CHAPITRE IX
Ils campèrent à moins de vingt kilomètres du village indien. Les nuages obscurcissaient complètement le sommet que Hawks leur avait indiqué. Ils avaient atteint un pays plus élevé, et les flancs de la montagne étaient couverts de cèdres et de pignons. Bess avait choisi une dépression de terrain entourée de broussailles pour établir le campement, près d'un filet d'eau. Elle alluma du feu, sans craindre la présence éventuelle d'autres Indiens. Après avoir dîné de bacon et de biscuits, ils s'allongèrent sous leurs couvertures. Longtemps, Bess contempla le ciel. Une multitude d'étoiles scintillaient dans le firmament. Elle remercia le Seigneur de Son aide. Finalement, elle s'endormit.
Lorsqu'elle se réveilla, elle était frigorifiée. Le vent était glacial. Une tempête de neige se préparait. Elle se leva et ralluma le feu. Elle alla secouer les gosses pour qu'ils se rapprochent des flammes.
Elle espérait que la tempête ne serait pas trop violente. Elle savait à quel point les éléments peuvent se déchaîner dans les montagnes de l'Arizona en hiver. Tout le reste de la nuit, elle resta assise près du feu, les yeux rivés sur les flammes. Le vent mugissait et, inexorablement, la neige recouvrait le sol. Les chevaux attachés à des arbustes piaffaient d'impatience. Les gosses s'agitaient dans leur sommeil, incapables de se réchauffer.
L'aube grisâtre parut enfin. Les petits se levèrent pour se dégourdir les jambes, puis se blottirent, dos contre dos, enveloppés dans leurs couvertures, près de leur mère. Lorsqu'il fit suffisamment jour, tous trois partirent à la recherche de bois.
La tempête ne paraissait pas vouloir se calmer. Bess savait qu'il était dangereux de poursuivre leur route dans la tourmente. Ils risquaient de se perdre et de mourir de froid. Ils passèrent toute la journée à alimenter le feu et à somnoler tant bien que mal.
La nuit tomba de nouveau, et le blizzard redoubla de violence. La peur commençait à saisir Bess à la gorge : si le mauvais temps persistait, leurs réserves de nourriture s'épuiseraient. Les chevaux rompraient peut-être leurs attaches et s'enfuiraient.
Au petit jour, la neige cessa de tomber. Mais un manteau blanc d'au moins cinquante centimètres d'épaisseur recouvrait tout le pays. Après le petit déjeuner, ils repartirent vers le nord-ouest.
Vers midi, vannés, ils se rendirent compte qu'ils ne pouvaient plus poursuivre leur route. Bess chercha un coin abrité. Elle aperçut à un bon kilomètre devant eux une gorge étroite. Ils s'avancèrent dans cette direction.
Soudain, Bess renifla. Elle détecta une légère odeur de fumée. L'espoir l'envahit. Ils ne se trouvaient pas loin d'une habitation ou d'un village indien.
En arrivant à la gorge, ils virent sur leur gauche une petite cabane en rondins entourée d'arbres et de trois petits corrals. Derrière la baraque, une grange. Un mince filet de fumée s'échappait de la cheminée. Un cheval était attaché à un piquet près de la porte.
Ils exultaient. Enfin ! Ils allaient trouver de la chaleur ; ils pourraient se reposer et laisser souffler les bêtes. Peut-être pourraient-ils se ravitailler.
Ils s'approchèrent du havre. Le cheval renâcla. La porte de la cabane s'ouvrit.
Un barbu puissamment bâti fit deux pas dehors. Il tenait un fusil à la main. Quand il vit qu'il avait affaire à une femme et à deux gamins, il posa l'arme contre le chambranle. Mais son visage ne portait aucune trace de bienveillance.
Bess s'approcha de lui, soudain mal à l'aise :
— Je suis Mrs. Bess Latham, et voici mes enfants. Nous vous serions reconnaissants de nous offrir l'hospitalité en attendant la fin de la tempête. Nous sommes très fatigués et nos chevaux sont rendus.
Le gars fronça les sourcils puis hocha la tête :
— Mettez-les dans ce corral.
Il fit demi-tour et rentra en claquant la porte.
Ils mirent pied à terre et conduisirent leurs montures à l'intérieur du corral. Obie alla à la grange chercher une fourchée de foin. Ils dessellèrent leurs montures puis se dirigèrent vers la maison.
L'endroit était petit, mais il y régnait une douce chaleur. Bess et les enfants attendirent sur le pas de la porte.
Le type, irrité, leur lança :
— Eh bien, ne restez pas plantés là ! Asseyez-vous à la table.
Bess avala sa salive :
— Merci, Mr…
— Roark. Il y a du café sur le poêle.
— Merci.
Elle prit un quart et y versa le liquide bouillant. Elle en but une gorgée, puis tendit le quart à Obie. Il goûta au breuvage réconfortant. Ce fut ensuite au tour d'Abe…
Le barbu les observait de ses yeux noirs perçants :
— Que diable fabriquez-vous par ici ?
— Nous sommes à la recherche d'un homme. Un certain Riker. Ne se serait-il pas par hasard arrêté chez vous ?
— Il a passé une nuit dans la grange, il y a une semaine. – Il garda le silence quelques instants, puis, voyant que Bess ne disait rien, il poursuivit : – Pourquoi cherchez-vous ce Riker ?
— Il a tué mon mari.
— Vous êtes seuls ? Personne ne vous accompagne ?
Elle secoua la tête, et aussitôt, pour une raison inexplicable, elle regretta son geste. Elle allait raconter que le shérif d'Adobe Wells connaissait la direction qu'ils avaient prise, mais préféra s'abstenir.
— Nous permettez-vous de nous installer dans la grange une nuit ou deux ? Je vous dédommagerai avec grand plaisir.
— D'accord.
Elle se tourna vers ses enfants :
— Allez, venez. Nous avons suffisamment dérangé Mr. Roark.
Ce dernier n'émit aucun commentaire.
La grange était ouverte aux courants d'air, mais l'endroit était sec. Bess étendit les couvertures au grenier, sur le foin, tout en se disant qu'ils auraient mieux fait de ne pas trouver cette cabane.
Un peu plus tard, elle sortit pour faire du feu, non loin de la grange. Elle prépara du bacon et des biscuits. Elle aurait pu demander à Roark de lui céder quelques provisions, la permission d'utiliser le poêle… Mais elle préférait se débrouiller toute seule.
Au crépuscule, Roark sortit de sa cabane. Le visage renfrogné, il alla chercher du foin pour son cheval. En passant devant le corral, il examina attentivement les trois chevaux, ainsi que les selles accrochées à un poteau.
Puis il regagna sa cabane.
Quand la nuit tomba, Bess alla retirer la carabine du fourreau et l'emporta dans la grange. Elle grimpa l'échelle jusqu'au grenier et s'allongea à côté de ses fils, l'arme contre elle.
Elle s'endormit presque immédiatement. Elle rêva de Frank, de soleil… Un faible craquement la réveilla. Elle se redressa, l'oreille aux aguets. Il faisait noir. Cependant, par les interstices de quelques planches du mur de la grange, elle aperçut la pâleur des étoiles. Une forme se dessina au sommet de l'échelle. La silhouette s'avança. Roark ! Il tenait une espèce de long bâton à la main.
Elle aurait dû écouter son instinct qui, quelques heures plus tôt, lui avait recommandé de s'enfuir. À présent, elle comprenait les raisons de son inquiétude. Roark allait essayer de les tuer tous les trois pour leur voler chevaux et selles.
Il était trop tard.
Elle glissa doucement la main vers la carabine. L'arme avait disparu ! L'un des gosses avait dû la déplacer dans son sommeil.
L'ombre avança. Une planche craqua. Soudain, Bess s'aperçut que l'homme ne tenait pas un bâton à la main, mais une fourche. Elle n'arrivait toujours pas à retrouver la carabine. Elle ne devait pas attendre plus longtemps. Brusquement, elle rejeta sa couverture, et, du pied, repoussa les deux petits corps endormis à ses côtés.
Roark fonça.
Elle savait que si elle se levait, elle serait empalée par la fourche. Elle saisit les jambes du gars, en espérant que les gosses avaient roulé suffisamment loin.
Roark poussa un juron. Il trébucha, perdit l'équilibre, et piqua la fourche dans un tas de foin pour ne pas tomber.
Bess songea un instant à dégringoler l'escalier, dans l'espoir que l'autre la suivrait. Mais elle n'osa pas courir ce risque. Obie et Abe, à moitié endormis, seraient les deux premières victimes.
Tandis que Roark essayait de retirer la fourche qui s'était plantée dans une planche, Bess ne lui lâchait pas les jambes. Il s'écroula dans la paille.
Elle se mit à hurler :
— Obie ! Vite ! Viens à mon secours !
Les enfants, réveillés en sursaut, avaient du mal à comprendre la situation.
Un poing atterrit sur la joue de Bess. Roark tenait de nouveau le manche de la fourche à la main. Bess le saisit et s'y agrippa comme celui qui va se noyer étreint le moindre morceau de bois qui flotte.
C'est alors qu'Obie attaqua Roark par derrière. Il sauta à califourchon sur son dos et ses bras lui empoignèrent la gorge.
Le gars était costaud. Il lâcha la fourche et se pencha brusquement en avant. Obie fut catapulté contre le mur du grenier. Sa tête heurta un rondin et parut éclater comme un melon. Poussant alors un cri de bête sauvage, Roark fit face à Bess et s'avança pour lui arracher la fourche.
Ce salaud venait de tuer Obie et s'apprêtait à expédier Bess, et ensuite Abe, dans l'autre monde.
La jeune femme était habituée au maniement d'une fourche. Elle attendit que son agresseur arrive à un mètre d'elle ; alors, elle se fendit comme une escrimeuse, et lui plongea l'outil dans le corps. La toile résista ; puis la chair. Finalement, les dents s'arrêtèrent contre les os.
Roark hurla de douleur. Ses genoux fléchirent. Bess recula, les deux mains collées sur le manche de la fourche. Le barbu était blessé – peut-être mortellement. Mais la rage le poussa à se ruer sur Bess. Il parvint à agripper au passage Abe par le bras, dans l'intention manifeste de se servir du gosse comme bouclier. Bess se précipita en avant une fois de plus, visant la gorge. Une dent pénétra dans le cou de Roark.
Étouffant sous l'afflux de sang, Roark s'écroula aux pieds de Bess. Abe, à quatre pattes, recula jusqu'au fond du grenier. Bess lâcha le manche de l'outil.
Elle saisit Abe sous les aisselles et le tira vers l'endroit où gisait Obie. Les larmes plein les yeux, agitée de soubresauts, elle s'agenouilla près du corps de l'aîné. Doucement, elle lui passa les doigts sur la nuque. Il avait une bosse de la taille d'un œuf, et un filet de sang coulait. Il était en vie. Il en serait quitte pour une abominable migraine.
Elle descendit l'échelle et alla chercher une poignée de neige qu'elle frotta sur les tempes du gosse.
Roark ne bougeait plus.