Chapitre 14
La police de Charlotte-Mecklenburg a son siège dans un bloc de béton géométrique situé au coin de la Quatrième Rue et de McDowell, juste en face du nouveau tribunal du comté de Mecklenburg devant lequel Boyce Lingo s’était plu à donner un spectacle aux médias.
À huit heures du matin, sur présentation de mon badge, j’en ai franchi la barrière de sécurité. Ascension dans une cabine bondée de flics et de civils agrippés à leurs tasses de café Starbucks ou Caribou et ravis d’échanger leurs projets pour le long week-end à venir. Columbus Day. J’avais complètement oublié ce jour férié.
Tu peux faire une croix sur les pique-niques et les barbecues. Loser.
Arrivée au deuxième étage où sont regroupées les unités d’investigation.
Kenneth Roseboro s’est présenté à sa convocation avec une heure et demie de retard, ce qui n’a pas plus à Skinny.
D’autant que le goudron servi dans la salle de la brigade en guise de café n’avait rien pour vous remonter le moral. Ça ne nous a pas empêchés d’en descendre tout un pot, Slidell et moi. Rinaldi étant en virée auprès des photographes des écoles, je me retrouvais donc seule à devoir supporter la mauvaise humeur de Slidell.
Ce qui, à mon tour, m’a mise de mauvaise humeur.
À neuf heures trente-sept, le téléphone de Slidell a fini par sonner : Roseboro était dans la salle d’interrogatoire numéro trois et les appareils d’enregistrement de l’image et du son n’attendaient plus que notre bon vouloir pour commencer à fonctionner.
Dans le couloir, nous avons observé le neveu de Wanda Horne à travers un miroir sans tain avant d’entrer dans la pièce.
Assis sur une chaise, il secouait son pied chaussé d’une sandale, les mains croisées sur la table. Il avait de longs doigts aussi fins que des pattes d’araignée. Il devait mesurer à peu près un mètre soixante pour soixante kilos, et sa tête curieusement allongée oscillait au bout de son cou à la façon d’une perruche sur sa balançoire. La vue de son crâne sillonné de cercles concentriques n’a suscité que mépris chez le policier.
— Belle coiffure, a-t-il lâché sur un ton condescendant.
— Ça s’appelle des «vagues 360 ». C’est comme Nelly.
Slidell m’a regardée d’un air perplexe.
— Le rappeur.
Son regard est resté sans expression.
— En tout cas, votre chemise à vous est particulièrement décontractée ! ai-je fait remarquer.
De couleur vert lime, elle était si ample qu’elle aurait pu servir à emmailloter un cheval de course.
— En avant ! On va le faire transpirer, a dit Slidell en hissant son pantalon au-dessus du pneu qui lui tenait lieu de taille.
Roseboro a voulu se lever à notre entrée. Slidell lui a ordonné de se rasseoir. Il s’est exécuté.
— C’est gentil d’avoir trouvé le temps de venir nous rendre visite, Kenny.
— C’était congestionné partout.
— Fallait partir plus tôt, a répliqué Slidell en le fixant du même œil qu’il aurait regardé une saleté dans le lavabo.
— Rien ne m’obligeait à venir, a rétorqué Roseboro sur un ton à mi-chemin entre la bouderie et l’ennui.
— C’est vrai.
Lâchant un dossier sur la table, Slidell a empoigné une chaise.
— Pour un citoyen aussi respectueux des lois que vous, ce n’est jamais qu’un léger désagrément, je suppose ? a insisté Slidell en se laissant tomber sur son siège.
Roseboro a haussé une de ses épaules osseuses.
J’ai pris place à côté de Slidell.
Les yeux de Roseboro se sont portés sur moi.
— C’est qui, cette fille-là ?
— Le docteur qui m’a aidé à débarrasser votre cave, Kenny. Vous avez quelque chose à dire ?
— Combien je vous dois ?
Il a ponctué sa phrase d’un sourire ironique.
— Vous trouvez ça drôle ?
Nouvel haussement d’épaule. Slidell s’est tourné vers moi.
— Vous voyez de l’humour là-dedans ?
— Pas vraiment.
— Moi, j’ai rien entendu de rigolo, a répété Slidell en reportant son attention sur le gars. Vous avez des problèmes, Kenny.
— Comme tout le monde, a répondu l’intéressé sur un ton nonchalant.
— Sauf que tout le monde ne possède pas un petit palais, avenue Greenleaf.
— J’ai pas foutu les pieds dans cette baraque depuis l’âge de neuf ans, comme je l’ai déjà dit. J’en suis tombé sur le cul quand j’ai appris que la vieille bonne femme me l’avait léguée.
— Le neveu préféré de tantine.
— L’unique neveu de tantine.
Roseboro ne se départissait pas de son ton insouciant.
— Elle n’avait pas d’enfant ?
— Un seul. Archie.
— Et où se trouve ce cher Archie de nos jours ? a laissé tomber Slidell, la voix toujours branchée sur le mode méprisant.
— Au cimetière.
— Incroyable. Je demande où est Archie, et vous me dites : au cimetière. Ça sort tout droit de sa tête.
Se tournant vers moi Slidell a ajouté :
— Il est génial, trouvez pas ? Une répartie n’attend pas l’autre.
— Hilarant, ai-je convenu.
— Archie est mort dans un naufrage quand il avait seize ans.
— Mes condoléances. Venons-en à la cave.
— Tout ce que je me rappelle, c’est qu’il y avait des araignées, des rats, de vieux outils rouillés et du moisi en masse…
Brusquement, il a claqué des doigts comme s’il venait de comprendre :
— Ah, j’y suis ! Maltraitance animale, c’est ça ? Je suis épinglé parce que je n’ai pas offert à ces petites bêtes une hygiène des lieux acceptable.
— Vous êtes quelque chose, mon petit Kenny. Z’espérez quoi ? Passer à la télé dans une émission comique ? a demandé Slidell avant de se tourner vers moi. Attention ! Un de ces quatre, en zappant d’une chaîne à l’autre, vous allez tomber sur Kenny un micro à la main !
— Seinfeld a démarré grâce au stand-up.
— Sauf qu’il y a un problème, a repris Slidell en transperçant Roseboro d’un regard dépourvu d’humour. C’est que vous n’allez pas vous lever d’ici, ni repartir ni aller nulle part, trou de cul, sans d’abord faire un petit effort !
Les traits de Roseboro n’ont exprimé qu’indifférence.
— Votre palais de l’avenue Greenleaf ?
Slidell, un stylo à la main, attendait, prêt à écrire, en faisant cliquer le ressort.
— Pour ce que j’en sais, la cave a servi de salle de lavage et de garde-manger. Je pense qu’il y a eu aussi un atelier à un moment.
— Mauvaise réponse.
— J’ai aucune idée de ce que tu veux dire, bonhomme.
— Je parle de meurtre, espèce d’imbécile !
— Pardon ?
Pour la première fois, l’apathie de Roseboro a montré un signe de faiblesse.
— Avoue, Kenny. Tu surferais pas sur la vague de la liberté religieuse ?
— Avouer quoi ?
— John Gacy, Jeffrey Dahmer. Règle numéro un, imbécile : ne jamais cacher des morceaux de corps chez soi.
— Des morceaux de corps ?
À présent, l’intérêt de Roseboro était ferré. Slidell s’est contenté de le regarder fixement.
Roseboro a tourné vers moi des yeux ronds comme des soucoupes.
— De quoi il parle ?
Slidell a ouvert son dossier et en a sorti des photos de la cave qu’il a plaquées avec bruit sur la table l’une après l’autre : le chaudron, les statuettes de sainte Barbara et d’Eleggua, le poulet mort, le crâne de chèvre, les restes humains.
Roseboro a regardé les photos de loin, sans les prendre en main. Au bout de dix grosses secondes, il s’est passé la main sur la bouche.
— C’est des conneries. Comment je pourrais savoir ce que mon locataire rangeait dans sa cave ? Je vous l’ai dit : j’ai jamais mis les pieds dans cet endroit !
Slidell lui a répondu par le silence.
Comme souvent dans ces cas-là, Roseboro s’est senti obligé de remplir le vide.
— Écoutez, je reçois un jour une lettre d’un notaire qui m’apprend que cette maison est à moi. Je signe les papiers demandés et je passe une annonce dans le journal. Un gars appelle et loue la place pour un an. Un dénommé Cuervo.
— Tu as fait des recherches sur lui ?
— Je ne lui proposais pas un appartement dans la Trump Tower. On s’est entendus sur un prix. Il a réglé en espèces.
— C’était quand ?
Roseboro a cherché la réponse au plafond tout en se grattant une vilaine croûte sur le dos de la main.
— Au mois de mars de l’année dernière.
— T’as une copie du bail ?
— Je n’ai même pas pris le temps d’en faire signer un. Cuervo payait tous les mois sans jamais rien demander. Au bout d’un moment, le bail m’est sorti de la tête. C’est con, vu la tournure que les choses ont prise.
— Comment est-ce que Cuervo te payait ?
— Je viens de le dire : en liquide.
Slidell a fait un geste de la main lui enjoignant d’être plus spécifique.
— Il m’envoyait l’argent par la poste. Je me foutais bien de savoir s’il avait un compte en banque ou non. J’allais pas me taper la route tous les mois jusqu’à Charlotte.
— Autrement dit, un petit arrangement à l’abri du fisc ?
Roseboro s’est mis à se gratter avec frénésie.
— Je paye mes impôts.
— Bien sûr.
L’endothélium grattouillé commençait à former un petit tas sur la table.
— Tu veux bien arrêter ça, a dit Slidell. Je vais finir par vomir.
Roseboro a laissé tomber ses deux mains sur ses genoux.
— Parle-moi un peu de ce Cuervo.
— Un Latino. Il avait l’air plutôt gentil.
— Marié ? Des enfants ?
Roseboro a haussé une épaule.
— On se racontait pas nos vies dans nos lettres.
— Il avait ses papiers ?
— Je suis pas un agent douanier.
Slidell a extirpé une autre photo de son dossier. Un cliché sombre et pas très net, vu de là où j’étais.
— C’est lui ?
Un vague coup d’œil à l’image et Roseboro a hoché la tête.
— Continue, a dit Slidell en reprenant son stylo.
Attitude destinée à impressionner le sujet, me suis-je dit.
Roseboro a encore haussé les épaules. Décidément, c’était une manie chez lui.
— Après le mois de juin, il a cessé de payer et n’a plus répondu sur son cellulaire. En septembre, j’étais tellement en furie que j’ai fait le voyage jusqu’ici. Le salaud s’était tiré, il m’avait vraiment baisé.
Roseboro a secoué la tête avec une force exprimant toute sa désillusion.
— Arrête, je vais pleurer. Un monsieur aussi respectable que toi. Cuervo avait emporté ses affaires ?
— Non, il avait tout laissé. Que de la merde !
— T’as son numéro ?
Roseboro a ouvert son cellulaire et fait défiler le carnet d’adresses.
Slidell a inscrit le numéro de téléphone.
— Continue.
— C’est tout ce que j’ai à dire. J’ai vendu la maison par l’entremise d’une agence immobilière. Fin de l’histoire.
— Pas tout à fait.
Après avoir fouillé dans sa pile de photos, Slidell en a fait apparaître une représentant un crâne humain.
— C’est le crâne de qui ?
Le regard de Roseboro ne s’est abaissé sur la photo que pour remonter aussitôt sur Slidell.
— Jésus-Christ ! Comment je pourrais le savoir ?
Slidell a sorti la photo de la jeune fille de son dossier et l’a présentée à Roseboro.
— Et elle ?
Roseboro s’est mis à ressembler à un homme dépassé par les événements : un homme cherchant à la fois à avoir la bonne attitude, à être cru et à trouver une explication convaincante aux questions qu’on n’allait pas manquer de lui poser.
— Jamais vu cette fille de ma vie. Écoutez, j’ai peut-être dissimulé des revenus, mais là, franchement, je sais rien de tout ça. Je vous le jure ! J’habite à Wilmington, vous pouvez vérifier, a-t-il ajouté avec insistance, ses yeux faisant des allers-retours entre Slidell et moi.
— Tu peux compter là-dessus, a laissé tomber mon compagnon.
— Vous voulez que je passe au détecteur de mensonges ? Je suis prêt à le faire. Tout de suite !
Slidell a ramassé ses photos sans un mot, a reposé son dossier sur la table et s’est mis debout. Je me suis levée à mon tour.
D’un même pas, nous nous sommes dirigés vers la porte.
— Et moi ? a gémi Roseboro. Qu’est-ce qui va m’arriver ?
— Ne prends pas rendez-vous pour passer d’auditions, a répondu Slidell sans se retourner.
J’ai attendu d’être de retour dans le bureau pour demander à Slidell son impression.
— Une lavette qui pleurniche. Mais mon instinct me souffle qu’il dit la vérité.
— Vous pensez que ce serait Cuervo ?
— Ou la tante Wanda.
— Non, elle est morte depuis un an et demi et je suis presque certaine que le poulet a été tué au cours des derniers mois. Je vais téléphoner à l’entomologiste pour voir s’il peut déjà avancer une date.
— Si Wanda n’y est pour rien, alors je penche pour Cuervo. À supposer que Roseboro ne nous mène pas en bateau.
— Vous pouvez me montrer la photo du criminel ?
Slidell l’a sortie de son dossier.
De qualité médiocre, assurément. Mais on distinguait un homme tout en dents avec des rides et une épaisse toison coiffée en arrière.
— Si Cuervo est latino, alors il peut s’agir de santería, a fait Slidell. Ou de votre autre truc.
— Le palo mayombe.
J’ai espéré que ce ne soit pas le cas. Et que si ça l’était, ce type ne suivait pas les préceptes d’un palo mayombe voisin de celui que pratiquait Adolfo de Jesús Constanzo.
— Que comptez-vous faire avec Roseboro ?
— Le laisser mijoter un peu avant un nouveau face-à-face. La peur a pour effet de stimuler l’activité de la matière grise.
— Et ensuite ?
— Je le relâcherai et me mettrai à la recherche de Cuervo. En commençant par son cellulaire.
— Et le service de l’immigration. Il est possible qu’il n’ait pas de papiers.
Slidell est resté un moment à regarder en l’air, comme si ce que j’avais dit lui passait carrément au-dessus de la tête. Puis il a déclaré :
— Oui, bien sûr. Si c’est un sans-papiers, on comprend que Roseboro n’ait voulu prendre que du liquide.
— Rinaldi a donné signe de vie ?
Slidell a vérifié la messagerie de ses deux téléphones, le fixe et le cellulaire.
— Non.
— Je dois aller au MCME. Si votre coéquipier découvre quelque chose, tenez-moi au courant. Sinon, il faudra en venir à publier la photo de la fille. Je vous appellerai dès que j’en aurai fini avec l’autopsie du cadavre du lac Wylie.
— OK, a dit Slidell, ça ressemble à un programme.
Ce que nous ne savions pas, c’est qu’un autre programme se préparait, qui allait mortellement perturber le nôtre.