étant celui de Jimmy Klapec, j’ai prélevé des échantillons du fémur et les ai découpés en minces lamelles pour les examiner au microscope.
— Pour quoi faire ?
— Obtenir une plus grande précision dans l’estimation de son âge.
— Mais entre-temps, le petit a été identifié grâce à ses empreintes et l’analyse s’est révélée superflue, c’est ça ?
— Oui.
Ryan a avalé une gorgée de café avec bruit.
— Toutefois, en examinant ces découpes, j’ai remarqué une anomalie au niveau de certains canaux d’Havers.
— Rappelez-moi le règlement, a lancé Ryan en levant l’index en l’air.
— Les canaux d’Havers sont de petits tubes qui traversent l’os compact sur toute sa longueur.
— Petits comment ?
Nouvelle lampée de café.
— Minuscules. Es-tu vraiment obligé de faire autant de bruit en buvant ton café ?
— C’est trop chaud.
— Souffle dessus ou attends !
— À quoi servent ces canaux ?
— À faire transiter différentes choses.
— Quoi, par exemple ?
— Des vaisseaux sanguins, des cellules nerveuses ou lymphatiques. C’est sans intérêt. Ce qui était important, ou pouvait l’être, c’est que certains de ces canaux présentaient des bords inhabituels.
— Quel genre de bords ?
— Des lignes sombres bizarres.
— Tu es vraiment hot quand tu parles le jargon scientifique.
J’aurais volontiers levé les yeux au ciel si seulement j’avais pu les décoller de ces scans.
Autre bruit de succion.
— La prochaine fois, est-ce que tu pourrais choisir une boisson froide ?
— J’arrive à boire, maintenant. Bon, que signifient ces mystérieuses lignes sombres ?
— Le microscope du médecin légiste ne me donnait qu’un grossissement de quatre cents fois. Ce qui n’est pas suffisant pour voir vraiment tous les détails.
— Et c’est maintenant qu’entre en scène le grand gorille irlandais.
— Mmm.
— Ce que nous avons sous les yeux en ce moment, ce sont les images obtenues par scanner électromagnétique, a constaté Ryan dans un bruit de succion avorté.
— Mmm…
J’avais sorti une photo du tas et l’étudiais. Une ligne blanche, en bas, fournissait les informations suivantes :
Mag = 1.00 KX 20µm EHT = 4.00kV Signal A = SE2 Date : 16 Oct
│─│WD = 6mm No photo = 18
— Qu’est-ce que c’est ? a demandé Ryan, le visage juste à côté du mien.
— La section de fémur 1-C, grossie un millier de fois.
— On dirait un cratère de lune entouré de vagues glacées, a dit Ryan.
Il a désigné une fissure qui partait du centre du cratère.
— Cette ligne-là, c’est une des lignes sombres bizarres dont tu parlais ?
Je n’ai pas répondu. J’ai changé de photo. Section de fémur 2-D. On pouvait voir deux fissures partant de l’intérieur du système d’Havers.
J’ai étudié attentivement chaque image, l’une après l’autre. Douze sur les vingt présentaient ces micro-fractures.
— Il ne s’agit pas d’un effet d’optique, ai-je dit. Ce sont bel et bien des fissures.
— Causées par quoi ? a demandé Ryan.
— Je ne sais pas.
— Comment ça ?
— Je ne sais pas.
— On mange ?
— Mais je vais le découvrir.
— Là, je te reconnais.
J’étais déjà en train de sérier les possibilités. Rien ne prouvait la présence d’un champignon. Un processus de maladie semblait peu probable. Ni un traumatisme sur le fémur, même répété.
J’ai réexaminé toutes les images.
Ces fêlures semblaient partir de très loin à l’intérieur des canaux et se propager en rayons vers l’extérieur. Qu’est-ce qui avait pu exercer une pression aussi intense pour avoir une répercussion si profonde et si étendue à l’intérieur d’un os ? Ce phénomène était très inhabituel. La tension artérielle ?
Ryan a déposé un sandwich devant moi. Au jambon ? À la dinde ? J’ai mordu dedans, ai mastiqué la bouchée et l’ai avalée sans en tirer de conclusion définitive. D’autant que mon cerveau était concentré sur autre chose et tournait à plein régime.
Une tension vasculaire ? Lymphatique ?
Un téléphone a sonné quelque part dans le même fuseau horaire. De très loin, Ryan a demandé s’il devait répondre.
— Ouais, ouais.
J’ai entendu le son de sa voix. N’ai pas écouté ce qu’il disait.
Tension due à une expansion ?
Mais une expansion de quoi ?
Ryan a dit quelque chose. J’ai relevé les yeux. Il était juste à côté de moi, la main posée sur l’émetteur de mon cellulaire.
— Qu’est-ce qui pourrait entrer en expansion et exercer une pression très loin à l’intérieur d’un tissu osseux ?
— La mœlle ?
— Je parle de quelque chose se trouvant à l’intérieur d’un tissu osseux compact, pas à l’intérieur du canal médullaire.
— Je ne sais pas, de l’eau. Tu veux répondre ? La personne qui appelle insiste vraiment.
— Qui c’est ?
— Une femme du nom de Stallings.
La fureur s’est propagée en moi d’un nerf à l’autre.
Ma première réaction a été de dire à Ryan de raccrocher.
Puis je me suis ravisée.
J’ai tendu la main vers le cellulaire.
— Passe-la-moi !
Un petit tapotement sur ma tête, et Ryan est sorti de la pièce.
— Allô ! ai-je braillé sur un ton suraigu.
— Ici, Allison Stallings.
— Je sais qui vous êtes. Ce que je ne sais pas, c’est comment vous pouvez avoir l’audace de m’appeler chez moi.
— J’espérais discuter avec vous.
— Eh bien, vous vous trompiez !
Ma voix aurait transformé des petits pois en glaçons dans la seconde.
— Ne croyez pas que je cherche à interférer dans votre enquête, Dr Brennan, je vous assure. Le fait est que j’écris des livres sur des crimes qui ont eu lieu véritablement et je recherche une idée pour mon prochain bouquin. Rien de plus affreux que cela.
— D’où tirez-vous vos informations pour venir réduire à néant mes scènes de crime ?
— Vos scènes de crime ?
J’étais trop furieuse pour répondre.
— Je possède un scanner compatible avec celui de la police. Quand j’ai entendu un appel concernant un autel satanique, ça a retenu mon attention. De nos jours, les gens adorent le vaudou et les sorcières. Après, il y a eu le corps retrouvé près du lac Wylie. Je me suis dit que ça valait la peine d’aller y jeter un coup d’œil.
— Vous ne valez pas mieux qu’un paparazzi. Vous exploitez les tragédies des gens avec vos photos.
— C’est vrai qu’il m’arrive de vendre des photos. Mes livres ne me rapportent pas beaucoup d’argent. Ça met du beurre dans les épinards.
— Dommage que vous n’ayez pas réussi à avoir un gros plan de Klapec. Les enfants mutilés, ça fait toujours la une.
— Je n’y suis quand même pour rien si cette affaire a tous les ingrédients pour attirer les foules. Rituel satanique, prostitution masculine, politicien du Sud fondamentaliste et, maintenant, un sorcier assassiné.
— Qu’est-ce que vous voulez ? ai-je prononcé les dents serrées.
— Je ne suis ni flic ni savant. Pour obtenir des faits précis, je suis obligée de m’appuyer sur les dires de gens impliqués dans les enquêtes…
— Non !
— La dernière fois que nous nous sommes parlé, vous m’avez rembarrée tout le temps alors que j’espérais seulement vous faire changer d’avis.
Grands dieux, y était-elle parvenue ?
— Qu’est-ce que je vous ai dit ?
— C’est un examen ? a-t-elle demandé avec un petit gloussement.
— Pas du tout, ai-je répondu sans l’ombre d’un rire.
Elle a marqué une hésitation, peut-être désarçonnée, peut-être à la recherche d’un argument frappant.
— Lorsque je vous ai demandé de m’aider, vous avez refusé et vous m’avez raccroché au nez. Ensuite, vous m’avez rappelée pour m’engueuler de m’être pointée sur vos scènes de crime. Pour ne rien vous cacher, j’ai trouvé votre réaction un peu excessive. Une heure après, je vous ai rappelée pour voir si vous étiez calmée, mais vous ne décrochiez plus.
— Avez-vous contacté le médecin légiste en chef, à Chapell Hill ?
— Oui, a-t-elle répondu, manifestement sur ses gardes. On ne peut pas dire que le Dr Tyrell ait été très coopératif.
— Que lui avez-vous dit concernant notre conversation ?
Elle a hésité à nouveau, cherchant ses mots.
— J’ai pu laisser entendre que vous vous étiez entretenue avec moi.
Cette petite vipère avait menti à Tyrell !
— Où avez-vous trouvé mon numéro ? ai-je demandé en serrant si fort l’appareil qu’il en a craqué.
— Je l’ai eu par Takeela Freeman.
— Vous lui avez menti à elle aussi ?
Allison Stallings n’a ni admis ni nié l’accusation.
— Avez-vous laissé entendre à Takeela que je souhaitais qu’elle vous aide ?
— C’est pas le couteau le plus affûté du tiroir, cette fille-là.
— Ne me rappelez plus jamais ! me suis-je écriée sur un ton haut perché et strident.
Lorsque je me suis retournée, Ryan me fixait par l’entrebâillement de la porte battante.
— J’ai cru entendre du bruit…
Le téléphone, posé sur sa face convexe, continuait à osciller comme une tortue renversée sur le dos. Je l’avais à nouveau jeté sur la table sans même m’en rendre compte.
— Décidément, tu en veux au matériel.
J’ai gardé un silence buté.
Les coins de sa bouche se sont relevés et il a dit :
— Mais le spectacle en vaut la peine.
— Jésus, Ryan ! C’est tout ce que tu trouves à dire !
— Oh, oh, l’orage s’en vient.
Le dos rond, Ryan a battu en retraite. Je suis restée un moment à réfléchir. Appeler Tyrell ? Lui expliquer que Stallings avait menti ?
Non, pas maintenant. Maintenant, c’était Jimmy Klapec qui méritait toute mon attention. Même si j’étais virée. Jimmy Klapec, et aussi son père.
Et Asa Finney.
J’ai passé les dix minutes suivantes à m’interroger sur ces scans. Sans aboutir à aucune conclusion.
Contrariée, j’ai décidé de recourir à une tactique qui fonctionne parfois quand je piétine : tout recommencer au début.
J’ai ouvert ma mallette et en ai sorti le dossier complet de Jimmy Klapec. Tout d’abord, j’ai regardé à nouveau les photos prises sur les lieux. Le corps était bien tel que dans mon souvenir : la chair pâle et cadavérique, les épaules touchant terre, le fessier levé en l’air.
J’ai réexaminé les gros plans de l’anus, du cou tranché, des excisions pratiquées sur la poitrine et le ventre. Rien, mis à part les œufs de mouches.
Je suis passée aux photos prises pendant l’autopsie. L’incision en Y. Les organes. La cage thoracique vidée. Les étranges stries sur le dos.
J’ai pris note du caractère atypique de la décomposition puisque la décomposition externe était plus avancée que la putréfaction interne. Autrement dit : l’activité des microorganismes nécessitant de l’oxygène pour se développer était supérieure à celle des micro-organismes n’en nécessitant pas. Comme si le corps avait pourri de l’extérieur vers l’intérieur, au lieu de l’inverse.
Les photos des os étalées devant moi, j’ai étudié à nouveau les traces de découpe sur la quatrième vertèbre cervicale. Une trace penchée et concave ; une courbure dont le rayon, constant, partait du point de fracture au lieu de le contourner.
À hauteur de la cinquième vertèbre, un faux départ. Largeur de l’incision d’après mes notes : 0,22 centimètres.
Sur ces deux os, la surface était polie à l’endroit de la découpe. Pas d’ébréchures à l’entrée ou à la sortie de l’instrument, ni sur l’un ni sur l’autre.
Je me suis laissée aller contre le dossier de ma chaise. Ce nouvel examen ne me révélait rien qui puisse expliquer ces fissures dans les canaux d’Havers.
Découragée, je me suis levée et j’ai recommencé à arpenter la cuisine.
Pourquoi Slidell ne rappelait-il pas ? Klapec père était-il revenu sur ses aveux au cours de l’interrogatoire ? Avait-on retrouvé le pistolet dans la poubelle ? Avait-on interrogé Eva Klapec ?
En pensant à elle, j’ai ressenti un véritable chagrin. Son fils pour commencer, et maintenant son mari. Et pas le moindre arc-en-ciel qui lui promette un avenir meilleur.
J’ai continué à déambuler dans la cuisine. Et pourquoi pas ? De toute façon, rien ne marchait.
Ryan a choisi ce moment pour venir tâter le terrain.
— Tout est rentré dans l’ordre ? a-t-il demandé sans s’aventurer hors de la salle à manger, préférant demeurer du côté le moins dangereux de la porte.
— Oui.
— On peut monter à bord ?
— Permission accordée.
Il est entré dans la cuisine, Birdie sur les talons.
— Tu as tout résolu ?
— Non.
— Du chocolat ! Du cho-co-lat ! a-t-il répété en se tournant vers le chat.
Celui-ci a haussé un sourcil peu convaincu, si l’on peut dire d’un chat qu’il hausse les sourcils.
— C’est bon pour les méninges, a déclaré Ryan en se tapotant le front du doigt.
— Avec de la chance, tu trouveras un Dove au congélateur.
— C’est quoi, un Dove ?
— La meilleure crème glacée de toute la planète. Mais c’est vrai que vous n’en avez pas au Canada.
— J’admets que notre culture présente certaines lacunes.
Ryan est allé fouiller dans le congélateur. Je me suis souvenue alors des papiers et bâtonnets dans l’évier mardi matin, après ma fiesta. Pas sûr qu’il en reste.
— Yes ! Deux délices glacés ! s’est exclamé Ryan, et il s’est retourné en brandissant ses trouvailles.
J’en ai pris un et j’ai déchiré le papier d’emballage.
Du givre est tombé sur ma main.
Je l’ai regardé, me rappelant subitement ce que m’avait répondu Ryan tout à l’heure quand je lui avais parlé d’expansion. De l’eau.
En expansion. Des fendillements.
Tilt !
J’ai bondi sur le téléphone.