Chapitre 10
Larabee est monté dans le fourgon avec Hawkins. Moi, j’ai préféré prendre ma voiture plutôt que de faire le trajet dans celle de Slidell, comme il me l’avait proposé. Je connais sa notion de l’hygiène et je suis moins tolérante que Rinaldi.
Vingt minutes après être partie du MCME, je quittais l’autoroute 1-485 et m’engageais dans Steele Creek Road.
À la bifurcation, me conformant aux indications d’Hawkins, j’ai pris Shopton Road vers l’ouest, passé Amohr Creek et tourné à plusieurs reprises à l’intérieur d’une enclave forestière que la hache des promoteurs n’avait pas encore réduite à l’état de souvenir. La réserve naturelle de McDowell devait s’étendre plus loin en direction du sud, et la limite avec le comté de Gaston se trouver quelque part à l’ouest de là où j’étais moi-même, mais je n’avais pas vraiment idée de ma position exacte.
Après un dernier tournant à gauche, une voiture de patrouille de la police de Charlotte-Mecklenburg s’est détachée sur l’étendue bleue de l’eau agitée du lac. Un policier en uniforme était accoté à la roue arrière du véhicule. Je me suis rangée le long du bas-côté et suis allée le trouver à pied.
À Duke Power’s, la rivière Catawba s’échelonne du nord vers le sud en une chaîne de onze lacs qui s’étirent du barrage de Mountain Island au barrage de Wylie. L’un d’eux a pour nom le lac Wylie. Sur la carte, on dirait une veine poilue serpentant de Tar Heel State à Palmetto State, surnoms donnés respectivement à la Caroline du Nord et à la Caroline du Sud.
Malgré les ronronnements permanents de la centrale nucléaire située sur sa rive sud-ouest, le lac Wylie est bordé par un certain nombre de lotissements sélects, tels que River Hills, Palisades ou encore Sanctuary.
Palissades contre quoi ? me suis-je souvent demandé. Et sanctuaire dédié à qui ? Aux perches phosphorescentes ? Aux crapauds à huit pattes ?
Menace nucléaire ou pas, il n’y avait pas d’abri antiatomique à cet endroit du rivage. Les quelques maisons devant lesquelles j’étais passée n’avaient qu’un revêtement en vinyle, des auvents en aluminium et des abris de voiture rouillés. Certaines, à peine moins rustiques que des cabanes, dataient de l’époque où les habitants de Charlotte montaient « à la rivière » pour échapper à la pression de la vie citadine. Que savaient-ils alors des risques bien plus graves qui les guettaient ici ?
À ma vue, le policier s’est redressé et a pris un air circonspect. Maigre de corps et de visage, il arborait des lunettes de soleil sorties tout droit du film Matrix. À cinq mètres de lui, j’ai pu déchiffrer son nom sur la plaque en laiton accrochée à son sein droit : Radke.
Je lui ai fait un vague signe de la main qui est resté sans réponse.
Derrière lui, le rivage était souillé de détritus.
Je me suis présentée. Nom et fonction. Il s’est détendu un peu et a désigné du menton les déchets en plastique.
— Le corps est là-bas. Cette berge attire les ordures.
Radke a dû lire sur mon visage une expression mitigée — de la surprise ou un reproche –, car il a rougi et a croisé les bras sur sa poitrine.
— Je ne parlais pas de la victime, mais de toutes ces ordures qui barbotent dans l’eau. Apparemment, le coin sert de décharge.
J’ai laissé errer mon regard sur l’eau. Le week-end, par beau temps, des essaims de bateaux envahissent le lac, plus nombreux que des mouches. Aujourd’hui, ils n’étaient qu’une demi-douzaine à flâner à quelques encablures du rivage.
— Vous avez fouillé le secteur ?
— Pas d’une façon systématique. J’ai parcouru la berge dans les deux sens sur une vingtaine de mètres et j’ai regardé autour des arbres.
Je me préparais à poser une autre question lorsqu’un bruit de moteur puis le crissement du gravier sous des roues m’a obligée à me retourner. Une Ford Taurus reniflait le pare-chocs arrière de ma Mazda.
Deux portières se sont ouvertes. De l’une s’est déplié un Rinaldi qui s’est avancé vers nous, raide comme une barre ; de l’autre a émergé un Slidell caché derrière ses Ray-Ban qui jetaient des éclats éblouissants chaque fois qu’il tournait la tête. Il a rejoint son compagnon d’un pas pesant et salué Radke d’un vague mouvement de la main.
Celui-ci y a répondu par un hochement de la tête.
D’autres hochements de tête ont suivi : Rinaldi-Brennan, Brennan-Rinaldi.
— Qu’est-ce qu’on a de beau, par ici ? a lancé Slidell en promenant un œil critique sur le lac, la berge et le bois.
— Un corps sans tête.
— C’est ce que j’ai cru comprendre.
— Trouvé par un type qui promenait son chien.
— Il doit être né sous une bonne étoile.
— Je mise sur le cabot.
— Vous avez indiqué le chien dans votre rapport, Radke ?
— Il ne se battait pas pour être au générique.
— C’est quoi l’histoire ? a demandé Slidell sans relever l’ironie.
— Juste qu’il faisait trempette.
Les Ray-Ban se sont lentement tournées vers celles de Matrix.
— Très drôles, Radke, les remarques sur le chien. C’est juste le timing qui me dérange. Faudrait améliorer ça. Pour plus que vos blagues interfèrent avec mon ordre du jour.
Radke a haussé les épaules et sorti un calepin.
— Le gars s’appelle Funderburke. Il habite en haut de la route, promène son chien trois fois par jour, à sept heures du matin, à midi et vers six heures du soir. Il dit que le corps est apparu mardi dernier, entre ses promenades du matin et du soir.
— Il est allé le regarder ?
— Seulement aujourd’hui. Jusque-là, il croyait que c’était des déchets. Et le chien voulait se reposer. (Pause.) Il s’appelle Digger.
— C’est noté.
— Avec deux g.
Dit sans l’ombre d’un sourire. Il me plaisait bien, ce Radke.
— Il a ouvert le paquet ?
Radke a secoué la tête.
— A vu un pied, a appelé le 911.
Abandonnant les hommes, je me suis avancée vers le corps, les sens en alerte.
Un terrain jonché de débris ; des pins et d’épaisses broussailles sur au moins un mètre cinquante de profondeur à partir du rivage ; une berge pentue et boueuse, recouverte de déchets échoués.
J’en ai fait mentalement l’inventaire : papiers gras, canettes de bière et de boissons gazeuses, bandes en plastique retenant les canettes, une espadrille gorgée d’eau, un gros morceau de polystyrène, un embrouillamini de fils de pêche.
Le corps gisait au-dessus et non en dessous de ce tas d’ordures. Sur ce fond bleu de lac et d’horizon, il paraissait si petit qu’il faisait pitié. Les mouches évoluaient sur le plastique bleu qui l’entourait en un ballet d’allers et venues sans relâche.
Après avoir enfilé soigneusement mes gants, je me suis accroupie auprès de lui. Les mouches affluaient de partout ; dans la lumière du soleil, leurs corps verts brillaient d’une lumière iridescente. Leur bourdonnement que l’on entendait de loin devenait ici un vrombissement frénétique.
La plupart des gens sont dégoûtés par les mouches. Et ils ont bien raison, car un grand nombre d’espèces, comme celles qui tourbillonnaient à ce moment-ci autour de mon visage et de mes cheveux, ne font pas que pondre leurs œufs sur des matières organiques en décomposition : elles s’en nourrissent aussi. Et sans faire de chichis à propos du menu. Matières fécales ou hamburgers, c’est du pareil au même : de la bouffe ! Même chose pour la chair, qu’elle soit humaine ou non.
Pour être répugnants, ces insectes nécrophages n’en sont pas moins de bons citoyens tout à fait nécessaires à la bonne marche de la société. En concentrant leurs efforts sur deux objectifs seulement, alimentation et reproduction, ils font progresser inéluctablement le cadavre sur le chemin de sa décomposition. Et ils se donnent un mal de chien pour être à la hauteur d’une tâche aussi essentielle dans le recyclage de la nature.
Considérés du point de vue d’un anthropologue judiciaire, les insectes sont très excitants. Mais, pour l’heure, je les ai snobés.
Tout comme j’ai ignoré l’objet de leur intérêt, notant seulement que le drap en plastique bleu qui recouvrait le corps ne le serrait pas du tout. Quant à dire si l’emballage résultait d’une action humaine volontaire ou s’il s’était accroché au corps lors de sa dérive, j’en étais incapable pour le moment.
J’ai toutefois noté qu’aucune odeur ne sortait du paquet. Ce qui était curieux, compte tenu de la chaleur qu’il avait fait ces derniers jours. Sous ce drap en plastique, le corps aurait dû cuire s’il gisait là depuis mardi matin.
M’étant relevée, j’ai examiné l’environnement immédiat. Aucune empreinte de bottes, de pneus ou d’objet traîné sur le sol.
Pas de vêtements ni de chaussures jetés au loin. Pas de pierre retournée récemment.
Et, le plus important, pas de tête.
Moins d’une minute plus tard, des bruits de moteur et de freinage se sont surimposés au bourdonnement des Caliphoridae.
Coup d’œil à la route. Larabee s’avançait vers moi, un appareil photo dans une main, sa trousse dans l’autre. Dans son dos, Hawkins ouvrait les portes arrière du fourgon. Tous les deux portaient déjà leurs combinaisons en Tyvek.
À l’arrivée de Larabee, les mouches sont devenues folles.
— Des mouches bleues. Celles que je déteste le plus.
— Pourquoi celles-là, particulièrement ?
— Leur bourdonnement. Ça m’exaspère.
J’ai répété à Larabee les informations que m’avait transmises Radke. Il a regardé sa montre.
— Si Funderburke dit vrai, ça nous donne un laps de temps d’environ quarante-huit heures.
— Quarante-huit heures à cet endroit, l’ai-je corrigé en montrant la terre.
Les gens déplacent souvent les cadavres. L’eau le fait également. Moyennant quoi, le temps écoulé depuis la mort pouvait être de quarante-huit heures comme de quarante-huit jours.
Cela dit, dans un cas comme dans l’autre, ce corps aurait dû dégager une odeur.
— C’est exact, a dit Larabee en chassant une mouche de son front.
Laissant Hawkins photographier la scène et la filmer en vidéo, j’ai longé le rivage en compagnie de Larabee. À quelques mètres de nous, les vagues léchaient la boue en toute indifférence.
La promenade achevée, nous avons quadrillé le bois en marchant l’un à côté de l’autre, fouillant le sol des yeux et des pieds. Rien de suspect. Et pas de tête.
Quand nous sommes revenus près du corps, Hawkins en était toujours à prendre des photos. Slidell et Rinaldi, à côté de lui, se bouchaient le nez dans un mouchoir, sans raison. Mouchoir en coton monogrammé pour l’un, en polyester rouge pour l’autre. C’est drôle les détails qu’on remarque.
— Ça devrait suffire, a déclaré Hawkins en laissant retomber l’appareil photo sur sa poitrine. On fait sauter le bouchon ?
— Marquez d’abord le plastique à l’endroit où vous allez couper.
Au ton morne de sa voix, il était évident que Larabee était aussi peu enthousiaste que moi. Hawkins a fait un pas en avant, suscitant une violente protestation de la part des mouches.
L’enquêteur de la mort, comme on dit, a tracé un trait au Scripto sur l’emballage avant de le découper sur toute sa longueur. Si jamais il s’avérait nécessaire de comparer ce bout de plastique à un autre, les analystes spécialisés en traces d’outil pourraient distinguer facilement la marque laissée par la lame d’Hawkins de celle produite par l’instrument employé par le criminel.
Le cadavre avait les fesses remontées en l’air, les jambes repliées sous lui ; son torse et son visage touchaient terre. S’il avait eu un visage, car son torse se terminait au ras des épaules. Des œufs de mouches, peu nombreux, parsemaient les bords de la blessure. Autour de l’anus, l’activité des insectes n’était pas non plus très marquée.
— Nu comme un ver.
La remarque est sortie de derrière le polyester rouge.
Hawkins a poursuivi sa séance de photos, tandis que Larabee et moi-même prenions soin de nous masquer avant d’entreprendre quoi que ce soit.
— Il a l’air jeune, a fait remarquer Rinaldi.
Le corps en effet présentait une pilosité peu développée ; les membres étaient graciles, les pieds dépourvus d’oignons, de cals, d’ongles épaissis ou de tout autre signe indiquant un âge avancé.
Slidell s’est plié en deux pour regarder sous ses fesses.
— L’attirail est au complet.
Remarque peu élégante mais parfaitement exacte. Les organes génitaux étaient ceux d’un homme adulte.
— Il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un jeune homme blanc, a précisé Rinaldi.
La peau, d’une couleur fantomatique, arborait un fin duvet blond pâle. Je me suis laissée tomber sur les genoux. Les mouches ont été prises de folie. Larabee s’est baissé près de moi tout en les chassant de la main.
À hauteur du cou tronqué, l’os brillait d’une teinte jaune pâle au milieu des chairs, dont la couleur lumineuse était tout à fait anormale.
— Un rouge aloyau, a dit Larabee, exprimant ma pensée à haute voix.
— Oui, cette tête n’est pas tombée toute seule. Elle a été coupée. Et le corps est étonnamment bien conservé pour un TEM de deux jours.
En palpant le dos à hauteur de la dixième côte, Larabee a noté une lésion dans la masse musculaire le long de la colonne vertébrale.
— Une idée de ce que cela pourrait être ?
Il me désignait une trace qui ressemblait à six courtes incisions parallèles traversées par une septième formant un angle de quatre-vingt-dix degrés.
— Résultat d’un contact avec un débris ? ai-je avancé sans vraiment y croire.
— Peut-être.
Il a soulevé une main pour en examiner la paume, puis a répété l’opération avec l’autre.
— Pas de blessures indiquant la volonté de se défendre. On devrait pouvoir relever des empreintes digitales exploitables. Veillez à protéger les mains dans un sac, a-t-il lancé à l’adresse d’Hawkins.
— Ce gars-là sort de l’eau ? m’a demandé Slidell.
— Il ne ressemble pas beaucoup aux noyés habituels.
— Et je ne vois pas trace d’attaque de la part d’un prédateur aquatique, a renchéri Larabee.
— L’immersion n’a peut-être pas duré longtemps.
Larabee a levé les épaules dans un geste qui pouvait aussi bien signifier l’assentiment que l’ignorance.
— En tout cas, inutile de vérifier s’il a de l’eau dans les poumons. S’il est sorti du lac, il est évident qu’il ne respirait plus avant d’y entrer.
— Alors, combien de temps écoulé depuis la mort ? a insisté Slidell.
— Il gît ici depuis assez longtemps pour que des mouches bleues rappliquent et pondent sur son corps, et pour que plusieurs œufs aient eu le temps d’éclore… Pourtant, les quelques larves que j’ai vues sont jeunes, et je n’ai repéré ni chrysalide ni enveloppe vide.
— Vous pouvez traduire ça en termes compréhensibles au commun des mortels ?
— Les mouches auraient dû découvrir le corps en l’espace de quelques minutes, surtout avec une blessure ouverte de cette taille. En quelques heures seulement, elles auraient dû pondre des quantités d’œufs, et ceux-ci auraient dû mettre entre douze et quarante-huit heures maximum pour éclore, selon la température.
— Et il fait chaud, a fait remarquer Rinaldi.
— Oui, cela aurait dû accélérer le processus.
— Alors, votre impression ? a répété Slidell avec un certain agacement.
J’ai pris un peu de temps pour répondre. Quelque chose me gênait dans le récit du témoin, mais je n’aurais pas su dire quoi. J’ai donc préféré garder mon impression pour moi.
— Je ne suis pas entomologiste. Je vais prélever des échantillons.
Une autre chose me dérangeait en plus de l’absence d’odeur et du peu d’activité des insectes : le fait que ce corps n’ait pas subi l’assaut de prédateurs. Cela pouvait s’expliquer s’il n’avait passé qu’un temps très court dans l’eau et sur cette berge. Mais, à en croire Funderburke, il gisait ici depuis mardi matin. La faune locale aurait dû sonner l’ouverture d’une cantine pour tous. Or il n’y avait aucune trace d’interférence animale. Pourquoi ?
Slidell allait lâcher un de ses fameux commentaires quand deux techniciens du labo ont émergé de dessous les arbres : une femme de grande taille avec des joues rebondies et des tresses remontées sur la tête et un homme bronzé, arborant des lunettes Maui Jims.
Larabee les a mis au courant. Manifestement, ni l’un ni l’autre n’avait envie d’entendre des explications circonstanciées. OK, c’était parti pour un long après-midi de travail à recueillir, étiqueter et consigner tous les restes et les indices, c’est tout ce qu’ils voulaient savoir. Nous avons attendu qu’ils mettent en place les marqueurs, prennent les photos et les mesures nécessaires. Leurs préliminaires achevés, ils ont relevé les yeux vers le médecin légiste. Celui-ci, se tournant vers moi, m’a invitée du geste à le suivre.
Nous nous sommes approchés du cadavre, moi à hauteur des hanches, Larabee près des épaules.
Derrière nous, un bateau a donné un coup de corne pour signaler son approche, puis a battu en retraite. Une série de vagues a balayé le rivage.
— Prête ?
Au-dessus de son masque, j’ai vu les sourcils de Larabee se froncer : la rotation d’un corps, moment de vérité.
J’ai hoché la tête.
D’un même mouvement, nous avons fait rouler le cadavre sur le dos.
Nous étions entre vétérans de la récupération, entre gens habitués au spectacle des corps assassinés, mutilés et ayant subi toutes les horreurs qu’un homme peut infliger à son prochain. Pourtant, je doute que l’un de nous ait jamais rien vu de semblable dans sa vie.
— Par tous les saints de l’enfer, s’est exclamé Rinaldi, exprimant par ces mots l’opinion générale.