CHAPITRE PREMIER

C'était une femme grande, solide, qui, après six ans de mariage avec Frank Latham, avait dû se résigner : elle ne pouvait pas avoir d'enfants. À vrai dire, elle acceptait sans révolte la volonté du Seigneur. D'autre part, elle avait la joie d'élever les deux fils que Frank avait eus d'un premier lit : Obie et Abe, âgés respectivement de douze et neuf ans.

Elle adorait ces deux gosses. Bien qu'elle ne fût pas expansive, on voyait parfois briller dans son regard l'amour qu'elle leur portait. Mille petits riens quotidiens indiquaient à quel point elle leur était attachée. Qu'ils soient métis – la mère était apache – cela ne la dérangeait nullement.

Leur ranch était situé à trois kilomètres de Table Rock. Cette ville minuscule comprenait la gare – construite un an plus tôt –, la maison du chef de gare, le bureau du télégraphe, une pension de famille, un magasin général, dont une partie faisait office de saloon, et un hangar à outils, près duquel d'énormes tas de rails et de traverses créosotées attendaient d'être expédiés plus loin dans l'ouest.

À onze heures du matin, le 14 décembre, le chariot du chef de gare s'arrêta dans la tourmente de neige, près de la porte de derrière de la maison des Latham. Bess Latham ouvrit et lança d'une voix enjouée :

— Mr. Hinshaw ! Entrez avant d'être transformé en bonhomme de neige !

Il descendit de son siège.

À l'arrière du chariot, Bess aperçut une masse volumineuse recouverte d'une toile.

Hinshaw s'avança tout en se débarrassant de la neige amoncelée sur son manteau. Il avait l'air inquiet :

— J'ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer, Mrs. Latham. – Les deux gosses s'étaient approchés et se tenaient près du seuil. – Je viens vous livrer un cercueil.

La terreur s'abattit soudain sur la jeune femme et disparut presque aussitôt. « Ce doit être une erreur », se dit-elle. Frank n'était parti que depuis cinq jours.

Hinshaw entra. Il extirpa un papier de sa poche et le lui tendit. Elle le prit d'une main tremblante et le parcourut. Ce n'était pas une erreur. Son nom figurait bien sur le bordereau d'expédition : Mrs. Frank Latham. Suivaient deux mots laconiques : un cercueil.

Elle était d'un tempérament calme, peut sujette à l'affolement. Pourtant, elle eut toutes les peines du monde à garder son sang-froid. « Ce n'est qu'une plaisanterie macabre », s'efforça-t-elle de penser. « Le cercueil doit être vide. » Mais pourquoi ? Pourquoi, grands dieux, lui aurait-on joué un tour pareil ?

Abe lui demanda :

— Qui est là-dedans, Ma ?

Elle garda le silence, tout en contemplant, ahurie, la feuille de papier, et en essayant de lire la réponse cachée derrière ces deux mots. Elle remarqua alors que l'envoi venait d'Adobe Wells, en Arizona. Elle poussa un soupir de soulagement. C'était à plus de trois cents kilomètres.

Elle regarda Hinshaw :

— Avez-vous une barre de fer ? – Il hocha la tête. – Eh bien, nous allons ouvrir le cercueil et voir de quoi il s'agit. – Elle décrocha un manteau de la patère et l'enfila. Les deux gamins s'apprêtaient à la suivre. – Non, mes petits. Ce n'est pas un spectacle pour vous.

Ils n'insistèrent pas, mais la déception se lisait sur leurs visages. Elle emboîta le pas à Hinshaw. Il tira la toile vers lui, découvrant ainsi le cercueil peint en noir. Il fourragea à l'arrière du chariot et dégagea une barre de dessous un tas de chiffons et d'outils.

— Vous savez, Mrs. Latham, le couvercle est vissé.

— Aucune importance, arrachez-le avec la barre.

Il s'exécuta. Tandis que les vis sautaient les unes après les autres, Bess, nue-tête sous la neige, l'observait, immobile, stoïque. Ses yeux, cependant, trahissaient ses craintes. Le couvercle fut enfin dégagé. Hinshaw se tourna vers elle, ne sachant trop que faire.

— Soulevez-le, je vous prie, lui dit-elle.

Un cadavre gisait dans le cercueil, sous un drap. Hinshaw le découvrit.

On n'entendait que la plainte du vent et la respiration hachée de Bess Latham. Elle s'avança.

C'était Frank Latham qui reposait dans le cercueil. Son visage, d'une pâleur de cire, s'était quelque peu ratatiné ; la barbe avait poussé, mais c'était bien lui.

Hinshaw, terriblement mal à l'aise, se tourna vers la jeune femme :

— Je suis désolé, Mrs. Latham. Je me demande ce qui s'est passé. J'ai vu Frank, il y a moins d'une semaine.

De grosses larmes coulèrent sur les joues de Bess. Elle était blême. Hinshaw craignit qu'elle ne se trouve mal.

— Ça ira, madame ?

Elle murmura d'une voix blanche :

— Replacez le couvercle, s'il vous plaît.

Il farfouilla dans un coin du chariot, trouva un marteau et quelques clous rouillés, puis referma le cercueil. Bess observait le silence. Elle paraissait transformée en statue de glace. Quand Hinshaw eut terminé, il lui demanda :

— Qu'allez-vous faire ? Avez-vous besoin d'aide ?

Elle tourna vers lui ses yeux embués de larmes :

— Oui, je vous en serais reconnaissante.

— Voulez-vous que je commence à creuser la tombe ? – Elle acquiesça d'un signe de tête. – À quel endroit ?

Elle lança un regard circulaire. Par-ci, par-là, le vent avait balayé la neige et mis le sol à nu. Elle désirait à la fois choisir le meilleur emplacement pour Frank, et ne pas infliger à Hinshaw une tâche trop pénible. Elle indiqua un coin, derrière la maison, sur une butte. Hinshaw se dirigea aussitôt vers la grange pour y chercher une pioche et une pelle.

Bess rentra dans la maison. Elle avait l'esprit chaviré, mais il fallait qu'elle dise la vérité aux deux garçons. Ils lancèrent vers elle un regard effrayé ; ils semblaient avoir déjà compris.

— C'est votre père qui est dans le cercueil, mes petits.

Un instant, ils demeurèrent silencieux, encaissant avec difficulté la nouvelle. Puis, le visage d'Abe pâlit et un gros sanglot s'échappa de sa gorge. Elle tendit les bras.

Il s'y précipita, et enfouit sa tête contre sa poitrine. Elle jeta un coup d'œil à Obie. Il était blême, lui aussi, et tout retourné. Les larmes emplissaient ses yeux, mais elle vit autre chose en lui : déjà, il devait se poser les mêmes questions qu'elle. Pourquoi ? Qui ? Où ? Elle détourna vivement son regard pour que l'enfant ne lise pas la compassion qu'elle ressentait pour lui.

Elle garda Abe contre son sein jusqu'au moment où ses sanglots s'évanouirent. Elle savait ce qu'elle devait faire :

— Restez là… à moins que vous ne vouliez aller donner un coup de main à Mr. Hinshaw.

Ils se précipitèrent immédiatement sur leurs vestes et sortirent. Elle les vit regarder le chariot du coin de l'œil. Elle attendit qu'ils aient rejoint Hinshaw, à une centaine de mètres de là. Alors, elle sortit à son tour et grimpa sur le siège du véhicule. Elle conduisit le chariot dans la grange, descendit, et ferma les portes. Elle alluma une lampe.

À l'aide de la même barre de fer, elle fit de nouveau sauter le couvercle, découvrant ainsi le corps de Frank. Le chagrin lui étreignait le cœur. Elle s'agenouilla et déboutonna la veste, puis la chemise de son mari.

Dans la poitrine de Frank, un trou de quatre centimètres de diamètre. Bess, qui pourtant ne s'y connaissait guère en blessures provoquées par des balles, vit tout de suite que c'était par là que le projectile était sorti. La chair déchiquetée, les particules d'os… Frank avait reçu une balle dans le dos.

Sa première surprise avait fait place à une immense douleur, la plus profonde qu'elle ait jamais ressentie. À présent, la colère s'empara d'elle. On avait assassiné son mari en l'attaquant lâchement par derrière. Ensuite, sans explication, on lui avait expédié son cadavre, comme un vulgaire objet usé dont on voulait se débarrasser.

Elle reboutonna chemise et veste, puis se pencha pour poser sa joue contre le visage glacé, mangé par la barbe. Elle se redressa et remit le couvercle en place en se servant du marteau et d'autres clous.

Cinq jours plus tôt, elle et les gosses s'étaient rendus à Table Rock pour s'approvisionner en vivres. Tandis qu'ils effectuaient leurs achats au magasin général, la neige s'était mis à tomber. Quand ils étaient rentrés, un blanc manteau de cinq ou six centimètres d'épaisseur recouvrait la terre.

Frank n'était pas là. Elle était allée le chercher dans la grange. Personne. Alors, elle avait découvert les traces de pas ainsi que celles des sabots d'un cheval. Elle avait ensuite aperçu celles de la bête de Frank. Les deux hommes avaient pris la direction du sud. Pendant un moment, elle avait suivi leur piste qui, au bout de quelques centaines de mètres, disparaissait sous la neige.

Ce n'était pas dans les habitudes de Frank de s'en aller sans la prévenir de l'endroit où il se rendait. Pourtant, elle ne s'était pas inquiétée. Un événement imprévu avait dû surgir. Un voisin, peut-être, avait eu besoin de lui. Peut-être encore était-il allé acquérir de nouvelles têtes de bétail.

Les jours passèrent… Elle ne s'était pas affolée. Frank savait se débrouiller tout seul. Ce n'était pas la première fois qu'il s'absentait pour quelque temps.

Elle souffla la lampe et revint lentement à la maison. Elle sentait un grand vide en elle. Frank était mort. Cette affreuse réalité lui martelait le cerveau.

Elle sortit un sac de voyage et commença à y ranger des affaires. Elle avait des questions à poser. Les réponses, elle les obtiendrait à plus de trois cents kilomètres au sud. À Adobe Wells.

En d'autres circonstances, elle aurait attendu un ou deux jours avant d'enterrer son mari. Elle l'aurait rasé et revêtu de ses plus beaux habits. Toute la nuit, elle l'aurait veillé. Des voisins seraient venus pour la réconforter, lui présenter leurs condoléances.

Mais la mort de Frank, survenue si bizarrement, la poussait à agir différemment. Pourquoi avait-il été tué d'une balle dans le dos ? Pour quelle raison s'était-il trouvé à Adobe Wells ? Comment se faisait-il que son corps ait été expédié à sa veuve par le train, sans explication, cruellement, comme si lui ni sa famille ne méritaient la moindre considération ?

Lorsqu'elle eut rempli le sac, elle alla chercher l'argent dans une boîte de conserve cachée sous une pierre de l'âtre. Ensuite, elle quitta la maison et, sous la neige, partit rejoindre Hinshaw et les enfants.

La tombe était presque terminée. Obie creusait comme un forcené. Il était hors d'haleine. De grosses gouttes de sueur, malgré le froid, lui inondaient le visage. Il maniait la pelle avec acharnement, au mépris des ampoules qui devaient déjà lui brûler les mains.

Elle retourna à la grange et sortit le chariot qu'elle conduisit jusqu'à la tombe. Elle alla ensuite prendre la Bible et la porta sous son châle, pour la protéger de la neige.

Hinshaw aida Obie à sortir du trou – ils avaient achevé leur tâche – puis partit chercher deux cordes à l'arrière du chariot. Il les posa par terre. Délicatement, tous les quatre placèrent le cercueil dessus. Ensuite, saisissant l'extrémité des cordes, ils s'approchèrent de la tombe et descendirent lentement leur fardeau.

Abe serrait les dents. Il était à deux doigts de lâcher prise. Son frère, la mâchoire crispée, ne le quittait pas des yeux. La corde lui rongeait ses ampoules.

Finalement, le cercueil heurta le fond du trou. Hinshaw retira les cordes qu'il jeta dans son chariot. Bess ouvrit la Bible et lut un verset d'une voix qu'elle s'efforçait de maîtriser. Le vent plaquait la neige sur ses jambes, son visage, ses cheveux.

Elle se pencha ensuite, ramassa une poignée de terre, et la lança dans la tombe.

Abe pleurait à chaudes larmes. Obie, lui, étouffait difficilement ses sanglots. Il détournait la tête et regardait les collines.

Bess fit un signe de tête à Hinshaw ; il prit la pelle et se mit à recouvrir le cercueil. Quand la tombe fut comblée, il emporta les outils dans la grange. La jeune femme reprit les rênes du chariot. Obie et Abe la suivirent à pied.

Bess ouvrit la barrière du corral et fit sortir la vache laitière et les deux chevaux de selle. Elle s'adressa à Hinshaw :

— Pourriez-vous nous conduire jusqu'à la gare ? Nous prendrons le train de six heures pour le sud.

— Vous êtes sûre de vouloir partir ?

Il scruta son visage. En silence, il l'aida à grimper sur le siège de son chariot, puis attendit que les deux petits se soient installés à l'arrière avant de gagner sa place.

Il fouetta les chevaux et prit la direction de Table Rock.

À mi-chemin, Bess cria pour dominer le tumulte du vent :

— Il se peut que nous nous absentions pour une semaine ou deux. Voulez-vous avoir la gentillesse de demander à Mr. Cameron de jeter un coup d'œil sur notre ranch, de temps en temps ?

— Avec plaisir.

Il ignorait la cause de la mort de Frank Latham, et il était dévoré par la curiosité. Mais il n'osait pas poser de questions. La détermination qu'il lisait sur le visage de Bess l'empêcha de l'interroger. C'est en silence qu'ils effectuèrent le reste du trajet.

La jeune femme et les enfants passèrent l'après-midi dans la petite salle d'attente de la gare. Hinshaw lançait parfois un bref regard sur ces trois statues qui, l'œil braqué sur la voie ferrée, étaient plongées dans un mutisme impressionnant.

« On dirait des Indiens », songea-t-il. Un léger frisson inexplicable lui parcourut l'échine. Ils étaient seuls, impuissants ; pourtant, il s'estima heureux de ne pas être responsable de la mort de Frank Latham.