Chapitre 34
Cette fois, Slidell a bien voulu décrocher. Ça parle au diable ! Le score était de deux à quatre.
— Klapec a été congelé.
— De quoi parlez-vous ?
— Je ne sais pas comment j’ai pu être aussi bouchée. Ça explique tout. La décomposition anormale, l’absence d’intervention d’animaux prédateurs, l’activité minimale des insectes, les fendillements à l’intérieur des systèmes d’Havers.
— Wow, a lancé Ryan entre deux bouchées de crème glacée.
— Et, bien sûr, le fait que la décomposition se soit produite de l’extérieur vers l’intérieur. Ça n’a de sens que si le corps a été congelé. Parce que les surfaces extérieures se sont décongelées plus vite que l’intérieur.
— C’est quoi, ce machin d’Havers ?
— Le système d’Havers. Grâce à ce scan qui grossit mille fois, j’ai repéré des craquelures dans les petits tunnels à l’intérieur des os. Malheureusement, je n’arrivais pas à comprendre ce qui avait pu les causer.
— Et maintenant vous comprenez.
— Que se passe-t-il quand l’eau devient froide ?
— Vous vous dépêchez de sortir de la douche.
J’ai ignoré sa remarque.
— La plupart des liquides se contractent. L’eau également, jusqu’à ce qu’elle atteigne à peu près 4° C. Après quoi, elle augmente de volume. Quand elle est complètement prise par le gel, l’expansion est en gros de 9 %.
— En quoi est-ce que ça nous intéresse dans l’affaire Klapec ?
— Les micro-fractures à l’intérieur des os sont causées par la pression créée par la formation de cristaux de glace à l’intérieur des canaux d’Havers.
— Vous dites que Klapec était congelé quand il a été abandonné près du lac ?
— L’assassin a dû conserver son corps dans un congélateur.
Slidell a compris au quart de tour.
— Ce qui veut dire que Klapec a pu mourir bien avant que Funderburke ne le découvre sur la berge.
— En septembre peut-être, quand Gunther l’a vu se disputant avec Rick Nelson. Et où était Finney, à cette époque ?
— Tout seul chez lui. Quant à Lingo, il jouait au ping-pong d’un bout à l’autre de l’État, avec son assistant.
— Est-ce que Finney possédait un congélateur ?
— Vous pouvez être certaine que je vais le savoir.
— Ça ne prouvera pas que Finney soit notre homme. Ou Lingo.
— En tout cas, ça rallonge la période en ce qui concerne le temps écoulé depuis la mort. C’est déjà ça.
Je l’ai entendu inspirer par à-coups, puis il a produit un son proche du grognement.
— J’espère que c’était un bâillement.
— J’ai pas fermé l’œil de la nuit. Je vais aller m’écraser une heure ou deux. Vous serez dans votre labo, plus tard, dans la journée ?
— Tyrell vient de me virer.
— Pas vrai.
Je lui ai raconté le coup de fil que j’avais reçu d’Allison Stallings.
— Ça devrait régler l’affaire.
— Peut-être. Tyrell m’en veut aussi pour mon empoignade avec Lingo devant les caméras. Pour l’instant, j’ai intérêt à ne pas faire de vagues.
— Je le savais que cette salope d’opportuniste foutrait la merde ! En tout cas, je vous souhaite le meilleur, doc.
J’ai raccroché. Ensuite, vous savez quoi ? J’ai repris mes déambulations. La mort de Finney me plongeait dans un état de contrariété et de culpabilité que la présence d’un hôte inattendu n’arrangeait pas.
Lequel hôte est justement réapparu en short, t-shirt lézard et chaussures de course juste au moment où je faisais l’inventaire de mon frigo.
— Tu sors courir ?
Remarque idiote. Évidemment, qu’il allait courir.
— C’est bien que tu aies retrouvé ta tenue.
— C’est bien que je l’aie laissée ici.
Il y a eu un instant de gêne, et j’ai demandé :
— Quand est-ce que tu rentres à Montréal ?
— Tel que c’est prévu pour le moment, dimanche.
— Tu vas retourner au Sheraton ?
— Je peux, a-t-il répondu d’un air triste.
J’ai hésité. On accueille bien les vieux amis, alors…
— Tu es le bienvenu ici.
Grand sourire comme il en a le secret.
— Je sais faire la cuisine, vous savez.
J’ai souri à mon tour.
— J’aime ça chez un… ami.
J’ai failli dire chez un homme.
Ryan m’a proposé de sortir courir avec lui. J’ai refusé.
Par la fenêtre de la cuisine, je l’ai regardé partir en trottinant, ses jambes musclées enchaînant sans difficulté de longues foulées. Ses jambes jadis entrelacées aux miennes…
Mon ventre a fait un soubresaut.
Oh boy.
Il fallait que je fasse quelque chose. Mais quoi ? Aller au MCME ? Non, inutile d’énerver davantage Tyrell. Quant à Slidell, il avait coupé le contact, le temps d’une sieste.
J’ai essayé de corriger les devoirs de mes étudiants. Impossible de me concentrer.
Établir le plan de ma prochaine conférence ?
Tout aussi impossible.
Téléphoner à Katy ?
S’il y avait un coup de fil que je n’avais cessé de remettre à plus tard, c’était bien celui-là.
J’ai composé son numéro. Messagerie. Est-ce qu’elle aurait fait exprès de ne pas emporter son téléphone à Buncombe ? Est-ce qu’il n’y avait pas de réseau à la montagne ? Est-ce qu’elle était toujours fâchée contre moi ?
J’ai fini par rassembler du linge à laver quand j’ai aperçu Ryan remontant l’allée au pas, le t-shirt collé à la poitrine, le visage rouge après l’effort. Il parlait au téléphone. Manifestement énervé.
Il a passé le coin de l’Annexe, sortant de ma ligne de mire. Sans réfléchir, je me suis rapprochée de la porte de derrière.
— Je sais, chérie.
Il parlait en anglais, pas en français. À Lutetia ?
Un froid m’a saisie.
— Parce que c’est comme ça.
Le souffle coupé, je me suis penchée vers la porte.
Une pause.
— Non.
Seconde pause, plus longue. Le bouton de la porte a tourné.
Je n’ai eu que le temps de bondir récupérer le linge abandonné sur une chaise.
Ryan a franchi la porte. Nos yeux se sont croisés. Il a agité la main avec irritation.
— Pas question ! a-t-il dit au téléphone, tout en articulant le mot « Lily » à mon endroit. On se reparle plus tard, OK ?
Il a rabattu le clapet de son appareil et l’a raccroché à sa ceinture.
— Un problème ? ai-je demandé d’un air faussement détendu.
— Lily veut aller à Banff. Son ordonnance de probation lui interdit de quitter le Québec.
— Désolée.
— Tu n’y es pour rien… Tu prépares une vente-débarras ? a-t-il demandé avec un sourire en me voyant serrer des soutiens-gorge et des maillots contre ma poitrine.
— Je ne fais pas ce genre de vente.
— Conserve ton string léopard. Ça a toujours été mon préféré.
Je me suis sentie rougir jusqu’aux oreilles.
— Ça t’ennuie si j’utilise ta salle de bains ?
— Je t’en prie. Tu veux quelque chose ?
Il a pris un air lascif.
Réaction immédiate au niveau de mes entrailles : une sensation de double saut périlleux.
J’ai jeté un coup d’œil à la pendule. Deux heures et demie seulement. Doux Jésus ! Comment allais-je occuper tout cet après-midi ?
Une idée m’est venue, en lien avec ma querelle avec Katy. La mettre à exécution exigerait un minimum de concentration de ma part et canaliserait mon trop-plein d’énergie. Qui plus est, ça maintiendrait un terrain neutre entre mon hôte et moi.
Désignant son t-shirt, j’ai demandé à Ryan :
— C’est vrai que tu ne connais pas ces Dead Milkmen ?
Il a secoué la tête.
— Ma fille prétend que mon ignorance en matière de musique rock actuelle est abyssale.
— C’est vrai ?
— « Abyssale » me paraît un peu fort.
— Les enfants peuvent être méchants.
— Tyrell m’a virée et Slidell joue la Belle au bois dormant.
— Et tu t’en voudrais de le déranger alors qu’il est aussi occupé.
— Exactement. Après ta douche, branchons-nous sur le Net et découvrons qui sont ces laitiers.
J’ai fait du pop-corn pour créer une atmosphère de fête.
Nous avons appris que les Dead Milkmen était un groupe punk satirique dont le premier album officiel – Big Lizard in my Backyard – était sorti en 1985.
— Ton t-shirt risque de devenir un classique.
— Je pourrais en tirer une fortune en passant une annonce sur Antiques Roadshow.
— Connais-tu les Cheeky Girls ? ai-je demandé en me rappelant April Pinder.
— Des filles effrontées ? J’aimerais ça, a fait Ryan en me lançant un énorme clin d’œil.
Mes yeux se sont levés au ciel en une mimique qui aurait dû me valoir l’Oscar.
Nous avons appris que les filles en question, Gabriela et Monica Irimia, étaient des jumelles d’origine roumaine, que leur premier single, Cheeky Song (Touch my bum), était resté cinq semaines au top cinq des singles en Angleterre avant d’être ensuite élu pire disque pop de tous les temps dans un sondage mené par Channel 4.
— Il faut que je vois les paroles de ça ! a décrété Ryan.
Un site, justement, reproduisait les textes des chansons rock’n’roll. Je l’ai fait défiler jusqu’à Cheeky Girls.
— Cheap Trick, a lancé Ryan.
— Qu’est-ce que j’ai fait encore ?
— I want you to want me, a chantonné Ryan.
Il chantait faux.
— C’est du air guitar que tu viens de faire là ?
Il a montré le nom du groupe juste au-dessus de Cheeky Girls. Cheap Trick.
— J’adore ces gars-là.
Regard hébété de ma part.
— Finalement, « abyssale » était peut-être trop généreux de la part de ta fille, a dit Ryan.
J’ai cliqué sur le lien menant à Cheap Trick. Quand j’ai vu le site, mes surrénales sont passées en surrégime. Ryan, lui, poursuivait tranquillement :
— Cheap Trick est une institution depuis les années 1970. Dream Police, The House Is Rockin… Tu connais The Colbert Report, sur Comedy Central ? C’est Cheap Trick qui en a écrit et joué la chanson-thème. Et aussi le thème de That’ 70s Show.
J’entendais à peine ce qu’il disait. Ma tête s’était transformée en un champ de bataille où les synapses explosaient comme autant de feux d’artifice.
Le coup de fil de Rinaldi à Slidell pour lui transmettre le renseignement obtenu par son informateur ; ses notes en code dans son calepin : RN. CTK.
Glenn Evans à côté de son patron sur les marches du tribunal.
— Going to a party, chantonnait toujours Ryan.
La photo d’un homme tenant à la main une guitare à carreaux noirs et blancs avait capté toute mon attention. La légende l’identifiait comme étant Rick Nielsen, le guitariste du groupe.
— C’est une Hamer Explorer à damier de 1978, s’extasiait Ryan. Une véritable splendeur !
En temps ordinaire, ses connaissances en matière de guitare m’auraient époustouflée. Là, non. J’étais bien trop ébahie par ce que je découvrais.
Rick Nielsen, un type avec des pommettes hautes et larges, des yeux rapprochés, une mâchoire en pointe, un menton proéminent. Et une casquette de baseball.
Si je me rappelais bien les paroles de Slidell, Vince Gunther avait dit à Rinaldi que le client violent de Klapec ressemblait à Rick Nelson avec une casquette de baseball.
Rinaldi n’aurait-il pas dit plutôt : Rick Nielsen ? Car la ressemblance entre ce Rick Nielsen et Glenn Evans était proprement stupéfiante. Slidell aurait-il mal entendu ? Un jeune de l’âge de Gunther avait plus de chances de connaître le chanteur d’un groupe connu comme Cheap Trick qu’une idole des années 1960, morte de surcroît.
— Rick Nielsen, ai-je demandé à Ryan en désignant l’écran, est-ce qu’il porte souvent une casquette ?
— Toujours… Pourquoi ? a-t-il ajouté en percevant de la tension dans ma voix.
Je lui ai expliqué l’idée qui venait de me traverser l’esprit.
— Ce serait énorme, a-t-il dit.
— Il vaudrait mieux que je sois sûre de mon fait avant d’embêter Slidell.
En compagnie de Ryan, j’ai surfé sur des douzaines d’images : photos de concerts, couvertures d’albums, publicités.
Une heure plus tard, j’étais toujours devant l’écran, impressionnée mais pas encore convaincue. Glenn Evans ressemblait bien à Rick Nielson, c’était indubitable. Mais n’était-ce pas une simple coïncidence ? Non, impossible.
J’ai appelé Slidell.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, le policier a décroché.
— Quoi ?! a-t-il aboyé.
Je lui ai expliqué la ressemblance entre Rick Nielsen et Glenn Evans.
— Est-ce que vous pourriez avoir mal entendu le nom qu’a dit Rinaldi ?
Slidell a répondu de façon éloquente, avec un borborygme dont il avait le secret : « Hrlf ».
Je l’ai imaginé assis sur son lit en sous-vêtements, essayant de se réveiller. Vision peu réjouissante.
— Peut-être que le client violent de Klapec était en fait Glenn Evans ?
J’ai senti s’établir une autre connexion de synapse en même temps que je prononçais ces mots.
— Shit ! Peut-être que CTK n’était pas du tout l’abréviation d’un aéroport, mais celle de Rinaldi pour Cheap Trick ?
Slidell a commencé à parler. Je l’ai coupé.
— Peut-être que Rinaldi avait le téléphone de Lingo dans son carnet parce qu’il cherchait à joindre Evans ?
Slidell a réfléchi un moment.
— Evans a un alibi à l’heure où le corps de Klapec a été déposé près du lac. Et aussi le jour où Klapec s’est disputé avec quelqu’un avant de disparaître.
Deux objections auxquelles je n’avais rien à répondre.
— J’ai fait des vérifications sur Lingo et Evans. Tous les deux sont aussi propres et nets qu’un cul de vicaire. Ni drogue, ni putes, ni petites filles. D’ailleurs, où serait le mobile ?
J’ai commencé à balancer des hypothèses, pas vraiment convaincue moi-même.
— Peut-être qu’Evans n’a pas fait son coming-out ? Peut-être qu’il a ramassé Klapec, que les choses ont mal tourné entre eux et qu’il s’est retrouvé avec un mort sur les bras.
— Et son motif, à ce Méphistophélès ?
Je ne me suis même pas étonnée que Slidell ait pu entendre parler de Faust, tellement j’étais excitée.
— Peut-être qu’Evans est lui-même adepte d’un culte quelconque ?
— Et qu’il court dans les champs, le cul à l’air, les nuits de pleine lune ? ! Réfléchissez un instant. Evans travaille pour Lingo, qui brandit la Bible à longueur de temps pour passer à l’antenne. Y a plein de gens qui peuvent pas le sentir. S’il avait un assistant qui danse le tango avec Satan, ça se saurait depuis longtemps.
Troisième objection que je n’étais pas en mesure de contrecarrer.
— Bon. Puisque vous avez décidé de me bousiller ma sieste, je retourne au maudit quartier général.