Chapitre 12

Juché sur les marches du nouveau tribunal, Boyce Lingo était entouré d’une forêt de caméras et de micros. Derrière lui se tenait un homme d’un certain âge, avec des cheveux coupés ras, des joues à la Brad Pitt et un menton en galoche. Vêtu comme Lingo, de la tenue préférée des conservateurs  – blazer bleu marine, chemise blanche, cravate bleue et pantalon gris  –, ce devait être un de ses assistants. On aurait dit des clones dans leur uniforme. L’ancien commissaire fixait les objectifs sans ciller.

— Un second corps a été découvert aujourd’hui, un autre innocent abattu et décapité, et dont la chair a été désacralisée. Dans quel but une telle brutalité ? Je vais vous le dire : c’est pour servir Satan. Et que nous dit la police ? Pas de commentaire !

Mes doigts se sont resserrés sur ma culotte.

— Déjà, les autorités se sont refusées à faire des déclarations sur un premier cadavre sans tête repêché dans la rivière Catawba et identifié depuis trois jours comme étant celui d’un garçon de douze ans. De même, elles se refusent à nous faire part de leurs déductions à propos du crâne humain découvert lundi dernier dans une cave du Troisième Secteur.

J’écoutais, figée sur place.

— Pas de commentaire ! continuait Lingo en secouant la tête avec une consternation théâtrale. En effet, à quoi bon alerter le public sur les dépravations athées qui envahissent notre ville ?

Il a marqué une pause pour donner plus de poids à ce qui allait suivre.

— Mais nous, citoyens de Charlotte-Mecklenburg, nous ne devons pas nous satisfaire de cette réponse. Nous devons exiger des explications. Exiger que soient entreprises au plus tôt des actions efficaces. Insister pour que soient punis ces meurtriers adorateurs de Satan.

« Permettez que je vous raconte une histoire, une histoire terrifiante qui s’est passée à Londres en 2001. Un corps a été retrouvé dans la Tamise, le corps sans tête d’un enfant. On l’a baptisé Adam, car on ne connaissait pas son identité, et il continue de porter ce nom à ce jour. Ce que l’on sait, en revanche, c’est que ce petit Adam était entré clandestinement en Angleterre, introduit sur le territoire par des trafiquants afin de servir de victime au cours d’un sacrifice humain.

« Il est impératif que nous protégions nos enfants ! a assené Lingo en pointant l’index vers les caméras. Il faut éliminer définitivement ces hommes qui accomplissent le mal, les coupables doivent être arrêtés et condamnés dans le plus strict respect de la loi. On ne saurait admettre que des adeptes de Satan vivent parmi nous. Notre ville n’a pas d’espace à offrir à ces rôdeurs de l’ombre, aux Andréa Yates et autres fous de Columbine. À ceux qui assassinent de pauvres petits Adam. »

Birdie me léchait la jambe, attiré par l’odeur de fleur d’oranger. Je n’ai pas réagi, j’étais bien incapable de m’arracher au spectacle de Lingo. Des noms terribles tourbillonnaient dans ma tête : Richard Ramirez, Andréa Yates, Eric Harris et Dylan Klebold…

— Il nous revient, à nous tous, ensemble mais aussi individuellement, d’exiger que priorité soit donnée aux enquêtes sur ces tueries. Nous devons manifester notre détermination, inciter nos frères et sœurs du gouvernement à revêtir l’armure de Dieu et à combattre le Prince des Ténèbres. Nous devons unir nos mains et nos cœurs pour nettoyer notre ville et le pays du cancer qui se propage.

Revenu à l’écran, le présentateur a évoqué Anton LaVey, auteur de La Bible satanique, fondateur et grand prêtre de l’Église de Satan jusqu’à sa mort en 1997, pendant qu’une liste de sites Internet s’est affichée dans son dos.

Les jeunes pour Satan.

Synagogue de Satan.

Église de Satan.

Accès direct à l’enfer.

Réseau satanique.

Lettres au démon.

Birdie me donnait des petits coups de tête dans la jambe. Submergée par une appréhension sinistre, j’ai lâché mon slip pour prendre mon chat dans mes bras et le serrer sur mon cœur.

La séquence s’est achevée sur des images de LaVey extraites d’un documentaire tourné en 1993 et intitulé : Speak of the Devil.

Le présentateur abordait à peine le sujet suivant que mon téléphone sonnait déjà.

— Vous avez parlé à Lingo ?

— Bien sûr que non ! me suis-je exclamée sur le même ton outré que Slidell.

— Ce vieux lézard pompeux vient de tenir une conférence de presse.

— Je l’ai vue, presque en entier.

— Il va nous foutre un de ces bordels ! Il accuse la police de couvrir les meurtres. Il incite la population à préparer les nœuds coulants pour le lynchage au nom du Seigneur.

Oui, il y avait de ça, même si Slidell exagérait beaucoup.

— Comment ce trou de cul obtient-il ses renseignements ?

— En rentrant à Charlotte, j’ai croisé Allison Stallings sur la route.

— La dame* qui furetait l’autre jour, avenue Greenleaf ?

Qui, depuis les années 1950, utilisait encore l’expression « la dame qui », en dehors de Slidell ? Par bonté d’âme, je lui ai accordé le bénéfice de connaître effectivement une seconde expression française en plus de son ex-cuse-ay-moi*.

— J’ai appelé l’Observer. Allison Stallings ne travaille pas pour eux, m’a appris Slidell.

— Alors, comment se fait-il qu’elle se pointe sur les lieux où nous enquêtons ?

— J’ai bien l’intention de le découvrir !

Pendant un moment, nous n’avons pas échangé un mot. En arrière-fond, j’entendais la télé de Slidell faire écho à la mienne.

— Vous pensez que c’est elle qui informe Lingo ? a-t-il repris.

— C’est possible.

— Qu’est-ce qu’elle y gagne ?

— Il est connu. Elle rêve peut-être de le devenir elle aussi ? Une pigiste qui vend ses photos à la presse ? Peut-être qu’elle espère que Lingo saura donner à cette affaire une telle ampleur qu’elle pourra en tirer fortune et célébrité.

J’ai attendu que Slidell digère ces suppositions.

— Mais quand même, d’où tire-t-elle ses informations ?

— Elle a peut-être un scanner dans sa voiture.

— Un appareil qui repère les fréquences de la police ? s’est exclamé Slidell sur un ton supérieur. Où est-ce qu’elle aurait trouvé ça, la petite ?

— Chez Radio Shack.

— Voyons donc ! Comment est-ce qu’elle saurait le faire marcher ?

L’ignorance de Skinny en matière de technologie m’a toujours étonnée. Certains racontent même que, chez lui, il a toujours un téléphone à cadran.

— Ça ne prend pas un diplôme en génie. C’est comme le bouton des programmes de votre autoradio. L’appareil balaie un groupe de fréquences et marque un arrêt sur celles qui sont utilisées pour que vous ayez le temps d’écouter.

Que Slidell n’ait jamais entendu parler de cela me laissait pantoise.

— Allison Stallings a pu tomber sur Rinaldi lorsqu’il réclamait un chien capable de découvrir les cadavres. Ou alors, c’est Lingo qui possède un scan de ce type.

J’ai attendu cette fois encore qu’il digère l’information. Il a demandé, un cran plus bas :

— Qui c’est, cet Antoine LaVey ?

— Anton. Le fondateur de l’Église de Satan.

— Sans blague ?

— Oui.

— Elle compte combien de membres ?

— Personne ne le sait vraiment.

— Qui c’est, l’autre jeune, le premier cadavre sans tête dont Lingo a parlé ?

— Anson Tyler. Mais là, Lingo déraille complètement. Lui, ce n’est pas seulement la tête qui lui manquait, mais tout le haut du corps.

— Sont où, ces parties-là ?

— Quand un corps flotte, les parties les plus lourdes s’enfoncent dans l’eau. Une tête humaine pèse entre quatre et cinq kilos… En gros, le poids d’un poulet rôti, ai-je précisé après une pause, ne sachant pas si Slidell était capable de convertir le système métrique. Donc, la tête se détache en premier.

— Ça ne répond pas à ma question.

— Les parties manquantes se dispersent au gré du courant.

— Donc, vous dites qu’il n’y a pas de lien entre l’enfant de la rivière Catawba et le jeune que nous avons trouvé aujourd’hui ?

— Je dis qu’Anson Tyler avait perdu sa tête à la suite d’un processus normal et non d’une décapitation voulue. Son squelette ne portait aucune trace de découpe.

— Et le crâne dans le chaudron ?

— C’est plus compliqué.

— Vous y avez repéré des traces d’instruments ?

— Non.

— Et sur les os des jambes ?

— Non plus.

— Le petit trouvé à Londres, c’est vrai, cette histoire-là ?

— Oui.

— Racontez-moi ça.

— En 2001, le corps privé de tête et de membres d’un garçonnet de quatre à six ans a été repêché dans la Tamise sous le pont de la Tour. Les flics l’ont appelé Adam. Les analyses post mortem ont démontré qu’il vivait dans cette partie du monde depuis très peu de temps.

— Démontré comment ?

— Sur la base de la nourriture et du pollen retrouvés dans son estomac et ses poumons. Les analyses ont également établi qu’au cours des quarante-huit heures précédant sa mort, il avait absorbé une sorte de potion toxique à base de fèves de Calabar.

— Ensuite ?

— La fève de Calabar provoque une paralysie du corps qui laisse la victime consciente. On s’en sert souvent dans les rituels de sorcellerie en Afrique de l’Ouest.

— Continuez, a dit Slidell d’une voix coupante comme une lame.

— Les os d’Adam ont été eux aussi soumis à des analyses particulières permettant de déterminer l’origine géographique.

— Comment ça fonctionne ?

— Les os sont comme les produits alimentaires qui contiennent des traces du sol dans lequel ils ont poussé ou ont été transplantés, ai-je expliqué en m’efforçant de rester à un niveau compréhensible. En comparant des échantillons prélevés sur Adam avec d’autres prélevés sur des individus originaires de divers endroits du globe, on a pu conclure qu’il venait probablement de Bénin City, au Nigeria. Des enquêteurs se sont rendus en Afrique, mais ils n’ont pas découvert grand-chose.

— Il y a eu des arrestations ?

— Non, bien que certaines personnes aient éveillé l’intérêt des autorités. Des Nigérians pour la plupart. Plusieurs d’entre eux avaient des liens avec le trafic humain.

— Mais, bien sûr, les preuves n’étaient pas suffisantes pour qu’il puisse y avoir procès, a laissé tomber Slidell.

Son ton dégoûté ne m’étonnait pas. Skinny n’a rien d’un champion des libertés civiques.

— Exact.

Un journaliste sportif rapportait maintenant les résultats de différents matchs à la télé, et sa voix me parvenait simultanément de ma chambre à coucher et de l’appartement du policier, à l’autre bout de la ville. Appartement que j’ai préféré ne pas m’imaginer.

Devais-je lui en dire plus sur cette affaire londonienne ? Car elle comportait un élément troublant qui risquait de le lancer sur une fausse piste dans notre enquête actuelle. D’un autre côté, en lui taisant cette information, c’était moi qui risquais de ralentir le déroulement de notre enquête. Je me suis lancée :

— Selon les données de la police londonienne, environ trois cents garçons noirs ont disparu ces dernières années. Ils ont subitement cessé d’aller à l’école et on ne les a plus revus nulle part. Deux d’entre eux seulement ont été retrouvés.

— Mais leur famille, nom de Dieu ?

— Quand on les interroge, les parents ou les tuteurs prétendent que l’enfant a quitté le Royaume-Uni, qu’il est rentré en Afrique.

— Et rien ne prouve le contraire ?

— Non.

— Les flics pensent que ces enfants ont été assassinés ?

— Certains d’entre eux.

Mon regard s’est porté sur la pendule de la radio. Six heures et demie. Charlie m’attendait dans une demi-heure et je n’étais ni habillée ni maquillée. Quant à mes cheveux, ils avaient l’aspect d’un tas d’algues détrempées.

Je devais me dépêcher. Mais je tenais à savoir ce que Slidell et Rinaldi avaient découvert à propos de la maison de l’avenue Greenleaf.

— Du nouveau au sujet de Kenneth Roseboro ?

— Il se dit musicien et habite à Wilmington. Prétend qu’à la minute même où il a hérité de cette baraque, à la mort de sa tante Wanda, il a fait paraître une annonce pour la louer.

Le téléphone collé à l’oreille, j’ai entrepris d’enfiler mon slip, le tenant d’une seule main.

— Il n’y a jamais habité lui-même ?

— Non.

— Combien de locataires a-t-il eu ?

— Un seul. Un monsieur tout à fait respectable du nom de Thomas Cuervo. T-Bird, pour ses amis et ses partenaires d’affaires.

— Quel genre d’affaires ?

— Il possède une petite boutique merdique à côté de South Boulevard, La Botanica Buena Salud. Naturopathie, vitamines, herboristerie. Incroyable, l’argent que les gens gaspillent pour ces cochonneries !

Je l’ai interrompu, n’ayant pas envie d’entendre ses considérations sur les traitements holistiques, même si je les partageais en partie :

— Il a un casier judiciaire ?

— En plus de ses onguents et poudres censés vous aiguiser la matière grise ou combattre les flatulences, T-Bird vend parfois des pilules qui ont un effet plus radical.

— De la drogue ?

— De la camelote. Des trucs qui valent pas grand-chose. Il s’est aussi fait pincer dans des bagarres avec des ivrognes et autres voyous.

Debout sur un pied dans une pose à la Karaté Kid, j’ai tenté d’enfiler mon slip. J’ai perdu l’équilibre. Le slip est resté accroché à mon pied, et je me suis cogné le coude contre le mur.

— Shit !

Birdie a filé sous le lit.

— Qu’est-ce que vous foutez ?

— Pourquoi est-ce que Roseboro a décidé de vendre ? ai-je demandé en lâchant mon slip pour me frotter le coude.

— T-Bird s’est éclipsé en lui devant plusieurs mois de loyer.

— Éclipsé où ?

— Justement, il aimerait bien le savoir !

— Vous l’avez interrogé sur la cave ?

— J’ai gardé ça pour notre causerie de demain matin.

— Ça vous ennuie que j’y assiste ?

Une pause.

— Bof, si le cœur vous en dit.