Chapitre 1

Je m’appelle Temperance Deassee Brennan. Cinq pieds cinq, soupe au lait et sportive. Bardée de diplômes. Débordée. Sous-payée. Et maintenant, confrontée à ma mort prochaine.

J’ai raturé ce morceau d’inspiration littéraire et rédigé une autre intro :

Je suis anthropologue judiciaire. La mort, je connais. Sauf que maintenant, c’est moi qu’elle a prise pour cible. Voici mon histoire.

Dieu tout-puissant, du Jack Webb tout craché ! Une entrée en matière digne de Dragnet !

Nouvelles ratures.

Coup d’œil à la pendule. Deux heures trente-cinq.

Abandonnant cet embryon d’autobiographie, je me suis mise à griffonner des ronds à l’intérieur d’autres ronds : le cadran de l’horloge, la salle de conférences, le campus de l’UNCC-Charlotte, la Caroline du Nord, l’Amérique du Nord, la Terre, la Voie lactée.

Autour de moi, mes collègues coupaient des cheveux en quatre avec une passion de fanatiques religieux. La discussion portait sur la meilleure façon d’intituler l’une des sous-sections du département concernant l’auto-éducation. L’atmosphère était étouffante et le sujet de l’empoignade d’un ennui à mourir. La session durait déjà depuis plus de deux heures, le temps faisait du surplace.

J’ai ajouté des bras en spirale à mes cercles concentriques. Puis j’ai entrepris de remplir les espaces avec des petits points. La galaxie comptant quatre cents milliards d’étoiles, j’aurais bien voulu me mettre en orbite autour de l’une d’elles. N’importe laquelle. L’anthropologie, vaste domaine, est constituée de plusieurs sous-spécialités interdépendantes : physique, culture, archéologie, linguistique. Notre département regroupe le quatuor au complet. Hélas, chacune de ces disciplines comprend au minimum un spécialiste qui éprouve le besoin de prendre la parole en public.

George Petrella est linguiste. Ses recherches portent sur le mythe en tant que récit de l’identité individuelle et collective. Il lui arrive parfois de dire quelque chose que je comprends.

Pour l’heure, il s’opposait à l’emploi du terme : « réductible à » parce qu’il s’agissait de quatre champs d’activité distincts, et proposait qu’on lui substitue l’expression : « divisible en ».

Soutenue par Jennifer Roberts, spécialiste des systèmes de croyances dans les cultures métissées, Cheresa Bickham, archéologue spécialisée dans le Sud-Ouest américain, se battait bec et ongles pour que l’énoncé inclue le terme : « réductible ».

Fatiguée de mes pointillés galactiques et tout aussi incapable de réduire ou de diviser mon ennui en sujets dignes d’intérêt, je suis passée à la calligraphie.

Tempérance : trait de caractère consistant à éviter les excès.

Doublement d’ailleurs : être en contrôle et retenir son ego.

Temps écoulé depuis le début de la conférence : deux heures cinquante-huit minutes.

Le verbiage coulait à flots.

À trois heures dix, vote. « Divisible en » l’a emporté.

Evander Doe, qui dirige notre département depuis plus d’une décennie, présidait la séance derrière ses lunettes cerclées d’acier. Il a grosso modo mon âge, mais avec sa calvitie, ses yeux de chouette et ses oreilles de pachyderme, on le croirait descendu d’un tableau de Grant Wood.

La plupart des gens le trouvent sévère. Pas moi. Je l’ai vu sourire au moins deux fois.

La question du « divisible en » étant réglée, Doe est passé au point suivant, tout aussi brûlant que le précédent, puisqu’il concernait la mission de notre département. J’ai interrompu mes gribouillis pour l’écouter.

Fallait-il souligner les liens historiques de notre champ d’activité avec les sciences humaines et la critique théorique, ou fallait-il mettre en évidence le rôle de plus en plus grand imparti aux sciences naturelles et à l’observation empirique ?

Adieu, autobiographie avortée ! J’allais mourir d’ennui bien avant la fin de la séance.

Subitement, j’ai eu devant les yeux l’image de ces cobayes humains, volontaires dans les années 1950 pour d’infâmes expériences sur la privation sensorielle : affublés de lunettes opaques et de mitaines matelassées, ils restaient allongés sur des couchettes dans des chambres insonorisées. Inquiétude, dépression, comportement antisocial, hallucinations, tels étaient leurs symptômes. Je les ai comparés à mon état présent.

Le quatrième point ne me concernait pas. Quand je suis stressée et irritable, je ne souffre pas pour autant d’hallucinations. Pour le moment en tout cas. Dommage, des visions saisissantes et colorées m’auraient divertie.

N’allez pas vous imaginer que je sois devenue cynique à l’égard de l’enseignement. J’aime mon métier de professeur. Je regrette seulement que mes activités auprès des étudiants se réduisent chaque année davantage, dirait-on.

Pourquoi est-ce que je donne si peu de cours maintenant ? Réponse : la sous-discipline.

C’est la même chose en médecine. Avez-vous déjà essayé de consulter un simple médecin ? Impossible. Quelle que soit votre maladie, vous devez vous adresser à un spécialiste : cardiologue, dermatologue, endocrinologue, gastro-entérologue. Le monde entier n’est plus qu’un conglomérat de spécialités. Mon domaine n’échappe pas à la règle.

Anthropologie : étude de l’organisme humain. Anthropologie physique : l’étude de la biologie, de la variabilité et de l’évolution de l’organisme chez les êtres humains.

Ostéologie : étude des os de l’être humain. Anthropologie judiciaire : étude des os de l’organisme humain à des fins judiciaires.

Suivez le trajet de la branche principale jusqu’à ce que celle-ci ne soit plus qu’un rameau, et vous me trouverez tout au bout. Archéologue de formation, j’ai commencé ma carrière sur des champs de fouilles où j’analysais les restes d’individus ayant vécu dans l’Antiquité. Par la suite, voilà déjà des années, j’ai bifurqué vers la médecine légale. Me suis convertie au monde des ténèbres, disent mes anciens copains d’université pour me taquiner. Attirée par la renommée et la fortune ? Ouais, bon… Pour la notoriété, admettons. Pour la fortune, on repassera.

Les anthropologues judiciaires travaillent sur des individus récemment décédés. Nous avons pour employeur les organismes chargés de veiller au respect de la loi : bureaux des coroners, instituts médico-légaux, procureurs, avocats de la défense. Ajoutez à cela l’armée, les associations de droits de l’homme et les services de secours chargés des catastrophes. Identification de la victime, cause du décès, temps écoulé depuis la mort, modifications subies par le corps post mortem, telles sont les questions que notre connaissance de la biomécanique, de la génétique et de l’anatomie nous permet de traiter. Nous analysons des corps calcinés, décomposés, momifiés, mutilés, démembrés, voire réduits à l’état de squelette, car, bien souvent, les restes qui nous sont envoyés sont en trop mauvais état pour qu’une simple autopsie puisse donner des résultats exploitables.

Pour ma part, je suis employée par l’État de Caroline du Nord sous deux casquettes : celle de professeur à l’UNCC  – université de l’État de Caroline du Nord, section Charlotte  –, et celle d’anthropologue judiciaire, activité que je pratique pour le compte du médecin légiste de l’État à Charlotte aussi bien qu’à Chapel Hill, puisque ses services disposent dans ces deux villes de tout l’équipement nécessaire. Parallèlement, je travaille comme consultante au LSJML, le Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale de Montréal.

Caroline du Nord et Québec ? Oui, un rapprochement inattendu, mais j’y reviendrai plus tard. Pour l’heure, sachez que mes multiples passages de frontière, conjugués à ma double responsabilité en Caroline du Nord, font que je n’enseigne qu’une seule matière à l’UNCC : l’anthropologie judiciaire pour les doctorants.

J’en étais à mon deuxième semestre de cours. Et de réunions.

Enseigner, j’adore ça. En revanche, je déteste ces réunions interminables et tous les trafics d’influence au sein du corps enseignant.

Quelqu’un a avancé l’idée que la déclaration sur la mission du département devrait être retournée au comité pour y être étudiée plus avant. Des mains se sont levées en faveur de cette proposition. Dont la mienne. À mon avis, on aurait aussi bien pu envoyer cette déclaration au Zimbabwe et l’y enterrer définitivement.

Doe a annoncé le point suivant : formation d’un comité d’éthique professionnelle.

Tout en râlant intérieurement, j’ai commencé à établir la liste des choses que j’avais à faire :

Spécimens pour Alex.

Alex, mon assistante au labo et à l’université, me seconde aussi bien pour les cours théoriques que pour les expériences pratiques. En l’occurrence, elle devait concocter pour le prochain séminaire un test de connaissances à partir des os que j’aurais sélectionnés.

Rapport à LaManche.

Pierre LaManche dirige le département médico-légal au LSJML. Pathologiste distingué, c’était lui qui supervisait le cas sur lequel j’avais travaillé juste avant de quitter Montréal, la semaine précédente : une victime décédée dans l’incendie d’une voiture.

Malheureusement pour LaManche, l’analyse avait déterminé qu’il s’agissait d’un individu de sexe masculin, blanc et âgé d’une trentaine d’années, alors que le véhicule aurait dû être conduit par une femme de cinquante-neuf ans d’origine asiatique.

Malheureusement pour la victime, elle avait reçu deux balles dans le pariétal gauche. Malheureusement pour moi, je serais probablement appelée à témoigner au tribunal, l’affaire ayant été classée comme homicide.

Rapport à Larabee.

Médecin légiste du comté de Mecklenburg (MCME), Tim Larabee est à la tête du laboratoire médico-légal de Charlotte et supervise le travail des trois pathologistes qui le composent. C’est de lui que dépendait le premier cas que j’avais analysé depuis mon retour en Caroline du Nord, à savoir la partie inférieure d’un torse boursouflé et décomposé, découvert sur la berge de la rivière Catawba. Sa structure pelvienne montrait que cet individu était de sexe masculin et le développement de son squelette permettait de lui attribuer un âge entre douze et quatorze ans. Comme ses quatrième et cinquième métatarses droits présentaient la trace d’anciennes fractures, on pouvait espérer parvenir à l’identifier grâce aux dossiers médicaux et aux clichés ante mortem conservés dans les archives des hôpitaux. À condition de remettre la main dessus.

Téléphoner à Larabee.

En arrivant aujourd’hui à l’université, j’avais trouvé un message de lui. Deux mots seulement : Appelez-moi. Mais juste au moment où je composais le numéro du MCME, Petrella était venu me chercher pour me traîner à cette réunion de malheur.

La dernière fois que nous nous étions parlé, Larabee n’avait retrouvé aucun signalement correspondant au profil de cette victime dans le fichier des personnes disparues. Peut-être avait-il découvert son identité maintenant. Je l’espérais, pour la famille. Et pour ce garçon.

Je me suis imaginé sans mal ses paroles aux parents éplorés. J’ai déjà dû prononcer ces mots qui ébranlent toute une vie. C’est la partie la pire de notre métier. Il n’est pas facile en effet d’apprendre à une mère et à un père que leur enfant est mort. Qu’on a bien ses jambes, mais que sa tête demeure introuvable.

Recommandation pour Rudy.

Rudy Sorenstein est un étudiant au baccalauréat qui caresse l’espoir de poursuivre ses études à Harvard ou à Berkeley. Aucune lettre de moi ne fera jamais se réaliser son rêve, mais qu’importe ! J’allais joindre à son bulletin médiocre la meilleure appréciation possible, car c’est un élément qui sait travailler en harmonie avec autrui.

Magasinage avec Katy.

Kathleen Brennan Petersons est ma fille. Depuis cet automne, elle est revenue à Charlotte, où elle a trouvé un emploi de documentaliste auprès du procureur général. Après six années d’études en Virginie à ne porter que des jeans, elle a vraiment besoin de se refaire une garde-robe. Et besoin aussi des fonds indispensables pour cela. Je lui ai proposé mes services de consultante en matière de mode féminine, mon ex-mari se chargeant de la partie dépenses.

Litière pour Birdie.

Mon chat, qui s’appelle Birdie, est d’une maniaquerie extrême pour tout ce qui concerne sa toilette et n’hésite pas à recourir aux pires expédients lorsqu’il est mécontent. On comprend que je fasse tout pour éviter de le fâcher. Bien évidemment, sa marque de litière préférée ne s’achète que chez les vétérinaires !

Dentiste.

Mon courrier d’hier contenait une notice me rappelant la nécessité d’une visite. Bien sûr. J’allais m’en occuper sans tarder.

Nettoyeur.

Garagiste.

Poignée de porte pour la douche.

J’ai perçu, plus qu’entendu, une modification du niveau sonore autour de moi. Plus un bruit. J’ai relevé les yeux. Tous les regards étaient braqués sur moi.

— Excusez-moi.

J’ai recouvert ma feuille de ma main. Comme si de rien n’était.

— Quelle est votre préférence, Dr Brennan ?

— Pouvez-vous me redire les choix ?

Doe a énuméré les formulations qui faisaient, je suppose, l’objet d’une contestation virulente. Elles étaient au nombre de trois.

— Comité sur le comportement et la responsabilité professionnelle ; comité sur l’évaluation des procédures éthiques ; comité des normes et des pratiques en matière d’éthique.

— La dernière formule sous-entend que les règles seraient élaborées par un organisme extérieur, genre conseil de régulation, qui serait également chargé de veiller à leur application, est intervenu Petrella avec mauvaise humeur.

— Mais pas du tout ! s’est insurgée Bickham en jetant son stylo sur la table. C’est simp…

— Ce que le département veut créer, c’est bien un comité d’éthique, n’est-ce pas ? ai-je demandé.

— Il est vital que son titre reflète exactement les motivations philosophiques qui sont à sa base…

— Oui, a répondu Doe en interrompant la tirade de Petrella.

— Dans ce cas, pourquoi ne pas l’appeler tout simplement « comité d’éthique » ?

Dix paires d’yeux m’ont prise pour cible. Les uns confus, les autres surpris, d’autres encore offusqués.

Petrella s’est rejeté en arrière sur son siège, effondré.

Bickham a toussé.

Roberts a baissé les yeux.

Doe s’est raclé la gorge, mais avant qu’il ait dit un mot, deux petits coups frappés à la porte ont brisé le silence.

— Entrez ! a-t-il lancé.

Un visage est apparu dans l’entrebâillement de la porte. Rond. Avec des taches de rousseur. Et l’air inquiet.

Vingt-deux yeux curieux se sont tournés vers lui.

— Excusez-moi de vous interrompre, a dit Naomi Gilder, la dernière recrue de nos secrétaires de département, et la plus timide. Je ne me serais pas permis de vous déranger de mon propre chef, naturellement, mais le Dr Larabee…

Son regard s’est posé sur moi.

— … dit qu’il doit parler de toute urgence au Dr Brennan.

J’ai résisté à l’envie de faire un bras d’honneur à l’assemblée et je me suis contentée de signifier mon accord d’un haussement de sourcils et d’un geste de la main du style : le devoir m’appelle, qu’y puis-je ?

J’ai rassemblé mes papiers et quitté la salle. D’un pas presque dansant, j’ai traversé le bureau d’accueil et longé le couloir bordé des deux côtés par les bureaux du corps enseignant. Toutes les portes en étaient fermées. Évidemment, puisque leurs occupants étaient cloîtrés dans une salle de réunion sans fenêtre pour débattre de problèmes administratifs.

Quant à moi, j’étais euphorique. Libre !

De retour dans mon bureau, c’est d’un doigt victorieux que j’ai tapé le numéro de Larabee sur le téléphone. J’ai ensuite tourné les yeux vers la fenêtre. Quatre étages plus bas, des flots d’étudiants entraient et sortaient des bâtiments. Les rayons du soleil de l’après-midi teintaient d’une couleur bronze les arbres et les fougères de Van Landingham Glen. Quand j’étais partie pour cette réunion, le soleil tombait tout droit sur les têtes.

— Larabee, a prononcé une voix un peu haut perchée, teintée d’un léger accent du sud.

— C’est Tempe.

— Je t’arrache à une occupation importante ?

— Non, prétentieuse et pompeuse.

— Pardon ?

— Non, rien. Tu as découvert l’identité du noyé de la Catawba ?

— C’est un garçon de douze ans, du nom d’Anson Tyler, originaire de Mount Holly. Ses parents étaient partis faire la fête à Las Vegas. Rentrés avant-hier, ils ont découvert que leur fils n’était plus à la maison depuis une semaine.

— Comment peuvent-ils le savoir ?

— Au nombre de Pop-Tarts dans le garde-manger.

— Tu as reçu ses dossiers médicaux ?

— Oui, mais je voudrais avoir ton opinion aussi, naturellement, même si je suis prêt à parier que les radios que nous avons faites des fractures aux orteils de notre victime correspondent effectivement à celles du petit Tyler.

Je me suis imaginé le pauvre Anson seul chez lui, se bourrant de sandwiches au beurre d’arachide devant la télé et se faisant griller des Pop-Tarts. Et gardant la lumière allumée pour dormir.

Mon sentiment d’euphorie a commencé à diminuer sérieusement.

— Qu’est-ce que c’est que ces abrutis de parents qui vont tenter leur chance au casino en laissant derrière eux un enfant de douze ans !

— C’est sûr qu’ils ne se verront pas décerner le titre de parents de l’année.

— Tu crois qu’ils seront accusés de négligence ?

— Pour le moins !

— C’est à cause d’Anson Tyler que tu m’appelles ?

Naomi avait parlé d’affaire pressante, et l’obtention d’un résultat positif dans une recherche d’identité concernant une personne décédée n’entre pas dans la catégorie des urgences.

— Tout à l’heure, oui, mais plus maintenant. En fait, je viens de raccrocher avec la brigade des homicides. Ils m’ont tout l’air d’avoir une sale situation sur les bras.

J’ai écouté ses explications.

L’anxiété qui s’est emparée de moi a effacé définitivement les dernières traces de l’euphorie qui m’avait gagnée.