Chapitre 7
Une heure et demie plus tard, le petit chaudron était vide. Un macabre assortiment d’objets s’alignait sur le comptoir derrière moi.
Vingt et une baguettes.
Quatre colliers en perles de verre. Un blanc uni et trois bicolores : deux alternant des perles rouges et noires, un des perles blanches et noires.
Sept crampons pour attacher les rails de chemin de fer, dont quatre peints en noir et trois en rouge.
Plusieurs os d’oiseaux, provenant de poulets, de pigeons ou de tourterelles.
Des plumes tachées de sang.
Deux tronçons d’os découpés à la scie, dans une patte d’animal. Chèvre pour l’un, chien domestique pour l’autre. Identification obtenue grâce à L’Ostéologie des mammifères de Gilbert.
Sept pièces de monnaie : deux de vingt-cinq cents, quatre de cinq cents et une de dix cents. La plus récente avait été frappée en 1987.
Satisfaction mesurée. Le fait que la pièce émise en 1987 se trouve tout au fond permettait de dire que le chaudron avait forcément été rempli après cette date. Date qui correspondait avec le TEM du crâne, selon mes estimations.
Garde les pieds sur terre, Brennan. Le crâne peut très bien avoir rejoint les autres objets bien après que le chaudron a été rempli. Ou être devenu crâne bien avant.
Quoi qu’il en soit, c’est portée par une énergie renouvelée que je me suis remise au tamisage du grand chaudron.
Est-ce qu’il vous est déjà arrivé, au cours d’un long voyage en voiture, de vous dire que vous mangeriez bien du poulet frit ? Jusque-là, vous êtes passé devant des millions de PFK, mais dès lors, plus une seule sortie d’autoroute n’annonce de restaurants proposant du poulet. Vous vous retrouvez donc à mastiquer un hamburger. Puis, à peine un kilomètre plus loin, le colonel Sanders vous sourit du haut de son panneau-réclame.
Eh bien, c’était exactement ce qui s’était produit ce jour-là avec le grand chaudron. J’avais abandonné trop tôt.
Au deuxième coup de truelle, la terre a commencé à déverser ses trésors : des bâtons, des perles en verre, des colliers, des plumes, mais aussi des objets en fer, parmi lesquels deux crampons de rails, des fers à cheval et la partie supérieure d’une houe. Enfin, des pièces de monnaie dont les dates d’émission encore lisibles allaient des années 1960 aux années 1980.
Coup d’œil à l’horloge. Six heures moins cinq.
Au choix : rentrer à la maison maintenant pour avoir le temps de prendre une douche et de me sécher les cheveux, ou continuer à tamiser, me doucher ici et retrouver Katy les cheveux mouillés ?
Je suis repartie pour un tour : creuser, tamiser, creuser, tamiser.
Six heures dix. Ma truelle a heurté du dur. Comme tout à l’heure avec la cervelle, j’ai abandonné mon outil pour creuser avec les doigts.
Une bosse brune est apparue. J’ai dégagé la terre autour. La bosse s’est transformée en un champignon : un chapeau fendu d’une petite fossette et un pied épais en dessous.
Tiens donc !
J’ai continué à explorer la terre avec les doigts.
À ce moment-là, Larabee a ouvert la porte et m’a dit quelque chose. Je lui ai répondu sans vraiment écouter. Il est venu se placer à côté de moi.
Le pied formait un angle avec une base tubulaire qui, apparemment, traversait horizontalement tout le chaudron. J’ai continué à creuser, en essayant d’évaluer la longueur de l’objet et son diamètre au fur et à mesure qu’émergeaient ses contours. Au bout de quelques minutes, j’ai constaté que ce tube se terminait par deux autres proéminences arrondies : les condyles nécessaires à l’articulation du genou chez les bipèdes.
— Un fémur, a dit Larabee.
— Oui, ai-je répondu, non sans éprouver une petite excitation au niveau des neurones.
— Humain ?
— On dirait bien.
Je grattais la terre à la façon d’un raton laveur qui creuse son terrier. Une seconde bosse est apparue.
— Il y en a un autre en dessous, a repris Larabee.
Ce second os était également posé horizontalement, mais orienté dans l’autre sens.
Nouveau coup d’œil à l’horloge. Sept heures moins vingt.
— Merde !
— Quoi ?
— Je dois retrouver ma fille dans vingt minutes.
Attrapant mon téléphone, j’ai composé le numéro de Katy.
Pas de réponse.
J’ai essayé son cellulaire : boîte vocale.
— Tu t’y remettras demain matin, a dit Larabee. Ne range rien, je m’en occupe.
— T’es sûr ?
— File.
J’ai foncé au vestiaire.
Heureusement, je n’avais pas loin à aller.
Volare est le resto préféré de Katy depuis l’école secondaire. À l’époque, il se trouvait dans un centre commercial du côté de Providence Road et ne comptait pas plus d’une douzaine de tables. Voilà déjà plusieurs années, les patrons ont déménagé dans un local plus grand à Elizabeth, l’unique quartier de notre ville reine à porter un nom de femme. N’est-ce pas ironique ?
Voici le scoop. En 1897, un certain Charles B. King qui souhaitait fonder une petite université luthérienne jeta son dévolu sur la ville de Charlotte. Il donna à son établissement le prénom de sa belle-mère, Anne Elizabeth Watts. Bravo, Charlie, pour cette marque de respect !
En 1915, l’université Elizabeth déménagea en Virginie. Deux ans plus tard, les lieux devenaient la propriété d’un hôpital tout neuf. Aujourd’hui, à presque un siècle de distance, il ne reste plus rien du bâtiment original. À la place s’élève l’énorme complexe de l’hôpital presbytérien.
Résultat : le nom de l’université disparue est devenu celui de tout ce quartier qui accueille aujourd’hui, en plus de l’hôpital d’Independance Park et du Central Piedmont Community College, tout un assortiment hétéroclite de centres médicaux, cafés, galeries d’art et boutiques, sans oublier bien sûr les églises et les anciennes demeures à l’ombre de leurs arbres centenaires.
À sept heures dix, je me suis garée le long de l’avenue Elizabeth, car la vieille dame a également donné son nom à une rue.
Tout en me hâtant vers la porte, j’ai éprouvé un léger regret pour l’ancien Volare. Certes, il est devenu plus facile d’y réserver une table, mais le resto a beaucoup perdu en intimité. Enfin, la bouffe vaut toujours le déplacement.
Assise à une table au fond de la salle, Katy sirotait du vin rouge en faisant la causette avec un serveur apparemment aux anges. Pas de quoi m’étonner. Ma fille a le talent de produire cet effet sur toute la partie de l’humanité qui fait pipi debout.
En la voyant de loin, j’ai pensé comme si souvent à Pete. Avec ses cheveux couleur de blé et ses yeux couleur de jade, Katy est le ricochet génétique de son paternel.
Elle m’a fait un signe de la main. Le serveur a ronchonné. Je me suis faufilée dans un fauteuil.
— Je n’ai aucune excuse pour ce retard, je suis désolée.
— Mais ta coiffure est si jolie ! a ironisé Katy en soulevant un sourcil soigneusement épilé en arc.
— Oui, on m’en fait la remarque assez souvent, ces derniers temps.
— Qui aurait prédit que le wet look allait redevenir à la mode ?
Le serveur est intervenu pour me demander ce que je désirais boire.
— Perrier limette avec beaucoup de glaçons, a décrété Katy d’office.
Il a tourné des yeux étonnés vers elle.
— C’est parce qu’elle est alcoolo.
Ma fille possède une foule de qualités formidables, au nombre desquelles on chercherait en vain le tact.
— Pour moi, ce sera un autre pinot.
Le serveur s’est éloigné, sérieux comme un pape.
Nous n’avons pas ouvert les menus, les connaissant par cœur.
— Ça te dit de partager une salade César ? ai-je demandé.
— Bien sûr.
— Sole meunière pour toi ?
Elle a hoché la tête.
— Je crois que je vais me laisser tenter par le veau piccata.
— Tu prends toujours ça.
— Ce n’est pas vrai. (Mais pas faux non plus.)
Katy s’est penchée en avant, le regard vague.
— Alors ? Vaudou, vampire, suppôt de Satan ?
— Quand est-ce qu’on va courir les magasins ensemble ?
— Samedi, mais ne détourne pas la conversation ! La cave ?
— Elle a été employée pour des…
— Des quoi ?
— Des cérémonies.
Elle a levé les yeux au ciel.
— Tu sais très bien que je ne suis pas autorisée à parler d’une enquête en cours.
— Parce que je vais immédiatement envoyer le scoop à la WSOC ?
— Tu sais très bien pourquoi !
— Jésus, maman ! Cette geôle se trouve pratiquement dans le jardin derrière la maison de Coop.
Katy habite en effet à deux pâtés de maisons de l’avenue Greenleaf, dans une petite maison appartenant à un monsieur du nom de Coop, absent en permanence pour les raisons les plus mystérieuses.
— Ce n’est pas vraiment une geôle. Mais dis-moi, qui c’est, ce Coop ?
— Un type avec qui je suis sortie quand j’étais au collège.
— Et il est où, maintenant ?
— En Haïti. Il est dans le Corps de la paix. Échange de bons procédés : il me fait une réduction sur le loyer, je surveille sa baraque.
Le serveur a déposé les boissons sur la table et s’est redressé, stylo au garde-à-vous, sourire plein d’espoir à l’adresse de Katy.
C’est moi qui ai passé la commande. Il est parti.
— Et Billy ?
Billy Eugene Ringer, le petit copain actuel de ma fille. Dans son sillage depuis l’école secondaire.
— C’est un idiot.
Promotion ou rabaissement, comparé à tête de nœud ? Je n’aurais pas su le dire.
— Ça t’ennuie d’être un peu plus précise ?
Soupir théâtral, puis :
— Incompatibilité de caractère.
— Ah bon ?
— Ou plutôt : compatibilité excessive, a précisé Katy en avalant une gorgée de pinot. Compatibilité avec Sam Adams et Bud. Il passe son temps à regarder du sport à la télé en descendant des bières. Tu vois ce que je veux dire. Autant sortir avec un poireau !
J’ai répondu par un bruit ne m’engageant à rien.
— Nous n’avons rien en commun.
— Il vous a fallu toute une année pour vous en rendre compte ?
— Je n’arrive pas à imaginer de quoi nous pouvions bien parler au début.
Autre rasade de pinot.
— Je pense qu’il est trop vieux pour moi.
Billy a vingt-huit ans.
Katy a frappé la table du plat de la main.
— Ce qui nous conduit tout droit à papa. Non mais, tu te rends compte, cette merde avec Summer ? Que tu te montres aussi coulante, ça me dépasse !
Mon ex-mari approche les cinquante ans. Nous sommes séparés depuis des années, mais pas divorcés. Récemment, Pete m’a demandé d’officialiser notre situation, car il veut se remarier. Sa nouvelle passion s’appelle Summer et a vingt-neuf ans.
— Elle gagne sa vie en tâtant des couilles de chiots !
Le ton utilisé par Katy a redonné tout son sens au mot « mépris ». Summer est aide vétérinaire.
— La question de notre état civil ne regarde que ton père et moi.
— Elle lui pompe le cerveau en même temps que la…
— Le sujet est clos !
Katy s’est laissée retomber sur le dossier de son siège.
— OK Et toi, tu en es où avec Ryan ?
Par bonheur, la salade est arrivée. Tout en regardant le serveur actionner un moulin à poivre aussi gros que mon aspirateur, j’ai pensé à mes propres amours. Qu’était devenu Ryan pour moi ? Un ex, un actuel, un futur ex ?
D’ailleurs, que faisait-il en ce moment ? Son retour auprès d’une maîtresse quittée voilà des années lui avait-il apporté le bonheur ? Faisaient-ils la cuisine ensemble ? Du lèche-vitrines, rue Sainte-Catherine ? Allaient-ils écouter de la musique chez Hurley’s, le pub irlandais ?
Tout à coup, j’ai eu le cœur lourd à l’idée qu’il ait pu quitter ma vie. Pour de bon ? Qui pouvait le dire ? En tout cas, pour l’instant.
— Hell-o ?
La voix de Katy m’a ramenée au temps présent.
— Ryan ?
— Il essaye de reformer un couple avec Lutetia afin d’offrir un cadre stable à Lily…
— Lutetia, c’est son ancienne copine, et Lily, sa fille ?
— Oui.
— La droguée ?
— Elle supporte plutôt bien la désintoxication.
— Autrement dit, te voilà toute seule sur le carreau !
— Lily traverse une passe difficile. Elle a besoin de son père.
Katy a préféré ne pas répondre. Le serveur est arrivé avec les plats. Quand il est reparti, j’ai changé de sujet.
— Parle-moi de ton travail.
— À se tirer une balle dans la tête !
— Tu me l’as déjà dit.
— Je suis une glorieuse secrétaire. Non, barre « glorieuse », y a rien de glorieux dans mon travail.
— Ça consiste en quoi ?
— À mettre à jour des fichiers ; à entrer des infos dans un ordinateur ; à assembler des dossiers criminels. Jusqu’ici, le truc le plus passionnant que j’ai fait, ça a été de vérifier un crédit. Haletant.
— Tu te voyais déjà plaidant devant la Cour suprême ?
— Non, a-t-elle répondu sur la défensive. Mais de là à imaginer un boulot qui ramollisse autant le cerveau !
Je l’ai laissée déverser sa hargne.
— Je n’ai quasiment rien à faire, alors que les gens avec qui je travaille croulent sous les dossiers et ne rêvent que de signer des accords négociés pour pouvoir passer à l’affaire suivante. Ils n’ont pas une seconde pour s’entretenir avec le personnel. C’est d’un ennui mortel. Il y a bien un gars qui a un peu de cran, mais il doit friser la cinquantaine.
Son ton s’était légèrement radouci.
— En fait, il est pas mal sexy. S’il n’était pas si vieux, je jouerais bien avec ses petites culottes.
— Pas de détails, s’il te plaît !
Katy a levé les yeux au ciel. Et elle a enchaîné :
— Il te plairait, j’en suis sûre. Il vit seul. Sa femme est morte dans l’attentat du World Trade Center. C’est triste. Je crois qu’elle travaillait dans une banque ou un établissement financier.
— Je te remercie, je suis assez grande pour me trouver des hommes toute seule.
— C’est bon, c’est bon ! Si je parle de lui, c’est parce que la moitié de mes collègues sont des fossiles et que les autres sont trop crevés pour se rendre compte que le monde ne s’arrête pas à la porte du bureau du procureur.
Je commençais à comprendre le problème : Billy ne faisait plus le poids et il n’y avait pas un seul avocat entre vingt et trente ans, plutôt mignon, qui se morfondait pour ma fille.
Nous avons mangé en silence pendant un moment. Quand Katy a repris la parole, ça a été pour revenir au point précédent.
— Alors, qu’est-ce qu’on fait à propos de Summer ?
— De mon côté, rien du tout.
— Jésus, maman ! Elle n’a même pas encore toutes ses dents !
— La vie privée de ton père ne regarde que lui. Après avoir poussé une exclamation du style «arrrgh »,
Katy a planté sa fourchette dans son poisson. J’ai pris une autre bouchée de veau.
Trois secondes plus tard, elle murmurait :
— Oh my god.
J’ai relevé les yeux : Katy fixait un point au-dessus de mon épaule.
— Oh my god.