Chapitre 37
Slidell a jailli du garage en tournant la tête comme une girouette, le revolver à hauteur du nez.
En voyant son inquiétude, j’ai compris que je venais de crier.
Il a couru vers moi.
— Qu’est-ce que c’est que ça, bordel ? a-t-il lâché en fixant le corps auprès duquel j’étais accroupie.
Je me suis relevée, le cœur battant à tout rompre, et j’ai reculé contre la haie de myrtes.
Slidell est resté à fixer Evans un très long moment avant de prononcer, sans relever la tête :
— April Pinder possède une Dodge Durango blanche. Il y a une heure, on a vu le véhicule devant chez elle. Avec Gunther au volant.
J’ai essayé de faire un rapprochement entre sa phrase et la mort d’Evans sans vraiment parvenir à en tirer une conclusion qui veuille dire quelque chose. Mais Slidell poursuivait, ses yeux plantés dans les miens. Des yeux enfoncés et qui m’ont paru fatigués dans la faible lumière jaune qui nous parvenait du garage.
— La semaine où Klapec a disparu, Evans et Lingo étaient absents de Charlotte. Y compris le 27 septembre.
Pendant un moment, nous avons gardé le silence, ne sachant que dire. Est-ce que nous nous serions trompés depuis le début ? Et Rinaldi aussi ?
Dans la paix du soir, une brindille a craqué derrière moi. Dans la seconde, Slidell a braqué son Glock dans ma direction.
Je m’apprêtais à me retourner quand un canon de revolver s’est enfoncé dans ma nuque. Une voix d’homme a dit :
— Obéissez, ou vous êtes morts tous les deux !
J’ai eu une décharge d’adrénaline dans toutes les cellules de mon corps.
— Jetez votre arme !
La voix était proche du sifflement.
Un reflet dans la pupille de Slidell m’a fait comprendre qu’il avait esquissé un regard de côté.
— Pas de bêtises, détective.
Du coin de l’œil, je voyais un doigt recourbé sur une gâchette. Et je sentais une odeur de graisse et de poudre.
— La police est en route, a dit Slidell.
— Raison de plus pour ne pas perdre de temps ! a débité rapidement la voix derrière moi.
— Ça ne marchera pas, Vince.
Le canon de l’arme a glissé jusque sous ma mâchoire, juste à l’endroit où la chair est tendre.
— Ce qui ne marchera pas, c’est que j’aille en prison.
— Ça vaut quand même mieux que d’être mort.
— Pas pour les gars comme moi.
Le canon de l’arme s’enfonçait si profondément dans mon cou que je sentais mon pouls battre contre le tube d’acier.
— Votre arme ! Tout de suite ! a martelé Vince encore plus vite.
— Inutile de s’énerver.
Bras tendu, Slidell a jeté son Glock dans la direction de Gunther.
— Ramassez-le ! m’a ordonné celui-ci en me pressant le dos.
Sa main a accompagné mon mouvement tandis que je me penchais. Odeur mêlée de lotion après-rasage coûteuse et de sueur masculine.
Les doigts tremblants, j’ai ramassé l’arme et la lui ai passée par-dessus mon épaule. Vince s’en est emparé et m’a redressée en tirant sur le col de ma veste.
— Menottes.
Slidell les a dégrafées de sa ceinture et les a jetées. Cette fois encore, Vince m’a obligée à me pencher pour les ramasser.
— Cellulaire.
Slidell s’est défait de son appareil. D’un coup de pied, Gunther l’a expédié dans les buissons.
— Avance vers moi, les mains sur la tête.
Slidell a levé les bras avec une extrême lenteur, puis a croisé les doigts et abaissé ses mains sur le haut de son crâne. Ce n’est qu’alors qu’il a fait un tout petit pas dans notre direction.
— Plus vite !
Slidell s’est arrêté. J’ai pu voir la fureur dans ses yeux. Et autre chose aussi. La peur.
— Joue pas au con avec moi, gros tas ! a lâché Gunther d’une voix dangereusement énervée.
— T’as pas une chance.
— Ah, ouais ?
Un bruit de frottement de tissu derrière moi, et les yeux de Slidell se sont écarquillés.
Déflagration de lumière dans mon cerveau.
Puis le grand trou noir.
La douleur. Telle a été ma première sensation en reprenant connaissance : j’avais la tête qui voulait exploser, les poignets en feu, les épaules arrachées.
Ensuite des sons : ronronnement d’un moteur, gémissement des pneus sur la chaussée, bruits sourds et métalliques d’objets tressautant à côté de moi.
Enfin des odeurs : essence, caoutchouc, chaleur.
Mes balancements m’ont appris que j’étais dans une voiture qui roulait.
J’ai voulu m’asseoir. Impossible, j’avais les mains ligotées dans le dos. J’ai ouvert les yeux : obscurité totale autour de moi.
Et une sensation nouvelle : la nausée.
J’ai baissé les paupières, dégluti.
La mémoire m’est revenue. Très lentement : Evans… Gunther… Slidell me fixant d’un air effaré.
Déduction : Gunther m’avait frappée et jetée sans connaissance dans un coffre de voiture.
Seigneur Dieu ! Où m’emmenait-il ?
Et soudain une pensée atroce : Slidell était-il mort ?
J’ai tendu l’oreille pour tenter de réunir des indices. Mon cerveau épuisé était incapable d’interpréter les informations que lui transmettaient mes oreilles.
Je suis restée immobile, respirant par la bouche tout en m’efforçant de compter les virages. M’obligeant à ne pas vomir.
Enfin, la voiture s’est arrêtée. Des portières qui s’ouvraient, des voix d’hommes, puis le silence.
Je me suis mise à compter dans le seul but de conserver un tant soit peu de contrôle sur moi-même. Soixante secondes. Cent vingt. Cent quatre-vingts.
Le coffre s’est ouvert d’un coup et j’ai été hissée à l’extérieur. Des arbres sont passés devant mes yeux. Un mur en brique. Des piliers.
Crispations du ventre, goût de bile dans la bouche, tremblements sous la langue.
Sous mes pieds, des marches.
Des marches que je n’ai pu que reconnaître. La terreur m’a saisie.
Nous étions à l’Annexe. Pourquoi ?
Gunther me faisait avancer, le canon de son arme enfoncé dans ma nuque.
J’ai trébuché et suis partie en avant. J’essayais de comprendre, d’enregistrer le plus de choses possible. De tout me rappeler. De reconstituer la séquence des événements.
La porte de service ouverte. La cuisine éclairée, des rectangles de lumière sur la pelouse. Mon sac jeté dans l’herbe, son contenu éparpillé comme des feuilles emportées par le vent.
Gunther m’a poussée jusqu’en haut du perron. Les jambes tremblantes, j’ai pénétré à l’intérieur de ma propre maison.
J’ai entendu gratter et cogner frénétiquement, quelque part dans la maison. Birdie ? Trop bruyant. Alors quoi ? Mystère. Le sang jouait les marteaux-pilons dans mon cerveau.
Gunther s’est arrêté puis est passé devant moi. S’est passé la langue sur les lèvres. Pour la première fois, j’ai vu son visage : il aurait pu être le grand frère d’un copain, un prof de tennis, un prédicateur à l’église. Des yeux verts, un regard fureteur et affolé. Des cheveux châtains avec une raie bien tracée. Un bon point pour lui.
Son air féminin et l’ambiguïté sexuelle qui se dégageait de toute sa personne feraient de lui une proie idéale en prison.
Je me suis plaquée contre le mur près de la porte de service et me suis soulevée sur la pointe des pieds. J’ai entendu quelque chose cliqueter et la lumière qui entrait de dehors s’est modifiée légèrement. Où était donc Birdie ? J’ai tendu l’oreille, guettant la clochette de son collier. En vain.
Gunther m’a fait à nouveau avancer en me tirant violemment. Il m’a fait franchir la porte battante vers la salle à manger, puis traverser pour aller dans le vestibule.
Slidell était dos à nous, penché en avant. Il tirait sur la chaîne de ses menottes attachées au poteau du bas de l’escalier.
— Du calme, détective ! a ordonné Vince sur un ton agité et tendu.
Slidell s’est retourné autant que sa position le lui permettait et a bredouillé d’une voix qui tremblait d’épuisement et de rage :
— Tu vas te planter, espèce de merde pas de couilles.
— Deux cadavres de plus ou de moins, qu’est-ce que j’ai à perdre ?
Gunther m’a fait avancer jusque dans le champ de vision de Slidell. M’enfonçant son pistolet dans la trachée, il m’a forcée à relever le menton.
Slidell s’est péniblement mis sur ses pieds : la fureur irradiait de lui comme s’il brûlait de l’intérieur.
Gunther me vrillait toujours son arme dans la gorge. Un cri de douleur m’a échappé. Slidell a serré les poings.
— Tu lui fais du mal et je te tue de mes propres mains !
— Je vois pas bien comment. Retourne-toi !
Slidell n’a pas bougé.
— Retourne-toi. Maintenant ! Sinon tes copains vont gratter sa cervelle sur le mur !
Gunther n’avait plus une once de patience. Il n’était plus qu’un psychopathe à bout de nerfs. Était-il sujet à des hauts et des bas sous l’effet d’une drogue ou d’une substance quelconque ?
Les yeux brûlants de haine, Slidell a entamé une lente rotation. Gunther a plongé sur lui, et son bras a pris de l’élan pour le frapper. Le contact entre l’arme et la tempe a produit un bruit sourd. Le policier s’est écroulé et n’a plus bougé, ses mains menottées pointées vers le ciel comme un fidèle implorant la pitié du seigneur.
Puis Gunther a manœuvré très vite. Si vite que je n’ai rien pu faire.
Il m’a projetée dans l’escalier, face contre terre, a sorti une clé, a libéré la main gauche de Slidell de la menotte qu’il a refermée sur mon poignet droit. Puis j’ai perçu d’autres mouvements, en particulier qu’il tirait sur mon bras.
J’étais menottée à Slidell. Gunther allait nous tuer tous les deux.
Arrête, Brennan.
Me mettant à genoux, je me suis retournée vers mon agresseur pour le dévisager les yeux dans les yeux.
— Vous avez déjà descendu un jeune, un flic et un ancien client. Pourquoi tuer encore ?
— Fais pas chier.
Le regard affolé, il détaillait la pièce.
Refoulant un hoquet de nausée, j’ai repris :
— Il a raison, vous savez. Ils vous prendront en chasse et ne vous lâcheront pas. Il n’y a pas un endroit sur terre où vous pourrez vous cacher.
— Les flics ignorent mon existence. Ils vont croire que c’est votre copain, là, qui a craqué. Qu’il a tué Evans, vous et qu’ensuite il s’est suicidé.
— Se suicider ? Mais pour quelle raison ?
— Par désespoir, après la mort de son coéquipier. Parce que ce pauvre Asa Finney a été descendu. Et parce qu’il vous a tuée.
— C’est ridicule, personne n’y croira.
Slidell a grogné. J’ai tourné les yeux vers lui. Malgré la faible lumière, il était évident qu’il était sérieusement blessé à la tempe.
— Je sais ce que vous pensez, mais je regarde la télé.
J’ai à nouveau regardé Gunther.
— Vous vous dites qu’à l’autopsie cette marque fera mauvais effet. J’y ai pensé… D’ailleurs, je pense à tout, a dit Vince en se passant la main dans les cheveux. C’est pourquoi je ferai entrer la balle dans sa tête exactement à cet endroit.
Il est en plein délire. Continue de lui parler.
— Vous avez donné de fausses informations à Rinaldi. Pourtant, vous avez dû mal vous y prendre puisque vous avez été obligé de le descendre.
— L’homme était un crétin.
— Mais quand même suffisamment malin pour comprendre que c’était vous qui aviez tué Klapec.
— Jimmy a commis l’erreur de piétiner mes plates-bandes. Fallait que je lui fasse comprendre. La situation m’a échappé, a-t-il dit en se passant la langue sur les lèvres. Je n’avais pas l’intention de le tuer. C’est juste un dommage collatéral.
— Et Rinaldi ?
— Son erreur, à ce porc-là, ça a été de faire le lien entre Klapec et moi.
— Alors vous avez éliminé le concurrent et fait porter les soupçons sur le client déloyal.
J’ai vu le doigt de Gunther frotter la gâchette.
— Brillant, non ?
— Mais pourquoi couper la tête à Klapec ?
— Pour qu’il entre dans le foutu congélateur du vieux pédé.
Un frisson est remonté le long de ma colonne vertébrale. Cet homme n’éprouvait pas l’ombre d’un remords.
Gagne du temps.
— Pourquoi lui avoir fait ces inscriptions dans le dos ?
— C’est quand cette histoire de chaudron a fait la une des journaux. Je me suis dit : Vince, mon gars, le diable est à ta recherche et, toi, t’as justement un corps sans tête congelé dont tu dois te débarrasser. Ce vieux Lucifer t’offre la plus belle des occasions.
Subitement, Gunther s’était remis à parler avec assurance, sur un ton posé, presque amusé. Comme si on avait appuyé sur un autre bouton, changé de fréquence.
— La tête de Klapec, c’est ce soir que vous l’avez mise dans le congélateur d’Evans ? Pour resserrer le piège autour de lui ?
Gunther a eu un mouvement de mâchoires, la tête penchée sur le côté.
— N’oubliez pas la scie. Ça, c’était une belle touche finale.
— Sauf que vous avez fait une erreur : vous avez abattu Evans avec votre revolver.
— Je vous en prie, ne soyez pas idiote. Un policier ne vient jamais avec une seule arme. Slidell a utilisé son 38 pour supprimer Evans, et après il est venu ici et vous a abattue. Les balles correspondront. Puis, étant de la vieille école, il s’est zigouillé lui-même.
— C’est un scénario absurde ! Personne n’y croira jamais. La brigade des homicides sait déjà que vous êtes en ville et que vous vous déplacez dans une Durango blanche. Je ne leur donne pas trois heures pour se lancer sur vos traces.
Les traits de Gunther se sont tendus. Son regard, redevenu dur, a recommencé à virevolter tout autour de la pièce.
— Je vois dans votre jeu : vous essayez de me mettre en retard. Vous vous croyez intelligente, mais ça ne marchera pas avec moi.
Il a fait passer son 38 dans sa main gauche et a retiré de sa ceinture le Glock de Slidell. Puis, dans l’espace réduit du vestibule, le déclic du pistolet qu’on arme a produit un son assourdissant.
Ignorant la douleur causée à mon poignet, je me suis contorsionnée pour contourner le pilastre qui me séparait de Slidell et tenter de me rapprocher de lui autant que me le permettait ma main entravée.
Des pas furieux se sont rapprochés. Une main m’a attrapée par les cheveux et tirée en arrière. Les vertèbres de mon cou ont craqué.
Me tenant toujours par les cheveux, Gunther m’a rejetée sur le côté d’un coup de coude en plein visage. Ma tête a cogné sur la rampe de l’escalier.
J’ai eu une sorte d’éblouissement au cours duquel les murs de la pièce ont tourné, semblant se rapprocher puis s’éloigner de moi. Des gouttes de sang chaud ont coulé de mon nez. Du pied, Gunther m’a écartée de Slidell en me faisant rouler sur le côté gauche.
— Non ! ai-je hurlé tout en essayant de me remettre à quatre pattes.
À travers une mèche de cheveux, j’ai vu Gunther se pencher sur Slidell.
J’ai tendu une main, les larmes ruisselaient sur mes joues.
Gunther a appuyé le canon de son arme sur la tempe de Slidell.
L’instant s’est figé sur cette vision mortelle.
Incapable de supporter la vue d’un Slidell mort, j’ai fermé les yeux.
Et le monde a explosé.