Chapitre 15

Week-end est synonyme de chèque de salaire et d’occasions de se rincer le gosier. Donc, de la sortie du boulot le vendredi à la sortie de la messe le dimanche, le nombre de bagarres, raclées, petits problèmes et tragédies est bien supérieur à ce qu’il est le reste de la semaine. En conséquence, le lundi, c’est souvent le cirque à la morgue. En revanche, la fin de la semaine est généralement assez tranquille.

Hélas, cela ne devait pas être le cas en ce vendredi matin.

Deux pâtés de maisons avant d’arriver au MCME, j’avais déjà compris que ça n’allait pas aller comme sur des roulettes. Pas une place de libre le long du trottoir. Des véhicules stationnés jusque dans les rues College et Phifer. Les camions des télés au grand complet, devais-je découvrir en m’approchant. WBTV. WSOC. WCCB. News 14 Carolina.

Entrée à toute vitesse dans le stationnement, j’ai bondi hors de ma Mazda aussitôt garée. Télés, presse écrite et photographes bloquaient l’entrée de notre bâtiment. Coudes au corps, j’ai foncé dans le tas, tête baissée.

— Dr Brennan ! a lancé quelqu’un.

Appel repris par d’autres voix. Je n’ai pas répondu et me suis frayé un passage en poussant plus violemment, les muscles bandés par l’exaspération. Boyce Lingo tenait un discours au sommet des marches. Comme la fois d’avant, Grosses-Joues-Tête-Rase couvrait les arrières de son patron.

— Notre société se félicite de pratiquer la tolérance, tonnait le prédicateur avec un sourire bonasse, très vite remplacé par une expression d’inquiétude. Toutefois, lorsqu’un tel mode de vie conduit à autoriser le culte de Satan, l’heure n’est plus à l’indulgence. C’est la porte ouverte à toutes les formes du mal : à l’ivresse, à l’adultère, à l’idolâtrie, à l’homosexualité. À toutes les perversités morales qui visent à saper les fondements de la famille.

Je me suis avancée en faisant un geste du bras semblable à celui des brigadiers qui font traverser les enfants devant les écoles.

— La conférence de presse est terminée !

Il y a eu un murmure où j’ai reconnu mon nom et les mots « anthropologue judiciaire », « université de Caroline du Nord ». Micros et objectifs se sont orientés vers moi.

— Votre présence ici nous empêche de mener à bien nos travaux, ai-je ajouté à l’adresse de Lingo et des journalistes. Vous devez quitter les lieux.

Lingo s’est immobilisé, a baissé ses bras d’orateur et a croisé les mains devant ses parties génitales.

— Est-il vrai qu’Anson Tyler a eu la tête coupée ? a crié un reporter.

— Non ! ai-je jeté violemment.

Et aussitôt j’ai regretté de m’être fait piéger, car d’autres questions ont fusé.

— Que pouvez-vous nous dire sur l’affaire Tyler ? a demandé une dame.

— Pas de commentaire, ai-je répondu d’un ton glacial.

— Et sur le cadavre découvert au bord du lac Wylie ? a hurlé quelqu’un dans le fond.

— Pas de commentaire.

— Le commissaire régional dit que le corps portait la trace de symboles sataniques découpés dans la chair.

— Pas de commentaire.

J’ai regardé Lingo d’un air furieux. La rage se propageait en moi à vitesse grand V.

— Pourquoi refuser d’admettre la vérité, Dr Brennan ? s’est-il enquis, sur le ton de l’activiste soucieux d’authenticité avant tout.

— La vérité ! Elle vous mordrait les fesses que vous ne la sentiriez pas !

Haut-le-corps ébahi de toute l’assemblée, suivi de quelques rires nerveux.

— Les habitants de Charlotte méritent qu’on réponde à leurs questions.

— Les habitants de Charlotte méritent que vous cessiez de les angoisser avec des peurs infondées.

Ma voix m’a parue stridente comparée au baryton sirupeux de Lingo. Qui souriait benoîtement, tel un père affectueux regardant son enfant piquer une crise de nerfs. Je l’aurais volontiers jeté en bas des marches à coups de pied.

— Ce meurtre est-il à porter au compte de LaVey ? De l’Église de Satan ? a braillé quelqu’un.

— Est-il vrai que ces gens torturent et tuent des animaux ?

— Combien leur clan compte-t-il de membres à Charlotte ?

— Dispersez-vous maintenant, ou c’est la police qui va dégager les lieux !

Menace inutile.

— Est-ce qu’on a un suspect ?

— Pourquoi cherche-t-on à dissimuler les faits ?

Un micro s’est rapproché de mon visage. Je l’ai écarté d’un geste brusque. La perche m’a éraflé la joue.

J’ai perdu mon sang-froid.

— On  – ne  – dissimule  – pas  – les  – faits ! Il n’y a pas de foutue conspiration.

Cliquètement enfiévré des appareils photo.

— Vous ne vous rendez pas compte qu’on vous manipule ? ai-je crié et, saisissant une caméra de télévision, je l’ai tournée vers la foule. Regardez-vous, lancés comme vous l’êtes sur le sentier de la guerre ! Prêts à scalper le premier qui vous tombera sous la main !

J’ai entendu la porte en verre s’ouvrir dans mon dos.

— Eh bien, allez-y ! Qu’est-ce que vous attendez pour foncer ?

Une main a emprisonné mon poignet. Je me suis libérée violemment.

— Une bonne sœur est en train de se faire violer ! Une grand-mère est en train d’être dévorée par son caniche !

— Calme-toi, ai-je entendu à mon oreille.

Me guidant par les épaules, Larabee m’a obligée à effectuer un demi-tour vers l’entrée. J’ai quand même réussi à balancer une dernière suggestion avant que la porte ne se referme.

 

Il m’a fallu dix bonnes minutes pour recouvrer mon calme.

— Ce n’était pas brillant, n’est-ce pas ?

Larabee a récapitulé mes hauts faits.

— J’ai vraiment dit : « Bande de cons »? Et ça a été enregistré ? ai-je gémi, sentant la migraine poindre derrière mes globes oculaires.

— Oh oui.

— Oh, mon Dieu !

— Lui aussi, il n’a pas été épargné. Espérons que ça n’arrivera pas jusqu’aux oreilles de notre chef.

Le grand manitou de Caroline du Nord en matière d’instituts médicaux-légaux réside à Chapel Hill.

— Il va être hors de lui.

— En effet.

— Qu’est-ce que je fais, maintenant ?

— L’autopsie du petit du lac Wylie.

Je m’y suis attelée avec Larabee.

À trois heures, les négatoscopes accrochés au mur étaient couverts de radios et les relevés d’empreintes digitales s’accumulaient sur le comptoir. Des segments d’organes flottaient dans des fioles, et des spécimens d’os reposaient dans des cuvettes en acier. Le foie, le pancréas, les poumons, l’estomac, les reins et le cerveau iraient à Larabee. Moi, j’aurais droit aux extrémités de clavicule, aux symphyses pubiennes, aux vertèbres cervicales et aux tronçons de fémurs de cinq centimètres de long.

Les morceaux de peau portant le pentagramme et le nombre 666 baignaient dans le formol. Des cratères gris-rose marquaient les endroits du torse et du ventre d’où ils avaient été excisés.

En temps normal, une fois les ablations nécessaires achevées, les organes pesés et grossièrement examinés, un technicien referme le corps, trie les spécimens et nettoie la table pour que le pathologiste puisse procéder aux analyses. Mais aujourd’hui, Larabee et moi, nous piétinions, déroutés et frustrés.

— C’est quoi, ce bordel ! a lâché mon collègue tandis qu’Hawkins replaçait les organes à l’intérieur du thorax. La décomposition aérobie est nettement supérieure à la putréfaction anaérobie.

— À croire que la décomposition s’est effectuée à l’envers : de l’extérieur vers l’intérieur, ai-je renchéri.

— Exactement. Et elles ne sont ni l’une ni l’autre assez avancées pour un TEM de quarante-huit heures minimum.

— D’autant que la température a avoisiné les 26 °C toute la semaine et que l’endroit de la berge où le cadavre a été retrouvé est en plein soleil plus de dix heures par jour. En plus, le corps n’était pas comprimé dans un vêtement, donc la décomposition aurait dû être beaucoup plus rapide.

— Oui, beaucoup plus, a dit Larabee.

— Il devrait aussi y avoir des traces d’intervention animale.

— Oui.

Un «flop » mou et humide a ponctué la phrase de Larabee : le foie qu’Hawkins était en train de transférer venait de glisser à l’intérieur du corps.

— Et rien n’indique que le cadavre ait séjourné dans le lac quelque temps que ce soit.

— Non.

— Alors, de quoi s’agit-il ?

— Aucune idée.

Hawkins a planté une courte aiguille recourbée dans le thorax du garçon et commencé à recoudre bord à bord l’incision en Y. La peau a recouvré sa place peu à peu.

— Le contenu de l’estomac nous dit qu’il avait mangé quelques heures avant de mourir. Des haricots, des poivrons et un agrume. Citron ou lime, a précisé Larabee.

— Espérons que ses empreintes digitales donneront des résultats.

— Tu estimes son âge entre seize et dix-huit ans ?

C’était ce que suggéraient les radios. Mon analyse préliminaire de la clavicule et des symphyses pubiennes semblait le confirmer.

— Cette affaire risque d’être une vraie merde, a fait Larabee. Des adolescents, il en disparaît tous les jours. La plupart d’entre eux traînent dans les rues. Leurs parents les recherchent, mais les jeunes se terrent. Un beau jour, on ne les voit plus ; l’entourage se dit qu’ils sont passés à autre chose et ne cherchent pas à en savoir davantage.

Hawkins a levé les yeux vers Larabee. Le médecin légiste a fait un signe de tête affirmatif. Hawkins a alors transféré le corps de la table d’autopsie sur un brancard et l’a recouvert d’un drap en plastique. Puis il a débloqué le frein avec son pied et s’est dirigé vers le couloir. La porte est retombée sur lui avec un cliquetis.

— Je vais vérifier les vertèbres cervicales. Si un coupable est arrêté, les marques de découpe pourraient nous être utiles, ai-je annoncé.

— Encore faudrait-il que l’assassin ait conservé son outil et que les flics mettent la main dessus. Tu penses à une scie ?

— Les stries me font penser à une lame dentelée ou à un couteau-scie. Je vais les examiner au microscope.

— J’appelle Slidell pour qu’il enregistre les empreintes dans le fichier, a dit Larabee en retirant ses gants.

Me rappelant le cerveau du chaudron, je lui ai demandé s’il avait eu le temps de l’examiner. Il a hoché la tête.

— Je ne suis pas neuroanatomiste, mais il me paraît humain.

— Je pourrais effectuer un test à la précipitine.

Je faisais allusion à un procédé consistant à mettre en contact, dans du gel de diffusion, l’échantillon dont on ignore l’origine avec des anticorps « antihumains », obtenus par l’injection de sang humain à un lapin. Si la précipitine forme une ligne à la jonction des deux échantillons, c’est que l’échantillon inconnu ne provient pas d’un être humain. L’essai peut être réalisé en utilisant des anticorps dirigés contre d’autres espèces animales (chien, chevreuil, etc.), y compris l’espèce de l’échantillon concerné. Ce test est généralement réalisé sur du sang, mais pourquoi ne pas le faire avec de la matière cervicale ? me disais-je.

— On peut toujours essayer, a dit Larabee.

— D’accord, je m’y mets.

Contournant la table d’autopsie à présent dégagée, je me suis dirigée vers la salle qui pue, lestée de mes bassines.

 

Au sujet des marques de découpe, je ne m’étais pas trompée.

Bien que les os du cou ne soient pas ceux sur lesquels les traces de lame étaient les plus visibles, il était clair que la quatrième vertèbre cervicale avait été découpée transversalement. La procédure avait laissé une série de stries présentant une courbe concave à rayon fixe, qui ne passait pas autour du point de fracture, mais au contraire s’en écartait. La cinquième vertèbre portait la trace d’un faux départ qui mesurait 2,28 centimètres de long. En surface, toutes les coupures présentaient un aspect uniforme, presque poli, et l’on ne voyait quasiment pas de marques d’entrée de lame ni d’éclats indiquant la sortie.

Tout suggérait l’emploi d’une scie circulaire électrique.

Après avoir photographié les vertèbres sciées, j’ai appelé l’entomologiste à qui j’avais envoyé les spécimens de l’avenue Greenleaf, mardi matin. Il avait eu le temps de les examiner et m’a fait son rapport.

Pour le poulet, il a parlé de mouches de cercueil, et pour la tête de chèvre, de pupes vides. Après quoi, il m’a sorti tout un discours sur les collemboles, les Dermestidae et les cancrelats retrouvés dans la terre. Et il m’a noyé sous une quantité de chiffres et de probabilités statistiques.

Je lui ai demandé d’aller à l’essentiel.

D’après lui, le poulet était mort depuis six semaines environ, mais les analyses définitives restaient à effectuer.

Je l’ai prévenu de l’arrivée d’autres échantillons en lui résumant les faits relatifs au cadavre du lac Wylie.

Il a semblé vraiment ravi…

Je lui ai expliqué que nous pensions que le corps avait été déposé là volontairement et non par les eaux du lac, mais que nous voulions éliminer définitivement cette éventualité. Il m’a demandé de lui expédier le drap en plastique dans lequel il était emballé. Je m’y suis engagée.

Après une courte pause sandwich, j’ai entrepris de découper des « segments fins » sur l’os prélevé sur le cadavre du lac Wylie. Si Slidell ne tirait rien des empreintes digitales, une analyse histologique permettrait peut-être d’estimer l’âge de la victime de façon plus précise. On pouvait toujours l’espérer.

C’est un processus terriblement fastidieux, car ces tranches, sciées à l’aide d’une lame en diamant très pointue, doivent mesurer environ cent microns d’épaisseur. Devaient mesurer, devrais-je dire, car « micron » est un terme qui n’est plus utilisé de nos jours. En effet, il a été officiellement supprimé en 1967 par le CGPM, le conseil intergalactique des poids et mesures. Désormais les microns s’appellent micromètres, ce qui ne les empêche pas de mesurer toujours 0,0001 millimètre. « Segments fins » est donc un terme assez approprié pour désigner ces tranches.

Une fois placés sur des lamelles, ces segments fins sont examinés à l’aide d’un photomicroscope qui grossit cent fois. À partir de là, on peut commencer à compter.

Le postulat de départ est le suivant : l’os est un tissu dynamique en évolution constante puisqu’il se répare et se remplace. Tout au long de la vie, les unités structurales osseuses qui le constituent croissent en nombre. Par conséquent, le nombre d’ostéons, de fragments d’ostéons, de lamelles et de canaux contenus dans un os permet d’évaluer l’âge d’un individu.

L’analyse a confirmé mon estimation d’un âge entre seize et dix-huit ans. Sans surprise.

En revanche, elle m’a révélé autre chose : une étrange décoloration à l’intérieur de plusieurs canaux de Havers, ces minuscules tunnels par lesquels nerfs et vaisseaux traversent l’os.

S’agissait-il d’un micro-organisme envahissant ? D’une tache de terre résiduelle ? D’un dépôt minéral ? De fractures microscopiques ?

J’ai eu beau doubler le grossissement du microscope, impossible de me faire une idée. Ces irrégularités pouvaient être significatives, comme elles pouvaient ne pas l’être. Pour le savoir, il fallait obtenir une image extrêmement agrandie. Autrement dit : utiliser un microscope à balayage électronique.

Saisissant mon cellulaire, j’ai appelé une collègue à l’UNCC qui travaille au centre d’optoélectronique. Sa voix joyeuse m’a appris qu’elle serait de retour mardi et m’a souhaité un excellent week-end.

À ma fatigue et à ma frustration s’est ajouté le sentiment d’être nulle en tout.

J’étais en train de laisser à ma collègue un message nettement moins joyeux que le sien quand un bip-bip m’a signalé un appel. J’ai achevé ma phrase avant de prendre la communication.

Slidell. Il était à la porte et attendait. Impatiemment. J’ai levé les yeux vers la pendule. Des heures que Mme Flowers était partie. Je suis donc allée moi-même lui ouvrir.

— J’ai cru que j’allais mourir de vieillesse sur le perron. Je n’ai pas relevé son ironie. Je me suis contentée de répondre que je travaillais sur deux affaires en même temps.

— Vous avez l’âge du petit du lac Wylie ?

— Entre seize et dix-huit ans.

— L’instrument utilisé ?

— Une scie circulaire électrique.

— Ouais ?

— Ouais.

Slidell a fait la moue, la tête penchée, et a sorti un papier de sa poche.

— J’ai quelque chose qui va vous plaire. J’ai tendu la main.

Il avait raison : j’ai adoré.