CHAPITRE VIII

Le lendemain matin, Abe semblait avoir tout oublié. Par contre, Obie affichait la plus grande réserve.

Pendant que les gosses s'occupaient des chevaux, Bess se rendit à la maison principale. Roth était debout. Il avait les yeux chassieux :

— 'jour, M'dame. Vous partez déjà ?

— Oui. Mais avant de m'en aller, j'aimerais vous poser une question, Mr. Roth. Un certain Jabez Riker ne serait-il pas passé par ici il y a quelques jours ?

— Si… Il a même couché ici, une nuit.

— Quelle direction a-t-il prise ?

— Le nord-ouest. Pinto, j'imagine.

— Merci, Mr. Roth.

— Vous êtes une parente de Riker ?

— Non.

Elle préféra couper court à la conversation et rejoignit les gosses. Ils montèrent tous les trois à cheval. Dans la froide grisaille de l'aube, Roth les regarda s'éloigner :

— Méfiez-vous des Apaches ! Hurla-t-il.

Elle fit un geste de la main et poursuivit sa route.

Au bout d'une heure, elle s'arrêta, sauta à terre et demanda à Obie d'allumer du feu.

Elle sortit la poêle et la cafetière du sac accroché à la selle. Obie ne la quittait pas des yeux. L'incident de la nuit précédente l'avait visiblement marqué. Elle se retourna vers lui ; il évita son regard.

Elle réfléchit : « Se souvient-il d'un événement semblable qui se serait passé il y a sept ans ? » Il avait dû être témoin de la scène lorsque sa mère avait été violentée et tuée. Bess était persuadée que le petit avait assisté au drame. Mais jamais il n'en avait parlé. Même dans cette grange, près d'Adobe Wells, il avait observé le silence. Pourtant, la scène de la veille l'avait singulièrement secoué…

Après avoir éteint le feu, ils repartirent. Le ciel était d'un bleu éblouissant. Seuls quelques nuages à l'horizon, distants d'une cinquantaine de kilomètres, troublaient sa pureté.

Parfois la crosse de la carabine Henry chatouillait le genou de Bess.

Les deux enfants paraissaient insouciants. Obie avait vraisemblablement tout oublié. À un moment donné, il demanda à Bess :

— Tu crois qu'on va rencontrer des Indiens, Ma ?

— Possible.

— Ils ne nous feraient quand même pas de mal à nous, hein ?

— Je ne sais pas, Obie.

C'est alors qu'Abe mit son grain de sel :

— Ma, qu'est-ce qu'il s'est passé, hier soir ? Ce bonhomme, est-ce qu'il voulait prendre ton argent ?

— Très certainement.

Elle glissa un regard en coulisse dans la direction d'Obie. Le gosse était rouge comme une pivoine. Douze ans ! Mais il savait déjà pourquoi l'autre l'avait attaquée dans l'obscurité. À moins que cette agression ne lui rappelle celle dont avait été victime sa mère…

Ils chevauchèrent toute la matinée, dans la direction du sommet que leur avait indiqué Hawks. À midi, une halte ; ils ne s'attardèrent pas et se contentèrent de croquer quelques biscuits et des morceaux de viande séchée. Bess scrutait l'horizon sans arrêt. Rien. Pourtant, elle avait l'impression qu'on les observait. Était-ce son imagination qui la travaillait ?

Ils repartirent.

Vers trois heures, elle aperçut un Indien, juché sur son cheval. Moins d'une heure plus tard, ils étaient deux. Ils les suivaient.

À l'exception de Geronimo et de ses renégats, les Apaches ne quittaient pas leurs réserves. Ce devaient être deux jeunes à la recherche de gibier. Ils ne présentaient donc aucun danger pour ses enfants et elle. Ils disparaîtraient d'une minute à l'autre. C'est du moins ce qu'elle souhaitait avec ferveur.

Elle s'aperçut bien vite que le gibier, c'était elle, et ses deux fils.

Elle lança d'une voix anodine, où ne perçait pas la moindre trace de crainte :

— Ne vous retournez pas… Nous sommes suivis… par des Indiens. – Abe, par réflexe, allait regarder derrière lui. – Abe !

Obie souffla :

— Tu crois qu'ils vont nous attaquer ?

— C'est simplement la curiosité qui les attire. Ils vont se contenter de nous suivre, comme ça.

— S'ils nous arrêtent, Ma ? Il faudra se bagarrer ?

Bess secoua la tête :

— Ils nous tueraient. Nous n'avons qu'une carabine, et je ne suis pas une championne de tir. Eux, ils sont trois et ont chacun une arme.

— On pourrait essayer de se sauver.

— Non. Nos chevaux sont déjà fatigués. Ils ne seraient pas longs à nous rattraper. Le mieux, je crois, c'est de continuer d'avancer comme si de rien n'était. S'ils nous arrêtent, nous ne devrons pas leur montrer que nous avons peur. – Abe se mit à pleurer. – Abe ! Veux-tu cesser immédiatement !

Ils chevauchèrent encore un kilomètre. Deux ou trois fois, Bess se retourna : les Indiens avaient disparu. Ce qui ne voulait pas dire qu'ils ne reviendraient pas. Elle résista à la tentation de tirer la carabine du fourreau. Ce geste pourrait déclencher une attaque si les Apaches embusqués les guettaient.

Ils arrivèrent sur une petite crête. Pendant plusieurs centaines de mètres, ils durent contourner de grosses masses rocheuses. Un peu plus loin sur la piste, trois Indiens surgirent. Bess et les enfants continuèrent ; ils ne s'arrêtèrent que lorsqu'ils ne furent qu'à quelques pieds d'eux. Les cheveux des Apaches étaient longs, noirs et luisants, noués dans le cou par des rubans rouges. Ils tenaient leurs carabines dans la saignée du bras. Bess murmura :

— Du calme, les petits. – Elle s'adressa en anglais à l'Apache le plus près d'elle : – Que voulez-vous ?

Le gars répondit en apache. Bess ne connaissait pas un traître mot de cette langue.

Une conversation animée s'engagea alors entre les trois Indiens qui fixaient des yeux Obie et Abe. Le plus âgé posa une question aux enfants, mais ils ignoraient totalement la langue, eux aussi.

Finalement, celui qui semblait être le chef de la bande tendit le bras dans la direction de l'est. Ensuite, il s'approcha de Bess et lui confisqua sa carabine. Elle n'opposa pas la moindre résistance. Elle lui dit simplement d'une voix calme :

— Vous me la rendrez, n'est-ce pas ?

Elle savait qu'il ne comprenait pas ses paroles. Pourtant, il hocha lentement la tête et lui fit signe de le suivre.

Vers la fin de l'après-midi, après avoir dépassé une éminence, ils arrivèrent en vue d'un camp apache. Il y avait une quinzaine de tentes. À l'approche des captifs, sept ou huit Indiens s'avancèrent à leur rencontre. Puis la petite troupe s'arrêta devant la plus grande tente. Un Apache d'âge indéfinissable, aux jambes en cerceau, sec comme un coup de trique, en sortit aussitôt. Ses yeux, petits, étaient exagérément rapprochés l'un de l'autre. On distinguait à peine ses lèvres tellement elles étaient minces. Il avait l'air furieux. Il lança une longue tirade à l'adresse de ses trois frères de race qui encadraient Bess et les enfants. Puis il se tourna vers la jeune femme, sans freiner son débit. Elle haussa les épaules et secoua la tête pour lui montrer qu'elle ne comprenait absolument pas. Il poursuivit alors dans un anglais guttural et haché :

— Vous avez des fils apaches. Étrange.

— Leur mère était apache, et leur père – Frank Latham – était blanc. Sa femme est morte. Il m'a épousée. Il a été tué il y a quelques jours. Je suis à la recherche de son assassin.

Il hocha la tête à plusieurs reprises comme s'il essayait de digérer ce qu'elle venait de lui dire. Puis il reprit la parole :

— J'ai connu Frank Latham. Sa femme appartenait à la tribu de la Montagne Blanche. Je garde ses fils pour les élever comme des Apaches.

La terreur s'empara de Bess. Qu'allait-elle faire ?

Elle sauta à terre et s'avança vers l'Indien. Elle le dépassait d'une demi-tête. Elle planta son regard dans le sien :

— Il n'en est pas question. Ce sont mes enfants et je les élèverai comme l'aurait souhaité Frank.

Il fronça les sourcils :

— Je les garde.

— Alors, vous devrez me tuer.

— Je vous tuerai.

Elle tourna les talons et remonta à cheval :

— Abe, Obie. On s'en va.

Elle prit la direction par laquelle ils étaient arrivés.

Le chef cria un ordre : aussitôt, deux Apaches s'élancèrent derrière Bess. Tandis que l'un d'eux attrapait son cheval par la bride, l'autre la saisit à bras-le-corps et l'obligea à mettre pied à terre sans aménité.

Immédiatement, Obie et Abe se ruèrent sur les deux Indiens, et leur balancèrent une série de coups de pied magistraux dans les tibias.

Bess parvint à se libérer. Elle regarda le chef droit dans les yeux. Obie et Abe étaient remontés à cheval, et encadraient leur mère.

— Garçons courageux ! lança le chef.

Bess, qui s'efforçait de conserver son sang-froid, hocha lentement la tête :

— Oui. Très courageux.

— Vous pouvez partir. Avec vos fils.

Une immense vague de soulagement l'envahit.

Elle souffla aux gosses :

— Allons-y.

Elle se dirigea vers l'Indien qui lui avait pris sa carabine et tendit le bras. L'autre recula de deux pas. Le chef lui brailla un ordre. L'Apache rendit à contrecœur son arme à Bess.

Elle regrimpa en selle.

— Femme ! s'écria alors le chef. – Elle se retourna. – Si un jour, vous voulez un mari, revenez ici. J'ai besoin d'une femme forte. De fils braves. Revenez quand vous voulez.

— Si j'envisage de me remarier, je réfléchirai à votre proposition. – Un léger sourire anima le visage du chef. – Au revoir.

— Au revoir.

Sur ce, il rentra dans sa tente.

— Nous avons suffisamment perdu de temps, dit Bess aux enfants. Nous devons nous presser si nous voulons rattraper Riker.

Tous trois éperonnèrent les flancs de leurs pommelés et quittèrent le camp.