Chapitre 8
— Qu’est-ce qui se passe ?
— C’est incroyable.
— Quoi ?
Repoussant sa chaise, Katy a jeté sa serviette sur la table et a traversé le restaurant.
Je me suis retournée, agacée et intriguée.
Elle parlait avec animation à un homme très grand dans un trench-coat particulièrement long et, manifestement, elle était contente de le voir.
Je me suis détendue.
Elle m’a fait un signe de la main. Lui aussi. Il me rappelait vaguement quelqu’un. J’ai répondu par un petit mouvement des doigts.
Ils sont revenus vers moi.
Une stature de joueur de la NBA, une démarche dégingandée, des cheveux noirs avec une raie à la Hugh Grant.
Bien sûr !
Charles Anthony Hunt. Un père joueur arrière, d’abord dans l’équipe des Celtics, ensuite dans celle des Bulls ; une mère italienne, championne de ski de descente.
Charlie et moi étions dans la même classe à l’école secondaire Myers Park. Il pratiquait trois sports et avait été à un moment président des jeunes démocrates. Dans l’album des finissants de notre promotion, on lui promettait la gloire avant trente ans. Moi, on me conseillait de tenter ma chance chez les comiques.
Après la remise des diplômes, j’avais quitté Charlotte pour l’Illinois où j’avais poursuivi des études à l’université Northwestern et épousé Pete. Charlie avait intégré Duke sur une bourse obtenue grâce au sport, puis l’école de droit de l’université de Caroline du Nord, section Chapel Hill. Au fil des années, j’avais entendu dire qu’il s’était marié et exerçait dans le nord du pays.
Nous étions tous les deux dans la première équipe de tennis du collège. Lui, il faisait des tournois dans tout l’État ; moi, seulement dans la région, mais je remportais la plupart de mes matchs. Je le trouvais attirant. Comme tout le monde, d’ailleurs. C’était les années 1970 ; le vent du changement soufflait sur le Sud. Mais les vieilles traditions ont la vie dure. Nous n’étions pas sortis ensemble.
Toutefois, le week-end du Labor Day, juste avant de partir pour nos collèges respectifs, nous avions fait un peu plus que de balancer nos raquettes. Ce match-là s’était déroulé sur la banquette arrière d’une Skylark, accompagné de grandes rasades de tequila.
À défaut de pouvoir rentrer sous terre, je me suis concentrée sur mon veau.
— Maman.
J’ai relevé les yeux.
Charlie et Katy se tenaient à côté de moi, exhibant tous les deux une dentition parfaite.
— Maman, je te présente Charles Hunt.
— Charlie.
J’ai tendu la main en souriant.
Charlie l’a gardée dans la sienne, assez longtemps pour faire tout le tour du SkyDome de Toronto.
— C’est bien de te revoir, Tempe.
— Vous vous connaissez ?
— Ta mère et moi sommes allés à l’école ensemble, a expliqué Charlie.
Sa diction était plus monocorde et hachée que dans mon souvenir. Peut-être était-ce dû à ses années passées dans le Nord. À moins qu’il n’ait travaillé à modifier son accent.
— Et vous m’aviez caché ça, maître ! s’est écriée Katy en lui donnant une petite tape sur le bras. Objection. Pour rétention de preuves.
— Katy m’a fait part de tes succès.
Il continuait à me tenir la main en me contemplant de cet air qu’on peut transcrire par « il n’y a que toi au monde ».
— Vraiment ?
J’ai repris ma main, non sans décocher à Katy un regard sévère entre mes paupières à demi fermées.
— Tu as pour fille une fière jeune femme.
La fière jeune femme en question a laissé échapper un rire qui sonnait extrêmement faux.
— Nous étions en train de parler de vous et voilà que vous apparaissez. Quelle coïncidence !
Aussi incroyable que l’ail et la mauvaise haleine, ai-je pensé.
— Est-ce que je devrais avoir les oreilles qui sifflent ? a-t-il demandé avec un sourire qui se voulait bon enfant.
Et qui y parvenait parfaitement.
— Nous n’avons dit que des choses positives, a répondu Katy.
Charlie a pris l’air de circonstance, à la fois étonné et modeste.
— Eh bien, je vous laisse. Je ne faisais que passer. En apercevant Katy par la fenêtre, je me suis dit que j’allais te dire tout le bien que nous pensons d’elle et du travail qu’elle accomplit pour nous.
— C’est un défi qu’elle est heureuse de relever, je le sais. Surtout la partie saisie des données. Katy a toujours adoré entrer des informations dans un ordinateur !
Cette fois, ça a été au tour de Katy de me faire les gros yeux.
— C’est vrai, nous sommes ravis de l’avoir parmi nous.
Je dois admettre qu’avec ses yeux verts, ses cils d’une longueur indécente, ses cheveux noirs et sa peau d’une agréable couleur entre Afrique et Italie, Charlie Hunt avait encore un côté jeune premier, même s’il était un peu plus enrobé qu’à l’époque de la Skylark, semble-t-il. Mais c’était difficile à dire avec cet imper qui dissimulait son tour de taille.
Comme il esquissait un mouvement pour partir, Katy m’a fait une mimique pour m’inciter à dire quelque chose.
J’ai adressé mon plus charmant sourire à ma fille. Suivi d’un silence buté.
— Maman travaille sur le chaudron découvert l’autre jour dans cette cave, a dit Katy sur un ton un peu trop excité. C’est pour ça qu’elle a les cheveux… Comment dire ? Trempés.
— Ça lui va très bien, a répondu Charlie en me décochant un sourire radieux.
— Elle est bien mieux avec du mascara et du fard.
Mes joues sans fard ont immédiatement viré au grenat.
— Maquiller un tel visage serait un péché. Ce serait comme recolorier un Renoir. Eh bien, à bientôt, maintenant.
Charlie s’est éloigné. Mais après une hésitation, il est revenu vers nous. Columbo tout craché.
Je me suis préparée au pire.
— Je suppose que nous jouons dans des équipes adverses.
Mon regard a dû trahir ma perplexité, car il a expliqué :
— Tu mets les gens en taule, je fais de mon mieux pour les en sortir.
J’ai haussé un sourcil.
— Ça pourrait servir de thème à une conversation intéressante autour d’un café.
— Tu te doutes bien que je ne suis pas autorisée à débattre de…
— Évidemment, mais aucun article de loi n’interdit d’évoquer des souvenirs.
Sur ce, il m’a fait un clin d’œil.
Le temps de rentrer à la maison, il était presque dix heures du soir. Katy m’avait déjà laissé un message sur mon répondeur, dans lequel elle répétait mot pour mot ce qu’elle m’avait dit après le départ de Charlie : «Ne sois pas bête, donne-lui sa chance, il est cool. »
Charlie Hunt aurait pu être un prince, il n’était pas question que je sorte avec lui. C’était déjà bien trop humiliant de voir Katy essayer de me caser.
Il y avait deux autres appels. L’un de Pete : « Téléphone-moi !» L’autre d’une entreprise d’aménagement paysager : « Souscrivez à nos services ! »
Déception.
Et, aussitôt, l’auto-engueulade habituelle.
— Tu ne croyais quand même pas que Ryan allait t’appeler ?
— Non.
— Bien !
— Quoique…
— Il vit avec une autre femme.
— Ils ne sont pas mariés.
— Il aurait pu m’appeler de son cellulaire.
Cellulaire.
Je me suis jetée sur mon sac pour vérifier sur le mien si je n’avais pas raté un message.
— Laisse-le vivre sa vie.
— Ça me manque de parler avec lui…
— Parle avec ton chat.
— Nous sommes toujours amis.
— Va de l’avant !
Couchée dans mon lit, j’ai allumé la télé.
Une maîtresse d’école de cinquante-sept ans attaquait son établissement en justice pour discrimination, expliquant son renvoi par son âge. Un camionneur au chômage avait gagné quinze millions de dollars à la loterie du Powerball.
Birdie a sauté sur le lit et s’est pelotonné à côté de mon genou.
— C’est bien pour le camionneur, ai-je dit en lui caressant la tête.
Le chat m’a regardée.
— Cinq enfants et pas de boulot.
Aucune réaction de la part du félin.
Un couple avait été arrêté pour avoir volé des câbles en cuivre dans une entreprise située sur Tuckaseegee Road. En plus du vol, les deux malins étaient poursuivis pour incitation de mineurs à la délinquance. Apparemment, papa-maman emmenaient leurs rejetons avec eux dans leurs cambriolages.
La police enquêtait sur la mort à son domicile d’un habitant de Pineville de soixante-quatre ans. Bien qu’aucune trace de violence n’ait été relevée sur les lieux, le décès était néanmoins considéré comme suspect. Une autopsie serait ordonnée.
Je commençais à m’endormir quand une voix de baryton sirupeuse m’a fait rouvrir les yeux.
— … culte de Satan, chez nous, dans les caves et les chambres arrière de notre ville. Idolâtrie païenne. Sacrifice. Massacre.
Obèse et rougeaud, Boyce Lingo finissait de dévider l’un de ses sermons médiatiques avec force vitupérations.
— Ceux qui suivent la voie de Lucifer doivent être stoppés au plus vite et châtiés durement. Nous devons juguler le mal avant qu’il ne s’infiltre dans nos écoles et sur nos aires de jeux. Avant qu’il ne menace le tissu même de notre société.
Le commissaire Lingo, ancien membre de l’administration du comté devenu prédicateur, est un cas d’étude sur l’idéologie extrémiste : pseudo-christianisme, pseudopatriotisme et suprématie blanche et machiste à peine voilée. Ses adeptes sont partisans d’une économie non régulée, d’un État-providence réduit au minimum, d’une armée puissante, d’une citoyenneté blanche, indigène, et strictement fidèle aux préceptes du Nouveau Testament.
— Crétin !
Une chance que je n’aie pas eu la télécommande dans la main ! Elle aurait volé droit dans l’écran. Birdie a sauté en bas du lit.
— Abruti !
Mes mains sont retombées en claquant sur le lit.
Un léger piétinement m’a fait comprendre que le chat préférait mettre une certaine distance entre nous. Tant pis !
Le grand guignol de ce soir était typique des agissements de Lingo. Cet homme possède un véritable talent pour obtenir ne serait-ce qu’une minute d’antenne ou un article de deux centimètres de haut dans un journal.
J’ai éteint lampes et télé et suis restée dans le noir, furieuse et crispée. Puis j’ai commencé à me retourner dans mon lit, à bourrer de coups de pied mes couvertures, de coups de poing mon oreiller, pendant que mille et une images dansaient la java dans mon cerveau. Les chaudrons, le poulet pourri, le crâne, les fémurs humains.
La photo d’école.
Qui représentait-elle ? Skinny avait-il raison de ne pas vouloir la faire circuler ? Fallait-il au contraire la diffuser ?
Avait-elle déjà été montrée à la télé quelque part loin d’ici, en un lieu où l’on ne savait rien de ce qui se passait à Charlotte ? Est-ce qu’une station de radio avait fait état d’une adolescente disparue en revenant d’un bal ou d’une soirée pizza avec des copains ? Si oui, quand ça ? Avant que n’aient été créés les centres pour enfants disparus et l’alerte AMBER ?
Est-ce que les parents de cette fille étaient déjà passés à la télé, la mère en larmes, le père raide comme la justice ? Avaient-ils reçu du soutien de la part de leurs voisins et des habitants de leur ville ; de gens qui bénissaient le ciel tout bas d’avoir des enfants sains et saufs, d’avoir été épargnés par la tragédie ?
Comment cette photo avait-elle abouti à l’intérieur de ce chaudron ?
Le crâne, était-ce celui de cette jeune fille ?
Et les os de la jambe ? Provenaient-ils tous les deux d’un même individu ?
Est-ce que ce crâne, ces fémurs et cette photo correspondaient à une seule et même personne ? À deux ? À trois ? À bien plus que ça ?
Le radio-réveil a indiqué onze heures quarante. Minuit vingt. Une heure dix. Dans le jardin, des grenouilles – au moins un million trois – croassaient à qui mieux mieux. Des branches poussées par des bourrasques de vent venaient griffer les moustiquaires de ma fenêtre.
Pourquoi faisait-il encore si chaud alors qu’on était déjà loin dans l’automne ? Au Québec, le froid devait déjà être là. Une petite neige tombait même déjà.
Andrew Ryan… Il me manquait, certes, mais les cellules de mon cerveau qui m’incitaient au pragmatisme avaient raison : je devais aller de l’avant.
Puis, je me suis rappelé les assertions postprandiales de Katy sur les « coïncidences », et j’ai souri malgré moi. Cela faisait déjà plusieurs années qu’elle cherchait à me caser. L’arrivée de Summer n’avait fait qu’intensifier ses efforts. Il y avait eu Judd le pharmacien, Donald le vétérinaire, Barry l’entrepreneur, Sam le quoi, déjà ? Aucun souvenir. De toute façon, j’écartais systématiquement ses propositions.
Maintenant, c’était au tour de Charlie, avocat de la défense.
Ma fille, la commère de Dixie.
Cependant, elle avait raison sur un point : Charlie Hunt était intelligent, beau, libre et intéressé. Pourquoi ne pas tenter le coup ?
Oui, mais c’était un veuf du 11 septembre : par conséquent, il trimbalait un lourd bagage. Était-il prêt à se lancer dans une nouvelle relation ? Et moi, y étais-je prête ? Car je traînais aussi une ou deux valises.
Arrête ! Il t’a seulement proposé de prendre un café !
Les paroles d’une chanson me sont revenues en tête sans même que j’y pense. England Dan et John Ford Coley.
I’m not talking ’bout moving in,
And I don’t want to change your life…
La ritournelle est repartie : aller de l’avant. Continuer. Comme ce bon vieux Pete. Pete et Summer…
Quel était le nom de famille de Summer, déjà ? Glotsky ? Grumsky ? Je demanderais à Pete.
Mes pensées sont revenues à la cave plusieurs fois.
La poupée avec l’épée enfoncée dans la poitrine, le couteau.
Le poulet décapité. La chèvre. Cette fille était-elle morte de la même façon ?
Y avait-il vraiment eu sacrifice humain ? Comme pour Mark Kilroy, l’étudiant tué à Matamoros. Dans son discours, Lingo l’insinuait, mais cet homme ne faisait qu’aboyer. Il n’avait aucune information pour étayer ses dires.
Moi non plus, d’ailleurs.
Mais j’en aurais.