CHAPITRE III

Bess, encadrée par Obie et Abe, descendit la rue jusqu'à un semblant de place autour de laquelle des bancs étaient disposés sans le moindre souci d'esthétique ou de symétrie. Puisque Adobe Wells était le chef-lieu de comté, la jeune femme pensa qu'il devait y avoir un tribunal quelque part. Là, elle pourrait obtenir des renseignements au sujet de la propriété de Frank.

Elle s'assit sur un banc et s'adressa à Obie :

— Te souviens-tu de ce qui s'est passé dans le ranch ? – Il secoua la tête. – Même pas d'un tout petit détail ? Est-ce que tu reconnais cette ville ?

— Non… – Il hésita un moment, puis : – Pourquoi le shérif n'a-t-il pas voulu parler devant Abe et moi ?

— Il a pensé que vous étiez trop jeunes. Mais moi, je ne suis pas de son avis. – Elle réfléchit un instant, avant de poursuivre : – Votre mère a été assassinée dans le ranch. Votre père a tué l'homme responsable de sa mort. On l'a jugé et condamné à être pendu. – Les deux gosses la regardaient fixement. – Il s'est évadé de prison, vous a emmenés à Table Rock, où il m'a épousée un an plus tard. Mais un type d'ici a appris où il vivait : il est venu chez nous pour l'arrêter de façon à toucher la récompense. Votre père a essayé de s'enfuir, paraît-il, et l'autre lui a tiré une balle dans le dos. – Ils gardaient le silence. Des larmes coulaient sur les joues d'Abe, tandis que la colère s'emparait de son frère. – À présent, je dois aller au tribunal. Attendez-moi sur ce banc.

Peut-être Obie réagirait-il en voyant le ranch, songea-t-elle. Peut-être se souviendrait-il du meurtre s'il voyait l'endroit où il avait eu lieu… Mais il n'avait que cinq ans à l'époque.

Bess traversa la place. Elle aperçut alors sur sa gauche un bâtiment qui portait l'inscription :

TRIBUNAL DU COMTÉ DE VICTORIO.

Elle s'y dirigea d'un pas décidé.

Elle entra et s'adressa à un employé, assis à un vieux bureau, en train de ranger des paperasses dans le tiroir. Elle se présenta et lui indiqua le but de sa visite.

L'homme, d'origine mexicaine, se montra fort courtois :

— La propriété n'a pas été vendue, madame. Depuis sept ans, les taxes sont réglées régulièrement à date fixe.

— Par qui, s'il vous plaît ?

— Mr. Rudy Hawks. C'est le shérif.

— Pourquoi agit-il ainsi ?

— Alors, là… Je suis bien incapable de vous répondre. Je crois que le mieux, c'est que vous alliez le lui demander.

Elle le remercia et sortit.

Pourquoi, diable, Hawks payait-il des impôts pour une terre qui ne lui appartenait pas ?

Plusieurs gamins se tenaient près du banc occupé par Obie et Abe et leur lançaient des injures. Le visage d'Obie était noir de fureur, et il serrait les poings. Abe paraissait effrayé. Bess accéléra le pas. À son approche, les gosses s'éparpillèrent. Elle savait que ça ne servirait à rien de les gronder. Leurs préjugés leur avaient été inculqués par leurs aînés.

Elle regarda Obie :

— Ça te ferait plaisir de revoir le ranch de ton père ? – Il haussa imperceptiblement les épaules. Son visage était redevenu impassible. – Bien ! Nous allons louer une carriole.

L'écurie était à l'extrémité de la rue, près de la gare, à deux pas de la rivière. Un moulin à vent, derrière le bâtiment, tournait paresseusement ses ailes.

Le palefrenier, un Mexicain, observa Obie et Abe, la bouche dédaigneuse.

Quelques minutes plus tard, Bess saisit les rênes de la voiture et remonta l'artère principale toute poussiéreuse. Elle n'eut aucune difficulté à trouver la route. À présent, le soleil était haut dans le ciel sans nuages. Il régnait une douce tiédeur.

Bess glissait parfois un coup d'œil furtif vers Obie. N'était-ce pas une erreur de le conduire à l'endroit où s'étaient déroulés des événements violents, sept ans auparavant ? Pourtant, si elle voulait savoir dans quelles conditions Frank avait trouvé la mort, il fallait tout tenter.

La route grimpait régulièrement. L'employé du tribunal avait dit à Bess que la propriété était située à dix-huit kilomètres d'Adobe Wells. À mi-chemin environ, la végétation se mit à changer très sensiblement. Les cèdres remplaçaient les cactées sur les pentes rocheuses des montagnes. De temps en temps, elle apercevait un pignon tortueux.

Les monts lointains, en partie cachés sous la brume pourpre, étaient superbes. Frank avait dû se plaire dans cette région, et souvent souhaiter pouvoir y retourner un jour.

Au fur et à mesure qu'ils avançaient, les arbres devenaient plus touffus, l'herbe plus dense. Ils atteignirent enfin une éminence et entamèrent une descente qui les conduisit dans une vallée, au fond de laquelle serpentait une rivière.

Obie conservait le même masque impassible.

Même s'il parvenait à se souvenir de la scène atroce au cours de laquelle sa mère avait trouvé la mort, que pourrait faire Bess ? Riker, avec ses cinq cents dollars en poche, resterait impuni. La justice n'avait-elle pas entériné son crime ?

Pour la première fois, elle songea à venger Frank. Un frisson la parcourut : aurait-elle le cran de tuer un homme ?

Elle crispa la mâchoire et accéléra l'allure du cheval.

Finalement, elle arriva au ranch : il menaçait ruine. De vieux tas de foin disséminés à droite et à gauche achevaient de pourrir. Les clôtures et les barrières étaient arrachées.

La porte de la maison d'habitation était ouverte et gémissait sur ses gonds rouilles. Bess s'arrêta, et tous trois sautèrent dans la cour. Abe partit aussitôt en exploration. La jeune femme et Obie firent le tour de la maison. La plupart des fenêtres étaient brisées. Ils entrèrent. Deux ou trois souris leur filèrent entre les jambes. L'endroit avait dû servir d'étable pendant quelque temps. Des bouses séchées et du fumier souillaient le plancher.

Il y avait peu de meubles. Bess supposa que des voisins, pensant que Frank ne reviendrait jamais, avaient emporté le reste du mobilier.

— Tu te souviens de quoi que ce soit, Obie ? – Pour la première fois, elle s'aperçut avec surprise qu'il était presque aussi grand qu'elle. Il secoua la tête. Son regard ne trahissait pas le moindre sentiment. – Évidemment, ce devait être bien différent. Veux-tu que nous allions voir ailleurs ? – Il détourna les yeux. Qu'était-ce à dire ? Elle s'efforça de conserver un ton aussi naturel que possible : – Si nous visitions la grange ?

Il haussa les épaules. Elle ressortit ; il lui emboîta le pas.

La grange était une grande bâtisse grisâtre qui avait encore plus souffert que la maison. Une partie du toit et toutes les portes s'étaient effondrées au milieu d'un fatras d'outils, de harnais craquelés, de sacs pourris, et de toiles d'araignée.

Bess observait attentivement le visage d'Obie. Il était blême. Le gosse ne cessait de se passer la langue sur les lèvres ; un léger tremblement le parcourait.

— Alors, Obie. Ça ne te rappelle rien ?

Il fronça les sourcils et se tourna vers elle :

— Non.

— Absolument rien ?

— De quoi devrais-je me souvenir ?

— Ta mère a été assassinée dans cette grange.

— Comment le sais-tu ?

— C'est le shérif qui me l'a dit.

Les couleurs lui revinrent peu à peu. Il paraissait moins inquiet :

— J'étais tout petit à l'époque.

— Oui… En général, on ne se souvient guère des événements survenus avant l'âge de six ans.

« Pour sûr », songea-t-elle. « Mais lorsqu'il s'agit d'une scène de violence, le souvenir s'incruste d'une manière indélébile dans la mémoire. »

Il se pouvait aussi que le petit n'ait pas été témoin du drame… Dans ce cas, pourquoi ce trouble quand il était entré ? Peut-être était-il arrivé après le meurtre de sa mère et celui de Jess Gerrity, et n'avait-il vu que les deux cadavres.

— Allez, viens, on rentre en ville. – Ils quittèrent la grange. – Abe ! Il est temps de partir.

Abe accourut immédiatement. Il venait de la rivière.

Ils remontèrent tous dans la carriole et s'éloignèrent lentement. En cours de route, Abe demanda :

— C'est là que nous vivions ?

— Oui, mon chéri. Tu n'étais qu'un bébé. Ton frère avait cinq ans.

Une fois de plus, elle eut la conviction qu'Obie avait assisté à la scène et que son cerveau l'avait reléguée dans son subconscient. Il se pouvait fort bien qu'il ne se souvienne jamais de cet horrible spectacle.

Ils poursuivirent leur chemin en silence.

Ils arrivèrent à Adobe Wells à la tombée de la nuit. Bess conduisit immédiatement la carriole à l'écurie et régla les deux dollars au palefrenier.

Ils se dirigèrent ensuite vers l'hôtel.

Tandis que Bess allait jeter un coup d'œil à la chambre qu'on leur avait attribuée, les deux petits l'attendirent dans le hall. Elle laissa son sac de voyage sur l'un des deux lits et redescendit.

Tous trois pénétrèrent dans la salle à manger sous le regard hostile des autres clients.

Bess voulait avoir un deuxième entretien avec le shérif. Elle devrait attendre jusqu'au lendemain matin.

Elle se rendit compte soudain à quel point elle était fatiguée. Il lui sembla qu'un mois s'était écoulé depuis que Hinshaw avait apporté sur son chariot le cercueil contenant le corps de Frank.

Il lui paraissait impossible que ce ne soit arrivé que la veille.