Chapitre 38

Ryan est allé déposer son revolver sur le manteau de la cheminée avant de nous libérer de nos menottes. Il a ensuite vérifié le pouls de Slidell et appelé les urgences. Des voitures de police sont arrivées de toute la ville, sirènes hurlantes. Bientôt suivies de deux ambulances et, enfin, du fourgon de la morgue.

À vingt-deux heures quarante-sept, Vince Gunther était déclaré mort, et Slidell et moi transportés au Carolinas Médical Center malgré nos vives protestations. Je souffrais d’un choc mineur, Slidell d’une blessure plus grave qu’il fallait recoudre. Nous avons fait nos dépositions depuis nos lits d’hôpital.

Ryan était resté à l’Annexe pour répondre à un interrogatoire, devais-je apprendre le lendemain.

En apercevant la lumière dans la véranda alors qu’il revenait à l’Annexe, et après avoir vu dans l’herbe mon sac que Gunther avait jeté après en avoir retiré mes clés, il avait compris qu’il y avait un problème. Il était entré à pas de loup grâce à son propre trousseau de clés et était tombé sur la scène qui se déroulait dans le vestibule. L’unique balle qu’il avait tirée avait atteint Gunther à la tête, le projetant sur le côté avant que celui-ci n’ait le temps d’appuyer sur la gâchette.

À la morgue, les empreintes avaient révélé la véritable identité de notre agresseur. C’était un escroc de vingt-sept ans vivant sous de multiples noms. Sous le vrai, Vern Ziegler, il louait un appartement du côté du boulevard Harris et suivait des cours à l’UNCC. La prostitution masculine n’était qu’une de ses nombreuses sources de revenus illicites.

Charlie Hunt est venu me voir le lendemain, tôt dans la matinée. Il m’a tenu la main d’un air sincèrement concerné.

Katy m’a appelée. Elle était toujours dans le comté de Buncombe, mais reviendrait à Charlotte pour le week-end. Son boulot était, ô surprise, ennuyeux comme la mort. Ennui qui avait cependant un bon côté puisqu’il lui donnait envie de poursuivre des études de droit.

Pete aussi a appelé. Soulagé d’apprendre que je n’aurais pas de séquelles et ravi de savoir que Katy avait parlé d’entrer à la faculté de droit. Pendant notre conversation, sa Summer parcourait les magasins de porcelaine.

À dix heures du matin, j’ai été autorisée à rentrer chez moi. Slidell, lui, devait rester hospitalisé plus longtemps, à son grand déplaisir. Avant de quitter l’hôpital, j’ai fait un saut à sa chambre en compagnie de Ryan. Il avait déjà eu au téléphone les collègues chargés d’élucider le meurtre de Rinaldi. À nous trois, nous avons tenté de reconstituer l’histoire. Ryan, d’humeur taciturne, était plutôt silencieux.

Mon intuition, que rien n’étayait au départ, s’était révélée exacte : Evans était bien un homosexuel caché qui sillonnait les rues de NoDa en quête d’aventures, le visage dissimulé sous une casquette de baseball. D’ordinaire, il ramassait Gunther. Mais un soir, en apercevant Klapec, il avait eu envie de pimenter un peu sa vie. Satisfait de la performance de ce nouveau partenaire, il avait changé ses habitudes. Gunther, furieux, s’en était pris à Klapec avec qui il avait entretenu un moment des liens d’amitié. Celui-ci ayant fait valoir son droit au libre-échange, les deux garçons en étaient venus aux poings. Et Klapec était mort.

Me rappelant ce qu’avait dit Gunther chez moi, dans l’entrée, j’ai déclaré :

— Pour un gars qui prétendait couvrir tous les angles, il n’avait pas réfléchi à une stratégie en cas de repli. Quand il s’est retrouvé avec un corps sur les bras, il n’a pas su quoi en faire.

Pour gagner du temps, il avait enfermé Klapec dans le congélateur de la grand-mère d’April Pinder. Plus tard, en entendant parler de l’autel et des chaudrons découverts dans la cave d’un certain Cuervo, il avait entrevu une issue à son problème : donner à son meurtre un aspect diabolique. Totalement ignorant des rites propres à la santería, à la wicca ou au satanisme, il avait gravé dans le corps congelé de Klapec des symboles sataniques avant de s’en débarrasser sur la berge du lac Wylie.

— Mais Gunther a compris qu’April Pinder ou l’un des autres faucons risquait de faire le lien entre Klapec et lui. C’est pour ça qu’il a commencé à refiler de fausses informations à Rinaldi, nous a expliqué Slidell.

— Gunther était au courant qu’Evans était le bras droit de Lingo ?

— C’était loin d’être un imbécile, même s’il avait deux ou trois boulons desserrés dans le ciboulot, m’a répondu Slidell. On a trouvé chez lui du Tegretol. En grande quantité.

— C’est un médicament prescrit aux personnes atteintes du trouble bipolaire, a expliqué Ryan.

— C’est ce que je disais, a lâché Slidell en levant les yeux au ciel. Le gars est fou.

J’ai songé, l’espace d’un instant, à lui expliquer en quoi consistait le délire maniaco-dépressif. J’ai laissé tomber.

— Gunther avait dû cesser de prendre ses médicaments, non ?

— Pas bête, a réagi Ryan. Le médecin pense en effet qu’il passait probablement par une période de délire aigu.

Visiblement, la santé mentale de Gunther n’intéressait pas Slidell, qui est revenu à un sujet plus cher à son cœur.

— Peut-être que Gunther a appris le nom d’Evans par Rinaldi, ou qu’il l’a vu à la télé à côté de Lingo.

— En tout cas, les tirades du commissaire n’ont pu que nourrir son obsession.

— Et lui donner l’idée de faire d’Asa Finney le meurtrier de Klapec, a ajouté Ryan.

— Et c’est là que survient la plus grosse erreur mentale de toutes, a dit Slidell. Gunther ne connaissait pas Finney. Il ne savait pas non plus que le père de Klapec l’avait tué. S’il l’avait su, il se serait pas emmerdé à monter un scénario pour faire tomber Evans. À moins de lui en vouloir sacrément !

Il a secoué la tête.

— Pour Finney, a repris Slidell, j’étais complètement à côté de la plaque. Ce gars-là n’avait pas d’autre but dans la vie que de gagner l’argent nécessaire pour mener une vie pépère sans que personne ne vienne l’emmerder. Il tirait ses revenus de son site de jeux vidéo et d’autres pour lesquels il faisait de la pub. Quant à la Ford Focus repérée près du camp des sorciers, elle appartenait à un cousin d’un gars du coin.

— Est-ce que les techniciens ont trouvé d’autres choses intéressantes dans le congélateur de la grand-mère ou dans sa cave ? a demandé Ryan.

— Assez de sang pour effectuer une transfusion. L’analyse d’ADN établira à coup sûr que c’est celui de Klapec.

— Je suppose qu’un peu de ce sang doit provenir du señor Serpent, a dit Ryan.

— C’est Gunther qui a laissé le mocassin à tête cuivrée devant ma porte ?

Slidell a acquiescé.

— Probablement pour créer une autre confusion satanique. Ou pour vous terrifier et vous faire abandonner l’enquête.

Je n’ai rien répondu. J’ai juste regardé Slidell.

— Ouais, ouais, a-t-il dit. C’est bien la preuve qu’il était pas aussi intelligent que ça, après tout.

— Et pourquoi Evans est rentré chez lui plus tôt que d’habitude, ce soir-là ?

— Sa proprio l’avait prévenu de notre visite. Je vous l’avais dit que la vieille chipie nous créerait des problèmes !

— Mais pourquoi est-ce qu’il s’est garé loin de chez lui au lieu de se ranger dans l’allée ?

— Il a peut-être eu peur que le mandat de perquisition autorise également la fouille du véhicule. Ou bien il a surpris Gunther entrant chez lui depuis le terrain de golf.

— Pour cacher la scie et la tête de Klapec ?

Slidell a acquiescé.

— Quand Gunther a appris que nous avions interrogé Pinder, il a compris qu’il avait intérêt à retirer ce qu’il avait planqué dans la cave de sa grand-mère. Mais il nous a aperçus dans le garage alors qu’il venait d’abattre Evans. Il s’est affolé. Les choses sont allées trop vite. Il a senti qu’il commençait à perdre le contrôle de la situation. C’est à ce moment-là qu’il a dû imaginer ce plan de meurtre et de suicide…

La journée à venir devait nous apprendre bien des choses encore.

À l’âge de six ans, April Pinder avait été percutée à la tête par une voiture. Cet accident lui avait laissé des séquelles qui se manifestaient par une incapacité à mettre en ordre certains types d’informations, en particulier celles où intervenait la notion de temps. Elle mélangeait les dates, confondait les jours. Et c’était bien ce qui s’était passé : elle avait confondu le jour où Gunther était sorti de prison avec celui où il avait été arrêté.

Il est apparu finalement que Gunther, alias Ziegler, avait un casier judiciaire. Il avait escroqué, sous de fausses identités, un grand nombre de personnes au fil des années, le plus souvent des femmes âgées ou un peu retardées. Escroqueries de toutes sortes. L’une d’elles consistait à livrer un paquet supposément recommandé, ou censé être remis contre remboursement, à la famille d’une personne décédée dont il avait relevé le nom dans une nécrologie récemment publiée dans la presse ; une autre, à vendre au porte-à-porte des bonbons, des gâteaux ou du pop-corn au bénéfice d’une œuvre caritative qui n’existait pas. Ou encore des billets de loterie et des coupons gagnants. Tout cela n’était en fin de compte que des petits délits. Accomplis sans brutalité : son apparence de bon garçon lui ouvrait facilement les portes. Ce n’est qu’à partir du mois d’août, quand il avait cessé de prendre ses médicaments, qu’il avait commencé à avoir un comportement violent.

 

Pendant la nuit, le temps était devenu froid et pluvieux. Le reste de la journée et le jour suivant, je suis restée cloîtrée à l’Annexe en compagnie d’un Ryan muet et d’humeur taciturne. Je ne l’ai pas dérangé. Tuer quelqu’un n’est jamais facile pour un policier.

Le samedi matin, Katy est venue me voir. Elle n’avait jamais entendu parler des Cheeky Girls. Ça nous a tous fait rire. Elle a reparlé de s’inscrire en droit. C’était bien.

Allison Stallings a appelé peu après midi. Je n’ai pas décroché, j’ai écouté son message pendant qu’elle l’enregistrait. Elle avait décidé d’écrire un livre sur un tueur en série à Raleigh. Elle s’excusait si ses mensonges m’avaient causé du tort et promettait de contacter Tyrell pour régler cette affaire.

Slidell est passé vers les quatre heures. Accompagné d’une femme presque aussi grande et massive que lui. Elle avait des cheveux noirs retenus en une lourde tresse et la peau couleur caramel. J’ai tout de suite deviné qu’elle était de la police.

Slidell n’a pas eu le temps de dire un mot qu’elle s’exclamait déjà, en me tendant la main :

— Theresa Madrid, la nouvelle et brillante associée de ce détective qui ne connaît pas encore sa chance de m’avoir pour partenaire.

Une poignée de main à briser des noix de coco.

— Le chef estime que ma réceptivité culturelle a besoin d’être accrue, a marmonné Slidell du bout des lèvres.

Madrid lui a donné une grande tape dans le dos.

— Ce pauvre Skinny a tiré le double L porte-bonheur.

J’ai dû avoir l’air aussi perdue que Ryan.

— Latine et lesbienne !

— Mexicaine, a ajouté Slidell avec une moue involontaire.

— Dominicaine. Skinny est persuadé que tous les gens qui parlent espagnol sont mexicains.

— C’est incroyable, a dit Slidell. Quand on pense que l’évolution de cultures aussi riches et variées a abouti à créer partout les mêmes hommes qui battent leur femme et les mêmes Jésus en plastique pour orner le gazon !

Le rire de Madrid est monté du tréfonds de son ventre.

— Pas aussi incroyable que la moustache de ta copine, a-t-elle répliqué.

Slidell a apporté une nouvelle pièce au puzzle de notre enquête. Il la tenait du propre fils de Rinaldi, Tony, dont le cadet était atteint du syndrome de Cohen. Rinaldi consacrait la plus grande partie de son salaire à payer les frais médicaux de son petit-fils et ceux de son école spécialisée.

Il nous a fourni encore bien d’autres détails.

Ils sont partis, et Ryan et moi étions du même avis : ces deux-là allaient s’entendre à merveille.

Ryan a cuisiné. Fricassée de poulet avec champignons et artichauts. Moi, j’ai préparé mon prochain cours.

Pendant le dîner et après, nous avons bavardé.

Tant de gens étaient morts. Cuervo, Klapec, Rinaldi, Finney, Evans, Gunther.

Comme le pauvre petit Anson Tyler, T-Bird Cuervo était décédé de mort violente mais accidentelle : un homme marchant seul dans le noir, le long d’une voie ferrée. Peut-être était-il ivre, peut-être était-il seulement inconscient de l’arrivée dans notre ville de nouvelles technologies, comme ces trains à grande vitesse. Cuervo était un santero inoffensif. À part la vente d’un peu de marijuana, il ne faisait rien d’illégal. Peut-être même, au contraire, rendait-il la vie plus facile aux nouveaux arrivants, comme lui laissés-pour-compte et confrontés à une langue et à une culture qu’ils ne comprenaient pas.

Quant à ce Jimmy Klapec, la faute d’un père ignorant et intolérant l’avait amené à vivre dans la rue. Il était mort, comme Eddie Rinaldi et Glenn Evans, parce qu’un malade avait cessé de prendre ses médicaments et perdu le sens des réalités.

Pour quelle raison la vie de Vince Gunther/Vern Ziegler s’était-elle achevée ? Parce que son cerveau l’avait trahi ? Parce qu’il portait le mal en lui ? Je n’avais pas la réponse. Ryan non plus.

De toutes ces morts, cependant, celle d’Asa Finney demeurait la plus incompréhensible.

— Klapec père l’a tué, poussé par sa culpabilité, pensait Ryan.

— Non. Poussé par la peur.

— Comment ça ?

— Nous, les Américains, nous sommes devenus une nation de gens qui ont peur.

— Peur de quoi ?

— Qu’un fou se mette à tirer dans la cafétéria d’un collège ; qu’un avion détourné fasse exploser un gratte-ciel ; qu’une bombe soit cachée dans un train ou une voiture de location ; qu’un paquet livré par la poste contienne de l’anthrax. Le pouvoir de tuer est à la portée de quiconque veut s’en servir. Il lui suffit pour cela de se brancher sur Internet ou de se rendre dans une armurerie.

Ryan n’a pas cherché à m’interrompre.

— Nous avons peur des terroristes, des tireurs embusqués, des ouragans, des épidémies. Et le pire, c’est que nous avons perdu confiance dans notre gouvernement et sa capacité à nous protéger. Nous nous sentons impuissants. Ce sentiment d’impuissance engendre en nous une anxiété constante, nous fait craindre tout ce que nous ne comprenons pas.

— Comme la wicca ?

— La wicca, la santería, le vaudou, le satanisme. Ce sont des choses qui nous sont étrangères, inconnues. Nous les mettons toutes dans le même panier à grand renfort de stéréotypes et nous nous barricadons derrière nos portes. Au cas où.

— Finney était un sorcier. Dans ses discours, Lingo a joué sur cette crainte.

— Oui, Klapec aura été un triste exemple des extrémités auxquelles peuvent mener les discours de haine. Les gens y sont d’autant plus réceptifs qu’ils ont perdu confiance dans d’autres domaines également. Notamment dans la justice. Ils sont de plus en plus convaincus que le coupable s’en sortira blanc comme neige.

— Le syndrome O.J. Simpson.

J’ai acquiescé.

— Qu’un abruti comme Lingo fasse monter la sauce, et un citoyen vigilant en vient à se désigner lui-même juge et juré à la fois.

— Et un innocent est tué. En tout cas, la mort de Finney aura mis un terme à la carrière politique de Lingo, s’est félicité Ryan.

— Oui. L’ironie dans tout ça, c’est que le sorcier et le santero étaient inoffensifs, alors que l’étudiant et le bras droit du commissaire menaient tous deux des doubles vies.

— Il ne faut jamais se fier aux apparences.

Birdie et moi avons dormi au premier étage.

Ryan au rez-de-chaussée, sur le canapé-lit.