Chapitre 9
Une fois de plus, je me suis levée à l’aube après une nuit agitée. Un café et un petit muffin, et je suis partie pour le MCME.
À huit heures et demie, les deux fémurs reposaient sur le comptoir à côté de trois tronçons d’os sciés apparemment dans les os longs de mammifères de petite taille. Ou de taille moyenne. En l’absence de tout signe anatomique, l’ostéologie ne m’était pas d’un grand secours pour déterminer l’espèce et le nombre d’individus. Pour y parvenir, mieux valait recourir à l’histologie.
À dix heures, le grand chaudron était vidé. Le restant de terre avait accouché de trois autres perles rouges, d’un fragment de panache de cerf et d’un petit squelette en plastique.
J’ai dûment photographié le tout avant de m’intéresser aux fémurs humains.
Ces deux os, similaires en taille et en robustesse, appartenaient à une jambe droite et à une jambe gauche. D’une concavité peu marquée, minces et rectilignes tous les deux, ils présentaient des emplacements d’attaches musculaires peu proéminents. Caractéristiques plus européennes qu’afro-américaines.
Comme auparavant pour le crâne, j’ai commencé par les mesurer – longueur maximale, largeur des deux condyles, circonférence de l’axe au milieu –, puis j’ai enregistré ces données dans l’ordinateur et effectué les calculs grâce à mon précieux logiciel Fordisc 3.0.
Résultats identiques pour les deux os. Sexe : féminin. Ascendance : négroïde.
À l’âge, maintenant.
De même que les os du crâne, les os longs nécessitent un certain assemblage avant d’être définitivement constitués. Voici comment les choses se déroulent.
Au cours de l’enfance, à mesure que s’allonge la tige de l’os – appelée également axe –, les chapeaux, les condyles, les crêtes et autres tubérosités se forment autour d’elle. C’est la fusion de tous ces petits éléments avec la partie rectiligne qui donnera à l’os sa forme caractéristique. Cette transformation a lieu vers le milieu ou la fin de l’adolescence.
La fusion se produit selon une séquence bien établie et les différentes étapes surviennent à des âges plus ou moins prévisibles. Coude, hanche, cheville, genou, poignet, épaules.
Les deux fémurs présentaient un aspect identique. L’extrémité côté hanche avait les caractéristiques d’un individu adulte, ce qui impliquait que la fusion des têtes osseuses et des cols était achevée, tout comme la fusion des grands et des petits trochanters avec les axes. L’autre extrémité, côté genou, avait des lignes irrégulières au-dessus de la jointure, ce qui indiquait qu’un des condyles n’était pas encore totalement parvenu à maturation. Cette particularité laissait entendre que l’individu était mort dans les dernières années de son adolescence.
Ces os de la jambe provenaient d’une jeune femme noire. Comme le crâne. J’en ai éprouvé… Comment dire ? Du soulagement ? De l’abattement ? Difficile à dire.
J’ai regardé la fille représentée sur la photo : une pose très moderne.
Puis les chaudrons et leur contenu. J’ai pensé aussi au poulet, à la chèvre, à la statue, à l’effigie en bois sculpté, aux restes humains.
Au fond de moi, j’avais déjà une petite idée de ce que tout cela pouvait signifier.
Mais l’heure était à la recherche scientifique.
Quatre-vingt-dix minutes plus tard, j’avais appris différentes choses. D’abord, un mot sur les religions syncrétiques.
Ce sont des systèmes de croyances combinant deux ou plusieurs idéologies culturelles et spirituelles en une foi unique et nouvelle. En Amérique du Nord et du Sud, la plupart de ces religions sont d’origine afro-caribéenne. Elles se sont développées au cours des XVIIIe et XIXe siècles, à la suite du commerce des esclaves. La pratique de leurs croyances traditionnelles étant interdite, les esclaves africains ont donné à leurs dieux l’aspect de saints catholiques.
Aux États-Unis, les religions syncrétiques les plus connues sont la santería, le vaudou et la brujería. La plupart des adeptes de ces courants religieux vivent en Floride, dans le New Jersey, à New York et en Californie.
La santería, appelée à l’origine lucumi, est apparue à Cuba en tant qu’évolution de la culture yoruba, originaire du sud-ouest du Nigeria. On la retrouve au Brésil, où elle porte le nom de candomble, et à Trinidad, où elle s’appelle shango.
La santería reconnaît plusieurs dieux, appelés orishas, dont les sept principaux sont Eleggua, Obatalla, Chango, Oshun, Yemaya, Babalu Aye et Oggun. Chacun de ces dieux possède sa fonction propre ou pouvoir, son attribut guerrier ou symbole, sa couleur, son nombre, son jour de célébration et ses préférences en matière d’offrandes.
Chacun de ces dieux possède un alter ego catholique. Pour Eleggua, c’est saint Antoine de Padoue, l’ange gardien ou le Christ-enfant ; pour Obatalla : Notre-Dame de Las Mercedes, la sainte Eucharistie, le Christ ressuscité ; pour Chango : sainte Barbara ; pour Oshun : Notre-Dame de la Charité ; pour Yemaya : Notre-Dame de Régla ; pour Babalu Aye : saint Lazare ; pour Oggun : saint Pierre.
Dans la santería, les défunts occupent le même rang que les orishas, c’est pourquoi le culte des ancêtres a une telle importance. Les morts, tout comme les dieux, doivent être honorés et célébrés.
À la base de cette religion, on trouve deux concepts fondamentaux : ashe et ebbo.
Asheest l’énergie qui imprègne l’univers et se manifeste en toute chose, chez les êtres humains, les animaux, les plantes, mais aussi les rochers. Les orishas sont des méga dépositaires. Les sortilèges, les cérémonies et les invocations sont en fait des moyens permettant d’acquérir de Vashe. L’ashe procure le pouvoir de changer les choses : résoudre des problèmes, vaincre ses ennemis, gagner l’amour de quelqu’un, voire posséder la fortune.
Le concept d’ebbo correspond plus ou moins à celui de sacrifice. C’est ce que l’on offre en échange de Vashe. Le don peut s’effectuer sous forme de fruits, de fleurs, de bougies, de nourriture ; il peut aller jusqu’au sacrifice d’un animal.
Les prêtres et prêtresses portent le nom de santeros et sauteras. Le clergé est constitué selon une hiérarchie complexe dont l’échelon le plus élevé est occupé par le babalawo. Comme chez les papistes, la carrière est fermée aux femmes, qui ne dépassent jamais le rang de puissantes prêtresses.
Dans le cas présent, la mise en scène me paraissait très proche du catholicisme, si l’on faisait exception des dieux rajoutés et des animaux de basse-cour.
Le vaudou est quant à lui originaire de la région appelée autrefois Dahomey qui porte aujourd’hui le nom de république du Bénin : le vaudou a pris corps au sein des populations nago, ibo, arada, dahoméennes et parmi d’autres groupes culturels avant d’émigrer en Haïti, à l’époque de l’esclavage.
Le vaudou révère un grand nombre de déités dénommées collectivement loa et qui correspondent chacune à un saint catholique. Ainsi Dambala est Patrick ; Legba, Pierre ou Antoine ; Azaka, Isidore, et ainsi de suite. Comme les orishas, ces déités possèdent chacune une iconographie particulière, un espace de responsabilité qui leur est propre et des préférences en matière d’offrandes.
Les pratiques vaudoues sont célébrées autour d’autels situés dans de petites salles appelées badji. Le clergé est peu structuré ; les hommes portent le nom de houngan, les femmes celui de mambo. Les rituels, très semblables à ceux de la santería, se distinguent cependant par un intérêt particulier pour la magie blanche, c’est-à-dire faisant intervenir des forces positives.
Toutefois, le vaudou possède un côté sombre, incarné par les bokors, qu’Hollywood s’est plu à représenter en sorciers maléfiques qui attirent les calamités et jettent des sorts, ou ressuscitent des esclaves pour en faire des zombis.
Ce stéréotype obscurcit désormais l’idée que se fait le public de cette religion.
La brujería, enfin, plonge ses racines culturelles et religieuses dans l’ancien Mexique. Elle combine à la fois des mythes aztèques, des pratiques de sorcellerie d’origine européenne et des éléments appartenant à la santería cubaine. Au XVIe siècle, quand les prêtres espagnols déclarèrent que Toantzin était en vérité une sainte catholique, les prêtresses vouées au culte de cette déesse païenne toute-puissante et omnisciente furent obligées de se cacher. Et c’est ainsi qu’elles devinrent des brujas. Les principes théologiques qui régissaient ce culte se transformèrent peu à peu jusqu’à donner naissance à Notre-Dame de Guadalupe. Celle-ci, à l’instar de la déesse, est censée réaliser les souhaits des hommes qui savent se concilier ses bons offices.
Chaque bruja conserve ses sortilèges dans une libreta, sorte de Livre des Ombres comme il en existe dans la sorcellerie traditionnelle. En règle générale, les brujas vivent dans la solitude, mais il leur arrive de se regrouper lors de réunions assez semblables aux sabbats des sorcières.
J’étais en train de prendre des notes sur un article du Journal of Forensic Sciences quand Mme Flowers a appelé : Slidell et Rinaldi étaient dans la maison.
Quand j’étais partie de chez moi le matin, un vent vif arrachait les feuilles des arbres et les expédiait en tourbillons à travers les pelouses et les allées. Le Slidell qui est apparu devant moi avait l’air de sortir d’une soufflerie : il avait la cravate plaquée sur une épaule et des cheveux hérissés sur tout un côté de la tête dans le plus pur style Grâce Jones.
— Des nouvelles éclatantes, doc ? m’a-t-il lancé tout en rabattant sa cravate.
Il s’est passé la main sur les cheveux, ce qui a un peu amélioré la situation.
— Les os de la jambe appartiennent tous les deux à une adolescente noire.
— Même provenance que le crâne ? s’est enquis son collègue.
Fidèle à son habitude, Rinaldi était tiré à quatre épingles, toutes ses mèches grises bien peignées sur son crâne.
— Probablement. Et vous, des résultats avec les studios de photo ?
Rinaldi a secoué la tête.
— J’ai prélevé des échantillons pour un test d’ADN. Et j’ai fait l’inventaire des objets contenus dans les deux chaudrons, ai-je ajouté en lui remettant la liste.
Rinaldi m’a donné en échange une enveloppe brune tirée de sa serviette et portant le logo du laboratoire de criminologie de la police de Charlotte-Mecklenburg. Puis, il s’est plongé dans la lecture de mon récapitulatif avec Slidell.
J’ai ouvert l’enveloppe avec hâte. Elle contenait les photos des objets récupérés dans la cave. En dehors du fait qu’ils étaient mieux éclairés et leurs détails, par voie de conséquence, plus visibles, ils étaient exactement comme dans mon souvenir. Armée de mes nouvelles connaissances, j’ai été en mesure d’identifier la statue : elle représentait sainte Barbara.
— Vous avez vu Lingo, hier soir ?
La question, lancée par Slidell, s’adressait forcément à moi.
— Oh oui.
— Y a du vrai dans ce qu’il dit ?
— Tiens, regardez ça !
Je lui ai tendu un plan rapproché du contreplaqué portant les inscriptions au stylo-feutre. Rinaldi s’est rapproché de lui pour voir aussi.
— Est-ce que vous voyez là des pentagrammes ou des croix inversées ?
— Non.
— Eh bien, je doute que ce soit du satanisme.
— Merveilleux ! On sait que c’est pas ça, a lancé Slidell en levant les mains avec un mouvement théâtral. Alors, de quoi diable s’agit-il ? Du vaudou ?
— Plutôt de santería.
— Quelque chose d’occulte fait par un doc spécialisé dans les herbes ?
— Oui et non.
Je lui ai expliqué le B.A. BA du syncrétisme : orisha, ashe, ebbo. Rinaldi a pris le temps d’inscrire dans son carnet tout ce que je disais à l’aide de son stylo Mont-Blanc.
Mon laïus terminé, j’ai sorti de l’enveloppe une seconde photo représentant la statue.
— Derrière l’image de sainte Barbara s’exprime le concept de Chango, ai-je dit en soulignant divers détails sur d’autres photos, notamment les colliers. Vous avez ici Eleggua, comme le prouve l’alternance des perles rouges et noires. Là, c’est Chango. Des perles rouges et blanches. Les jaunes et blanches renvoient à Oshun et les toutes blanches à Obatalla.
J’ai pris ensuite une photo de l’effigie à deux faces, j’ai ajouté :
— C’est Eleggua, le dieu des voleurs, ai-je ajouté.
— Expliquez-moi ces dieux, a dit Rinaldi, déjà prêt à écrire.
J’ai pris le temps de rassembler mes pensées.
— Ils ne sont pas si différents des saints catholiques ou des dieux du panthéon grec. Chacun d’eux possède une fonction déterminée, un pouvoir. Chango commande au tonnerre, à la foudre et au feu alors que Babalu Aye, patron des malades, détient le pouvoir de guérir les maladies de peau. Chacun de ces dieux possède non seulement le pouvoir de soulager un mal ou un autre, mais aussi d’infliger des châtiments. Par exemple, Obatalla peut vous rendre aveugle, vous paralyser, voire causer des difformités congénitales à votre enfant.
— Fais chier Babalu et tu te retrouves plein de boutons ? a ironisé Slidell.
— Plutôt atteint de la lèpre ou de la gangrène, ai-je rétorqué sèchement, agacée par son sarcasme.
— Le concept d’ashe est parallèle à celui de la grâce chez les chrétiens, n’est-ce pas ? est intervenu Rinaldi.
— D’une certaine manière. L’ashe ou la mana. Les croyants s’efforcent d’acquérir L’ashe parce qu’ils considèrent qu’elle a le pouvoir de changer les choses. Ebbo, en revanche, incarne davantage l’idée de pénitence. Comme de s’agenouiller sur des braises.
— Ou de renoncer à certains plaisirs pendant le Carême.
La comparaison de Rinaldi m’a fait sourire.
— Vous êtes catholique ?
— Avec un nom comme le mien !
— Moi, ma pénitence, tous les ans, c’était de ne pas manger de chocolat.
— Moi, de ne pas lire de bandes dessinées.
— Ces religions synthétiques, elles fonctionnent avec les sacrifices d’animaux ? nous a interrompus Slidell.
— Syn-cré-tiques. Oui. Mais un sacrifice ne règle pas tous les problèmes. Ceux qui sont très graves ou très sérieux peuvent requérir une offrande au cours de laquelle du sang sera versé.
— Santería ou vaudou, qu’est-ce qu’on en a à foutre, a lâché Slidell en haussant les épaules. C’est tous des malades.
— Puisque le docteur nous dit qu’il s’agit d’une différence importante, a insisté Rinaldi, se faisant la voix de la raison. La santería s’est constituée à Cuba, elle possède donc un élément espagnol. Le vaudou, né en Haïti, est plus proche des traditions françaises.
— Ex-cuse-ay-moi* ! Combien de zigotos de ce genre gravitent autour de nous ? Une poignée ?
— La santería regroupe probablement plusieurs millions d’adeptes ; le vaudou, quelque chose comme soixante millions dans le monde entier.
— Ouais ? a fait Slidell, sidéré. On parle bien de suppliques, du genre « faites que je gagne la loterie », « faites que mon petit n’ait plus mal au ventre », « faites que j’arrive à tirer un coup », non ?
— La plupart des adeptes du vaudou et de la santería ne causent aucun mal, mais ces pratiques ont aussi un côté sombre. Vous avez entendu parler du palo mayombe ?
Deux signes de tête négatifs ont répondu à ma question.
— Le palo mayombe mélange des croyances originaires du Congo à d’autres provenant du yoruba et du catholicisme. Les grands prêtres portent le nom de paleros ou mayomberos. Leurs rituels ne s’adressent pas aux orishas, mais aux morts. Ils recourent à la magie pour manipuler, captiver et contrôler autrui et cela, bien souvent dans le seul but de satisfaire des visées personnelles malveillantes.
— Continuez.
Il n’y avait plus trace d’humour dans la voix de Slidell.
— Les paleros tirent leur puissance de leur chaudron ou nganga, car c’est là que résident les esprits des morts.
D’ailleurs, on y place souvent des crânes humains ou des os longs.
— Obtenus par quels moyens ? s’est enquis Rinaldi.
— La plupart du temps, ils sont achetés à des sociétés spécialisées dans les fournitures biologiques. Il arrive parfois qu’on en vole dans les cimetières.
— Alors comment cette enfant-là s’intègre-t-elle dans l’histoire ? a demandé Slidell en regardant le crâne.
— Je ne sais pas.
— Comment les animaux s’y intègrent-ils ?
— Un palero présente une requête qui appelle la maladie, un accident ou la mort sur quelqu’un. La demande satisfaite, une offrande est faite à l’esprit du nganga pour lui exprimer sa gratitude.
— Offrande de sang humain ? a demandé Rinaldi.
— Généralement, c’est du sang de chèvre ou d’oiseau.
— Mais le sacrifice humain n’est pas exclu.
— Non.
— Comme le jeune de Matamoros, a dit Slidell en me pointant du doigt.
— Oui, Mark Kilroy.
Rinaldi a souligné un mot dans son calepin. Puis un deuxième. Slidell a ouvert la bouche pour dire quelque chose, mais son téléphone lui a cloué le bec.
— J’écoute.
Slidell se dirigeait vers la porte quand Larabee s’y est encadré. Les traits de son visage étaient si tendus qu’on les aurait crus gravés dans les os.
— Qu’est-ce qui se passe ? lui ai-je demandé, tandis que du hall nous parvenait la voix de Slidell s’écriant : «Quand ça ?»
— Je risque d’avoir besoin de votre aide, a déclaré Larabee. On vient de repêcher un corps dans le lac Wylie.
— Enfant de chienne, poursuivait Slidell d’un ton qui révélait une certaine agitation.
— Comment ça ? ai-je demandé.
— On y va ! a dit Slidell en refermant le clapet de son téléphone.
— Apparemment, la victime a eu la tête tranchée, a conclu Larabee.