Chapitre 18
Au bout d’une heure, la fouille de l’herboristerie de Cuervo n’avait rien mis au jour de sinistre. La Botánica ne recelait pas l’ombre d’un crâne, pas un seul animal sacrifié, pas la moindre poupée empalée.
— Apparemment, T-Bird réserve ses activités de collectionneur d’ossements pour la cave de l’avenue Greenleaf.
J’ai reposé la fiole que j’étais en train d’examiner pour jeter un coup d’œil à Slidell. Avec ses cheveux collés par la pluie et ses habits détrempés, il ressemblait à un personnage de Black Lagoon. Je n’étais pas non plus au mieux de ma forme.
— Normal. C’est le lieu le plus sûr puisque personne n’est au courant de son existence.
— Les chaudrons, c’est typique de ce palo machin…
Je me demandais si c’était une question ou si Slidell réfléchissait à haute voix.
— Palo mayombe. Mais d’après ce que Takeela a dit de Cuervo, je pense plutôt à une santería revisitée.
— S’il est pas dangereux, pourquoi est-ce qu’il a des chaudrons ?
— Il n’y a pas de règle absolue dans la santería.
— Ce qui veut dire ?
— Qu’il peut très bien seulement avoir un penchant pour les chaudrons.
— Et les cadavres d’animaux, a jeté Slidell en donnant un petit coup de pied au chaudron qui se trouvait entre les deux chaises et qui a émis un son creux. Pourquoi est-ce qu’il est vide, celui-là ?
— Je l’ignore.
— Et où est-ce qu’il s’est tiré, ce bonhomme-là ?
— En Équateur ?
— Qu’il y reste. J’en ai rien à foutre. J’ai mieux à faire avec Klapec.
Sur ces mots, Slidell est passé de l’autre côté du rideau. Je l’ai suivi.
Dehors, la pluie s’était calmée et transformée en une bruine dense et régulière.
Slidell était en train de fermer la boutique quand son cellulaire a sonné.
— Yo.
J’entendais le bourdonnement de la voix à l’autre bout du fil.
— On peut se fier aux paroles du petit ? a demandé Slidell.
Nouveaux bourdonnements sur la ligne.
— Ça vaut son bout de cuir à chaussures.
Cuir à chaussures ? Je me suis retenue pour ne pas lever les yeux au ciel.
Slidell a résumé à son interlocuteur notre entretien avec Takeela Freeman et la fouille de la boutique.
Cette fois, le bourdonnement a duré plus longtemps.
— Sans blague ! s’est exclamé Slidell en me jetant un regard en coin. Ouais, ça peut lui arriver.
Il s’est tu pendant un long moment. À l’autre bout du fil, le bourdonneur s’en donnait à cœur joie.
— Cette adresse est toujours valable ?
Nouveau coup d’œil de Slidell à ma personne. Que pouvaient-ils donc se raconter à mon sujet ?
— Occupe-toi de Rick. Moi, je vais faire un tour à Pineville. On se rappelle cet après-midi.
Bourdonnement.
— D’accord.
Slidell a coupé la communication. J’ai demandé si c’était Rinaldi.
— Oui. Il dit qu’il y a un jeune pédé qui a vu Klapec avec un client, le soir où il a disparu. Un vieux, avec une casquette de baseball, pas un habitué. Le pédé a dit que le gars lui a foutu la trouille.
— Comment ça ?
— Fuck, j’en sais rien. Rick Nelson, ça vous dit quelque chose ? Un chanteur rock qui est mort dans un accident d’avion dans les années 1980.
— Ozzie et Harriet.
— Ouais. Vous vous rappelez la chanson Travelin’ Man, l’homme qui voyageait, qui avait des filles tout autour du monde ? Une fraulein à Berlin, une señorita à Mexico. Chanson super !
De crainte qu’il ne se mette à chanter, je me suis empressée de demander :
— Qu’est-ce que Rick Nelson a à voir avec le témoin de Rinaldi ?
— D’après le pédé, le client de Klapec ressemblait à Rick Nelson avec une casquette de baseball. Comme si on pouvait faire confiance à ce genre de gars-là !
— Et Pineville, c’est quoi ?
Slidell s’est contenté de pencher la tête sur le côté en souriant.
N’étant pas d’humeur à jouer aux devinettes, j’ai penché la mienne aussi.
— Rinaldi a dit que vous étiez forte.
— Il a bien raison. Qu’est-ce qu’il y a à Pineville ?
— C’est là qu’habite Asa Finney.
Le sourire de Slidell s’est élargi, me révélant un petit bout de vert coincé entre ses prémolaires, en bas à droite.
— C’est le nom qui est apparu dès que Rinaldi a balancé votre empreinte dans le fichier.
— Celle que j’ai trouvée dans la cire ?
— Très exactement.
— Pour quelle raison ce Finney a-t-il son nom dans le fichier ? ai-je demandé, emballée.
— D et I, il y a six ans.
Comprendre : désordre et ivresse sur la voie publique.
— Ce crétin considérait que pisser sur une tombe, c’était du grand art.
— À part ça, il fait quoi dans la vie ?
— C’est un génie de l’informatique. Il a vingt-quatre ans, habite à Pineville et travaille à partir de chez lui. Et vous savez pas la meilleure ?
Je lui ai fait signe d’accoucher, impatientée.
— Ce Finney a un site Web.
— Comme des millions de gens.
— Sauf que des millions de gens ne se prétendent pas sorcier.
— Vous voulez dire santero ? Comme Cuervo ?
— Rinaldi a dit : sorcier.
C’était ridicule. La santería n’avait rien à voir avec la sorcellerie.
— Nous y allons tout de suite ?
Slidell a gardé le silence si longtemps que j’ai cru qu’il allait m’envoyer promener. Sa réponse m’a étonnée.
— On prend qu’une seule voiture. La mienne.
Pineville est une petite communauté endormie, lovée entre Charlotte et la frontière avec la Caroline du Sud. À l’instar de notre ville-reine, elle doit son existence aux voies terrestres et fluviales. Avant Christophe Colomb, il fallait emprunter une route qui menait à l’ouest vers la nation Catawba ou bien ce bon vieux Grand Chemin. Quant aux cours d’eau, c’était Sugar Creek et Little Sugar Creek.
Des fermes, des églises, des usines ouvertes à l’arrivée du chemin de fer puis fermées à sa disparition. Unique titre de gloire de ce lieu : avoir vu naître James K. Polk, onzième président des États-Unis d’Amérique. Mais ça, c’était en 1795. Depuis, il ne s’y est pas passé grand-chose, mis à part la construction d’une voie périphérique qui fait désormais de Pineville une banlieue-dortoir.
La maison de Finney datait d’après la construction de la voie périphérique. Une maison style ranch, proprette, bien entretenue et tout sauf inoubliable. Une façade jaune et de fausses persiennes noires ; une Ford Focus bleu foncé garée devant.
Nous sommes descendus de voiture et sommes remontés vers la maison. Perron en béton, porte métallique de couleur assortie aux volets et surmontée d’une sculpture représentant un papillon aux ailes emprisonnées dans de la dentelle.
Slidell a appuyé sur la sonnette. Un carillon a retenti à l’intérieur : une volée de notes jouées sur une harpe. Plusieurs secondes se sont écoulées.
Slidell a sonné encore. Cette fois, sans lâcher le bouton.
Un véritable concert de harpe.
Un cliquetis, et la porte s’est ouverte sur un homme aux cheveux longs, qui lui descendaient sur les épaules comme une vague roulant sur la plage. Traces de peigne au-dessus des tempes. Cils d’une longueur démesurée et sourire mauvais garçon. S’il n’avait pas eu la peau grêlée de traces d’acné, il aurait été superbe. Une vraie rock star.
— Asa Finney ? a demandé Slidell.
— Peu importe ce que vous vendez, je n’en veux pas.
Visage de marbre, Slidell a fourré sa plaque sous le nez de Finney.
Celui-ci l’a scrutée avec attention.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Bavarder avec vous.
— Le moment n’est pas…
— Maintenant !
Finney a reculé, sur ses gardes.
Nous avons pénétré dans une petite entrée au carrelage étincelant.
— Suivez-moi.
Nous lui avons emboîté le pas et sommes passés devant un salon meublé bon marché pour arriver dans une cuisine au fond de la maison. Un yaourt entamé et un bol de céréales attendaient sur un napperon.
— Vous me prenez au milieu du déjeuner.
— Continuez sans vous gêner, a dit Slidell.
Finney s’est assis. J’ai pris la chaise en face de lui. Slidell est resté debout.
Tactique d’interrogatoire : veiller à conserver l’avantage de l’altitude.
Finney s’est mis à tambouriner sur la table. Nervosité ? Agacement de voir que Slidell avait été plus malin que lui en ne s’asseyant pas ?
Le policier gardait le silence, les bras croisés sur sa poitrine. Finney a posé sa serviette sur un genou. À pris une cuillère. L’a reposée.
Autre tactique : laisser mariner la personne interrogée.
J’ai promené les yeux autour de moi. Une cuisine immaculée. Sur le plan de travail, un mortier et un pilon en pierre à côté d’une petite serre à fines herbes alimentée par de longs tubes fluorescents.
Au-dessus de l’évier, un bois sculpté représentant un nu flanqué d’un cerf à gauche et d’un taureau à droite. Le personnage était coiffé d’un panache et portait autour du bras un serpent à la tête dressée.
Suivant mon regard, Finney a expliqué :
— C’est Cernunnos, le père des animaux chez les Celtes.
— Racontez-nous ça, a lâché Slidell sur un ton glacial.
— Cernunnos était l’époux de notre mère la Terre.
— Mmm.
— Il est l’essence de la part virile dans l’équilibre de la nature. Dans cette représentation, le dieu est accompagné d’un cerf, d’un taureau et d’un serpent, symboles de fertilité, de pouvoir et de virilité.
— Des domaines dans lesquels vous êtes bon ?
— Je vous demande pardon ? a dit Finney en reposant les yeux sur Slidell.
— Le sexe, le pouvoir…
Finney a commencé à se triturer une joue.
— Qu’est-ce que vous sous-entendez ?
— Vous vivez seul, Asa ?
Tactique d’interrogatoire : passer brusquement à des sujets personnels.
— Oui.
— Jolie maison.
Silence, côté Finney.
— Ça doit coûter des sous, une crèche comme ça.
— Je possède une petite entreprise.
À force de se grattouiller la joue, Finney avait laissé une marque rouge au milieu des cratères causés par l’acné.
— Je suis concepteur de jeux vidéo. Je supervise aussi plusieurs sites Web.
— Paraît d’ailleurs que vous en avez vous-même un super.
— C’est pour ça que vous êtes là ?
— À vous de me le dire.
Les narines de Finney se sont pincées un court instant.
— Encore ces racontars de bigots ignorants.
Slidell a levé la tête.
— Ce n’est pas un secret : je suis wiccan.
— Wiccan ? a repris Slidell sur un ton lourd de mépris. Comme les sorcières et les adorateurs de Satan ?
— Nous nous considérons comme des sorciers, en effet, mais certainement pas comme des satanistes.
— Je suis bien soulagé de l’apprendre.
— La philosophie wicca est une sorte de religion néopaïenne, antérieure de plusieurs siècles au christianisme. Nous adorons un dieu et une déesse, nous observons les huit sabbats de l’année et l’esbat de la pleine lune. Nous suivons les préceptes d’une éthique très rigoureuse.
— Et cette éthique comprend le meurtre ?
Les yeux de Finney se sont écarquillés.
— La wicca comporte des rituels particuliers, le recours aux sortilèges, à des pratiques divinatoires et à l’emploi d’herbes spécifiques.
Slidell a émis l’un de ses sons impossibles à interpréter.
— Les wiccans, comme un grand nombre de gens adeptes des croyances minoritaires, sont constamment en butte aux persécutions. Harcèlement verbal, mais également physique. Coups de feu, voire lynchage. Qu’est-ce que vous êtes venu faire chez moi, monsieur le détective ? Me persécuter vous aussi ?
— C’est moi qui pose les questions, a laissé tomber Slidell sur un ton réfrigérant. Parlez-moi d’une certaine cave, avenue Greenleaf.
— Je n’en connais pas.
J’ai scruté Finney. Rien dans son attitude ne donnait à penser qu’il cherchait à fuir les questions. En revanche, son ressentiment était palpable.
— Une cave avec des chaudrons et des poulets morts.
— Les wiccans ne pratiquent pas les sacrifices d’animaux.
— Et aussi des crânes humains.
— Jamais de la vie !
— Connaissez-vous un certain T-Bird Cuervo ?
J’ai remarqué comme une tension autour des yeux de Finney.
— Il n’appartient pas à notre confrérie.
— Ce n’est pas ce que je vous ai demandé.
— J’ai peut-être déjà entendu ce nom.
— Dans quel contexte ?
— Cuervo est un santero. Un guérisseur.
— Vous dansez ensemble au clair de lune ?
Finney a relevé un peu le menton.
— La santería et la wicca n’ont rien à voir.
— Répondez à la question.
— Non, je ne connais pas ce monsieur.
De nouveau, il m’a semblé voir ses paupières inférieures se crisper légèrement.
— Vous ne seriez pas en train de me mentir, par hasard ?
— Je n’ai pas à subir vos intimidations. Je connais mes droits. Dettmer contre Landon, 1985. Un tribunal de Virginie a statué que la wicca était une religion légalement reconnue et, en tant que telle, se voyait accorder de droit tous les avantages afférents aux religions. Conclusion réaffirmée en 1986 par la cour d’appel fédérale du Quatrième Secteur. Faites-vous à l’idée, monsieur le détective. Notre statut est légal et nous sommes ici pour y rester.
À ce moment-là, mon cellulaire a sonné. L’appel venait de ma fille. Je me suis levée et j’ai gagné le salon, refermant la porte sur moi.
— Hé, Katy.
— Maman, je sais déjà ce que tu vas me dire : que je te laisse toujours tomber. Et c’est vrai que je t’ai fait le coup bien souvent. Mais je viens d’être invitée à un pique-nique d’enfer et, si ça ne t’ennuie pas, j’aimerais beaucoup y aller.
Il m’a fallu un temps pour comprendre : les courses de samedi.
— Ce n’est pas grave, ai-je répondu à voix basse, ne voulant pas être entendue.
— Où es-tu ?
— Va à ton pique-nique et amuse-toi.
Des voix saccadées me parvenaient de l’autre côté de la porte : celle de Slidell, coupante ; celle de Finney, pleine de défi.
— Ça ne t’ennuie pas ?
Pas une miette.
— Mais non, pas du tout.
Tout en bavardant, je parcourais les titres des livres rangés sur l’étagère le long du mur. Corning to the Edge of the Circle : A Wiccan Initiation Ritual ; Living Wicca ; The Virtual Pagan ; Pagan Paths ; Earthly Bodies Magical Selves : Contemporary Pagans and the Search for Community ; Living Witchcraft : A Contemporary American Coven ; Book of Magical Talismans ; An Alphabet of Spells.
Deux ouvrages rangés sur une étagère inférieure ont retenu mon attention : Satanic Bible et Satanic Witch, tous deux dus à la plume d’un certain Anton LaVey. Plutôt inattendu dans ce contexte.
— Charlie dit que tu as été formidable, l’autre soir.
— Mmm.
Mon regard est passé de la statue d’une déesse aux bras levés à un bol en cristal, puis à une poupée célébrant la fête du maïs. Un léger tic-tac m’a incitée à lever les yeux.
Un petit carillon était suspendu à un crochet tout en haut de l’étagère. Les coquillages pendus au bout des fils étaient reliés à un oiseau en céramique rose.
Katy a dit quelque chose que je n’ai pas enregistré, hypnotisée que j’étais par un objet à peine visible derrière les coquillages.
— Au revoir, ma chérie, amuse-toi bien.
Ayant empoché mon téléphone, j’ai approché une chaise de l’étagère et j’ai grimpé dessus.