Chapitre 21
Chez nous, dans le Sud, nous ne faisons pas de veillées mortuaires, mais des « présentations ». Cette manière de dire me semble mieux correspondre à la réalité. En effet, un corps privé de son sang, parfumé et gonflé à la cire, n’est pas du genre à raconter des histoires au coin du feu. Il gît à la vue de tous pour une ultime inspection. Pour faciliter ce dernier coup d’œil avant l’éternité, les cercueils sont munis de couvercles à deux battants qui s’ouvrent à la façon des doubles portes au niveau du visage.
C’est parfait pour les voleurs qui veulent aller vite. À l’évidence, Finney et sa copine avaient su tirer parti de cette simple formalité en n’ouvrant que la partie haute du cercueil. Mais moi, je devais avoir accès au corps tout entier pour effectuer mon travail.
L’acte de vandalisme, conjugué à la détérioration naturelle du bois due au temps, avait abouti à l’effondrement du couvercle du cercueil sur toute sa longueur. L’expérience me soufflait que, pour le retirer, j’allais être obligée de le scinder en plusieurs morceaux.
Après avoir retiré les planches clouées après le viol de sépulture à la demande de Burkhead, j’ai gratté la rouille des ferrures puis, à l’instar de Finney, j’ai utilisé un pied-de-biche.
Burkhead et Slidell m’aidaient en regroupant les morceaux de métal et de bois pourri sur les quelques centimètres carrés de sol restés libres. Une odeur particulière nous entourait, mélange de pourriture et de moisissure. Je sentais ma peau me picoter, les poils de mes bras se dresser, de même que les petits cheveux dans mon cou.
Une heure plus tard, le cercueil était ouvert.
Les restes étaient cachés sous un enchevêtrement de velours, draperies et rembourrage tachés, recouverts d’une substance blanche qui ressemblait à du lichen. Après avoir pris des photos, j’ai enfilé des gants.
Une chose me turlupinait : à en croire Hewlett, seul le crâne avait été dérobé. Si tel était le cas, à qui appartenait alors le fémur enfoui dans la terre du chaudron de Cuervo ? Pour l’heure, je gardais mes interrogations pour moi.
Il ne m’a fallu que quelques minutes pour dégager le haut du corps de l’embrouillamini de tissu. Slidell et Burkhead suivaient mes gestes en faisant de temps à autre des commentaires.
Susan Redmon avait été inhumée dans une robe longue en soie, probablement bleue à l’origine. Le tissu fané semblable à du papier racorni enveloppait les os de sa cage thoracique et de ses bras. Des cheveux étaient restés collés au coussin sur lequel sa tête avait reposé et l’on apercevait parmi des lambeaux de tissu noir – tout ce qui restait du coussin – un couvre-œil d’embaumeur et trois incisives.
Mais ni tête ni mâchoire.
Coup d’œil à Slidell. Qui a levé les pouces en signe de victoire.
J’ai prélevé un échantillon de cheveux et pris les incisives.
— Ce sont bien des dents ? a demandé Slidell.
J’ai acquiescé d’un hochement de tête.
— Vous avez les dossiers dentaires de la défunte ? s’est étonné Burkhead.
— Non. Mais je vais voir si ces dents correspondent aux cavités de la mâchoire du bas en notre possession, et je les comparerai aux molaires et prémolaires toujours en place.
Les dents et les cheveux rangés dans des sachets, j’ai repris mon examen préliminaire.
Le corsage de la robe était fendu de haut en bas. Par l’ouverture, on apercevait les côtes effondrées sur les vertèbres thoraciques. Trois vertèbres cervicales étaient éparpillées sur le col en dentelle jaunie de la robe. Quatre autres étaient nichées entre la garniture salie du cercueil et le bord du coussin.
Délicatement, j’ai retiré les lambeaux de rembourrage recouvrant le bas du corps jusqu’à ce que celui-ci soit complètement découvert.
Les extrémités des radius et des cubitus sortaient des manches de la robe ; les os de la main gisaient parmi les plis de la jupe et à droite de la cage thoracique.
Le vêtement, qui descendait jusqu’aux pieds, adhérait aux os des jambes. Les extrémités des tibias et des péronés dépassaient sous l’ourlet. Plus bas, les os du pied étaient plus ou moins regroupés en ordre anatomique.
— Tout est du même marron que le crâne de la cave, a fait remarquer Slidell.
J’ai acquiescé. Le squelette en effet avait acquis une couleur de thé fort.
— C’est quoi, ça ? a demandé Slidell en désignant du doigt les os de la main éparpillés.
— Un mélange de carpes, métacarpes et phalanges. Elle a probablement été ensevelie les mains posées sur la poitrine ou l’abdomen.
Tout en retirant délicatement le tissu moisi, je me suis représenté Donna, mue par une poussée d’adrénaline, glissant sa main à l’intérieur du cercueil et arrachant à l’aveuglette ce que ses doigts avaient réussi à saisir.
— Les mains croisées, c’est une pose courante. Croisées sur le ventre ou sur la poitrine. Les défunts sont souvent enterrés avec un objet cher entre les mains.
Burkhead s’était exprimé pour le simple plaisir de dire quelque chose, car ni Slidell ni moi ne lui prêtions attention, concentrés comme nous l’étions sur les jambes de Susan encore dissimulées par la soie fragile de la robe.
Deux derniers coups de ciseaux, et j’ai dégagé ce qui restait du vêtement.
Une unique rotule gisait entre pelvis et tibias.
— Ouais, bon, Hewlett s’est planté, a déclaré Slidell.
— Oui, il manque bien les deux fémurs, ai-je ajouté avec un soulagement évident.
— Je m’en vais retourner sur le gril ce pissant de Finney et sa copine cinglée. On a fini, ici ?
— Non, on n’a pas fini, ici, ai-je jeté d’un ton sec.
— Qu’est-ce qu’il vous reste encore à faire ? a demandé Slidell, déjà lancé sur la piste de Donna Scott.
— Vérifier si le crâne et les os de la jambe du chaudron appartiennent bien à ce squelette.
— Faut que je passe un coup de fil.
Il a quitté la crypte. Quelques secondes plus tard, sa voix nous parvenait de dehors.
Ayant rabattu les coins abîmés du corsage, j’ai dégagé la clavicule de droite, l’ai nettoyée et en ai inspecté l’extrémité proche du cou.
Le cartilage de conjugaison, en partie fusionné, suggérait un individu âgé d’au moins seize ans à l’heure de sa mort.
J’ai fait de même avec la clavicule gauche. Résultat identique.
Je reportais ces informations dans mon formulaire quand Slidell est réapparu.
— J’ai demandé à Rinaldi de contacter la police de Los Angeles avant que je me pointe là-bas. Qu’ils fassent des recherches sur Donna Scott et papa Birch.
— Je croyais que Rinaldi écumait NoDa ?
— Les faucons se tiennent tranquilles à cette heure ; il est rentré au quartier général. Il reprendra l’enquête à la nuit tombée, lorsqu’ils seront ressortis.
Retour au squelette. Inspection du pelvis, moitié droite. Les symphyses présentaient des lignes horizontales en creux et bosses, typiques des pelvis de femme ; quant à la minceur de la bordure osseuse, elle témoignait d’un processus de fusion avec la partie supérieure de l’os de la hanche encore inachevé au moment du décès.
J’ai reporté des infos dans mon formulaire avant d’examiner la moitié gauche du pelvis. De l’adipocire, substance friable rappelant le savon, était resté collée sur les bords et sur la face de cette moitié-là. Dix minutes de nettoyage ont mis au jour des caractéristiques identiques à celles observées sur l’autre côté.
Retour au formulaire.
J’en étais à examiner les extrémités des côtes lorsque le téléphone de Slidell a brisé le silence. Il a foncé dehors en extirpant l’appareil de sa poche. Comme la fois d’avant, impossible de comprendre un mot de ce qu’il disait. Impossible néanmoins de ne pas deviner son humeur au ton sur lequel il répondait. Sa conversation a été plus longue que la précédente. Je reposais une vertèbre lorsqu’il est rentré dans la crypte.
— La police de Los Angeles a rappelé Rinaldi.
— Ils n’ont pas perdu de temps.
— C’est pas génial, les ordinateurs ? !
Burkhead s’était figé. Je savais qu’il écoutait.
— Birch Alexander Scott a acheté une maison à Long Beach en février 2001. Il y a emménagé l’été suivant avec sa femme, Annabelle, et ses deux filles, Donna et Tracy.
— Ça colle avec les dires de Finney.
— Pour le père, les choses n’ont pas aussi bien marché qu’il l’espérait. Il a été emporté deux ans plus tard par une crise cardiaque fulgurante. Sa femme habite encore la maison.
— Et Donna ?
— Apparemment, toujours aussi farfelue. En 2002, elle s’est inscrite à l’école de cinéma de l’université de Californie du Sud, a précisé Slidell en ponctuant ses derniers mots d’un reniflement méprisant. En 2004, elle a laissé tomber ses études pour épouser un certain Herb Rosenberg âgé de quarante-sept ans. Ça vous dit quelque chose ?
J’ai secoué la tête.
— Un gros bonnet parmi les producteurs indépendants, à ce qu’on dit. Le mariage a duré deux ans. Aujourd’hui, Donna Scott-Rosenberg vit à Santa Monica. Depuis le mois de juillet, elle travaille comme documentaliste pour une série télé.
— Rinaldi a pu avoir son numéro de téléphone ?
— Ouais, a fait Slidell.
Il a agité son cellulaire et a disparu à nouveau.
— C’est qui, cette Donna Scott ? a demandé Burkhead.
— Une fille qui a peut-être pris part à l’acte de vandalisme.
L’un après l’autre, j’ai examiné les os longs pour vérifier encore l’âge.
Je me suis assise sur mes talons, j’avais le cou et les épaules en miettes.
Pour les clavicules, le pelvis, les côtes et les os longs, tous les indicateurs suggéraient un décès survenu entre quinze et dix-huit ans.
Âge, sexe, taille, robustesse, état de conservation et de salissure… Le chaudron de Cuervo contenait des restes appartenant à un individu de sexe féminin, noir et mort au même âge. Et j’avais sous les yeux le corps d’une adolescente noire à qui manquaient la tête, la mâchoire et les deux fémurs.
Oui, Susan Redmon correspondait parfaitement à la fille du chaudron.
Il faisait nuit noire lorsque j’ai quitté le cimetière avec Slidell. Les épais nuages qui masquaient la lune et les étoiles transformaient les arbres et les pierres tombales en silhouettes presque aussi sombres que le fond sur lequel elles se détachaient. Il tombait toujours une pluie froide et des légions de grenouilles rivalisaient de vocalises avec des armées de sauterelles. À moins qu’il ne s’agisse de criquets. Quoi qu’il en soit, tout ce petit monde faisait un vacarme impressionnant.
Burkhead s’était chargé de placer les restes en sécurité et de refermer la crypte. Je lui avais promis de lui remettre la mâchoire trouvée chez Finney ainsi que le crâne et les fémurs du chaudron dès que j’aurais satisfait pleinement mon patron en lui démontrant par A + B qu’il s’agissait bien des parties qui manquaient au squelette de Susan Redmon. De son côté, il m’avait promis de faire tout son possible pour convaincre Thomas Redmon d’offrir un nouveau cercueil à sa cousine.
Slidell était nerveux et de mauvaise humeur. Donna Scott-Rosenberg n’avait pas répondu aux messages qu’il avait laissés sur son répondeur.
Il a appelé une fois de plus Rinaldi pendant que je bouclais ma ceinture.
Neuf heures quinze. La journée avait été longue. Je n’avais rien mangé depuis mon sandwich à la dinde et au cheddar. Je me suis laissée aller contre le dossier, me massant les tempes, les yeux fermés.
— Cette fille-là ne se presse pas pour rappeler, disait Slidell à son coéquipier. Je lui donne jusqu’au matin. Après, je ferai monter la pression. Pour l’instant, concentrons-nous sur Klapec. T’as du nouveau sur lui ?
Rinaldi a dit quelque chose et j’ai compris, à la suite de la conversation, qu’il était retourné à NoDa.
— Ah oui ? On peut le croire sur parole ? a demandé Slidell.
Rinaldi a répondu quelque chose.
— Et il accepte de faire une déposition ?
Nouvelle réponse de Rinaldi, et Slidell a refermé son cellulaire sur ces mots :
— On se retrouve à dix heures.
Nous avons roulé en silence, puis Slidell a déclaré :
— Ça vous dit de mettre un terme à la journée, doc ?
— Rinaldi a découvert des choses intéressantes ?
— Son faucon est d’accord pour nous refiler des tuyaux sur ce pédé à la Rick Nelson. Vous savez ce qui me plaisait chez Nelson ? a-t-il ajouté en arrêtant la voiture. Ses cheveux. Le gars avait une vraie crinière de cheval.
— Qu’est-ce qu’il dit, le jeune ? l’ai-je coupé pour le ramener au sujet.
— Que c’est un Blanc, de taille et corpulence moyennes, tiré à quatre épingles dans le style conservateur. Et pas bavard. Il dit que, lui aussi, il se l’est fait à une époque, le Ricky, mais qu’il a fini par en avoir marre.
J’ai rouvert les yeux.
— L’homme était violent ?
— Paraît que ce trou de cul lui a foutu une raclée.
— Il y a longtemps ?
— En juin. C’est Klapec qui a pris la relève quand il n’a plus voulu se le taper.
— Quoi d’autre ?
— Rinaldi dit que le gars a des infos, mais qu’il ne dira rien pour rien. Il doit le retrouver à dix heures.
— Où ça ?
— Un boui-boui mexicain dans North Davidson. Je vais y passer pour offrir une petite séance de motivation. Je vous dépose à votre bagnole ?
Et juste à ce moment-là, mon ventre a gargouillé.
— Non, vous m’offrez une enchilada.
Situé à l’angle de la Trente-Cinquième Rue et de North Davidson, le Cabo Fish Taco était un peu trop chic pour mériter le qualificatif de boui-boui. C’était plus un endroit pour surfeurs de Baja et artistes d’Albuquerque. Slidell s’est garé en face du vieux Landmark Building qui abrite aujourd’hui la galerie Center of the Earth. Dans la vitrine, il y avait une peinture représentant un gobelet en verre avec un jaune d’œuf à l’intérieur et deux moitiés d’œuf de Pâques en plastique en équilibre sur le bord.
À la vue de cette nature morte, Slidell a secoué la tête et fait un drôle de bruit. Il s’apprêtait à lâcher un commentaire quand il a repéré Rinaldi s’avançant vers nous depuis l’endroit où la Trente-Cinquième Rue finit en impasse, près des voies de chemin de fer.
Slidell a poussé un sifflement aigu.
Rinaldi a relevé la tête. Il souriait, je crois. À cet instant, la réalité a basculé.
Rinaldi a esquissé le geste de lever la main.
Un coup de feu a retenti.
Le bras de Rinaldi s’est immobilisé à demi plié. Son corps s’est redressé. Beaucoup trop droit.
Deuxième explosion.
Rinaldi a tournoyé sur lui-même comme s’il était retenu par une chaîne.
— Par terre ! a hurlé Slidell en me projetant sur le pavé.
Mes genoux ont heurté le ciment. Puis mon ventre, ma poitrine.
Troisième tir.
Et dans la rue Davidson, le hurlement du moteur d’une voiture filant à toute vitesse vers le sud.
Slidell s’est élancé, arme au poing.
Rinaldi gisait immobile, ses longs membres d’araignée écartelés en une posture qui n’avait rien de normal.