CHAPITRE XII

Après s'être échappés de la cabane de Roark, Bess et les enfants campèrent à une quinzaine de kilomètres au-delà du sommet. Ils l'avaient contourné dans l'après-midi et se dirigeaient vers les Pics Jumeaux au pied desquels se trouvait la ville de Pinto.

Obie avait observé le silence toute la journée. Bess avait jugé préférable de ne pas lui poser de questions.

Les deux petits allèrent chercher du bois ; leur mère prépara le feu et le dîner. La neige s'était arrêté de tomber.

À présent qu'elle se trouvait si près de Pinto, Bess se demanda ce qu'elle ferait lorsqu'elle serait confrontée à Riker. Elle n'avait jamais vu cet homme, et la haine qu'elle éprouvait pour lui l'étreignait. Elle était sûre qu'Obie l'identifierait comme étant celui qui avait aidé Jess Gerrity à tuer sa mère. Que pourrait-elle faire, alors ? Décharger sa carabine sur ce chasseur de primes ? Non. Impossible.

Il faudrait qu'Obie étudie cet homme. Qu'il sache à coup sûr s'il s'agissait bien de lui. Alors, si tel était le cas, elle irait trouver le shérif de la ville pour qu'il arrête Riker. Hawks, à ce moment-là, viendrait pour conduire Riker à Adobe Wells, où il serait jugé…

Au cours de la nuit, Abe cria dans son sommeil. La mort de Roark devait lui donner des cauchemars. Vers deux heures du matin, Obie se redressa et hurla à tue-tête. Bess dormit très mal, elle aussi. Elle n'arrivait pas à chasser de son esprit la fourche plantée dans la gorge de Roark. Le visage de l'homme, pâle, presque verdâtre, apparaissait sans cesse devant elle…

La naissance de l'aube lui redonna quelque baume au cœur. Elle s'empressa de préparer du café bien fort.

Et la randonnée se poursuivit…

Ils arrivèrent à Pinto vers midi. La minuscule ville ne comportait qu'une vingtaine de bâtiments. Outre quelques bicoques, il y avait un saloon, un magasin général, le bureau de la diligence, une écurie de louage, et l'inévitable prison. La rue principale était transformée en bourbier. Dans un bled pareil, Bess ne serait pas longue à mettre la main sur Riker. Première étape : la prison… Fermée. Elle décida de se rendre au saloon. Un homme derrière le comptoir, deux autres dans la salle.

— Savez-vous où je peux trouver le shérif ?

Le barman la regarda, quelque peu étonné :

— Y a pas d'shérif ici, M'dame. Seulement un adjoint. Le shérif de la région est à Whitewater. À cinquante kilomètres d'ici. Vers l'ouest.

— Où est l'adjoint ?

— Là-bas.

Il fit un signe du menton vers un gars qu'elle n'avait pas encore remarqué et qui roupillait, la tête sur les bras, à une table du fond.

Elle se dirigea vers lui.

— Dave ! cria le barman. Réveille-toi. T'as d'la visite.

L'adjoint sursauta. Il regarda Bess avec des yeux chassieux.

Elle lui dit :

— Je dois vous signaler la mort d'un homme.

— Ah ? De qui s'agit-il ?

— De Mr. Roark. Sa cabane est située à une soixantaine de kilomètres au sud de Pinto. C'est moi qui l'ai tué… C'était de la légitime défense. Il a voulu nous assassiner, mes enfants et moi, pour s'emparer de nos chevaux.

Il se frotta les yeux et étouffa un bâillement :

— Mieux vaut aller au bureau. Vous y serez plus à votre aise pour faire votre déposition.

Il se leva et se dirigea lentement vers la porte à double battant. Elle lui emboîta le pas.

L'endroit était glacial. L'adjoint chiffonna quelques feuilles de papier qu'il fourra dans le poêle. Il craqua une allumette. Une flamme bienfaisante jaillit presque aussitôt. Le type s'installa à sa table :

— Votre nom, Madame ?

— Bess Latham. J'habite près de Table Rock, au Nouveau-Mexique.

— Comment est-ce arrivé ?

— Nous étions en train de dormir dans la grange. Il nous a attaqués avec une fourche. Mon fils aîné m'est venu en aide pour lui arracher l'outil et…

Elle ne put continuer.

— Ce sont vos enfants qui attendent dehors ?

— Oui, Monsieur.

— Où est le corps de Mr. Roark ?

— Devant la porte de sa cabane. Je ne comprends pas… qu'il ait pu venir de la grange jusque là avant de mourir.

Il hocha la tête :

— Je vais m'occuper de tout ceci. Évidemment, il y aura enquête… – Il l'examina un instant. – Je suis peut-être indiscret, mais… que faisiez-vous là-bas ?

— Nous sommes à la recherche d'un dénommé Riker. On m'a dit qu'il était venu à Pinto.

— Exact. Quelqu'un lui a raconté que Lucky Chavez était en ville.

— Riker est toujours ici ?

— Non. Il est parti il y a quelques jours.

— Quelle direction a-t-il prise ?

Il marqua une seconde d'hésitation :

— Bizarre… Il a filé vers l'ouest. Et puis, il a dû changer d'avis, parce qu'un type, un certain Lew Waller, est venu me dire qu'il l'avait vu faire demi-tour et foncer vers l'est.

— Je vous remercie, Mr…

— Widemeier.

— Merci mille fois. À présent, nous devons repartir.

Elle sortit du bureau.

— Alors, Ma, il est ici ? demanda Obie.

— Non. Il est reparti il y a quelque temps.

— Tu sais dans quelle direction ?

— Oui.

Ils quittèrent la ville. Bess n'avait pas peur. En se dirigeant vers l'est, elle finirait par trouver la ligne de chemin de fer. Lorsqu'elle l'atteindrait, elle la suivrait jusqu'à Table Rock.

— Dis donc, Ma, on rentre ?

— Oui, Obie.

— Riker a pris cette direction, c'est ça ?

— J'en ai bien peur.

Il pâlit ; sa mâchoire se crispa. Mais il s'abstint de tout commentaire, ainsi que son frère.

Au coucher du soleil, alors qu'ils commençaient à chercher un endroit pour établir le camp pour la nuit, ils aperçurent de la fumée à environ deux kilomètres devant eux.

— Tu crois que ce sont des Indiens, Ma ? demanda Obie.

— Ça m'étonnerait.

— Qu'allons-nous faire ?

— Avancer et voir de quoi il retourne.

Ils atteignirent un village de tentes, occupé uniquement par des Blancs. Dans un corral de fortune, une quarantaine de chevaux. Près des tentes, une douzaine de chariots. Intriguée, Bess pressa sa monture. Un homme vêtu de noir, aux cheveux et à la moustache gris, vint à leur rencontre. Il s'inclina devant la jeune femme :

— Bonjour, Madame.

— Bonjour, Monsieur.

— Je m'appelle Joseph Doerr, dit-il dans le plus pur accent britannique. Je dirige une partie de chasse. Nous nous apprêtons à dîner. Voulez-vous nous faire l'honneur de vous joindre à nous ?

— Avec le plus grand plaisir. Je me présente : Mrs. Latham. – Elle se tourna vers Obie et Abe. – Mes enfants.

Il s'avança vers elle et lui tendit la main. Elle se demanda si elle ne rêvait pas. Il lut dans ses yeux sa surprise, et lui sourit :

— Nous venons d'Angleterre, Madame, pour chasser sur vos magnifiques territoires de l'Ouest. Si vous voulez bien me suivre…

Bess pénétra sous la tente. Elle était immense. Une trentaine de mètres carrés. Dans un coin, une cuisine, séparée du reste par un rideau à demi tiré. Invraisemblable ! Au milieu, une longue table, recouverte d'une nappe blanche garnie de bougies dans des candélabres d'argent, de verres en cristal, d'assiettes en porcelaine et de couverts étincelants.

Gênée, Bess demanda :

— Pourrais-je faire un brin de toilette ?

— Bien sûr. – Il se retourna pour lancer à un homme en livrée blanche : – Accompagnez Madame jusqu'à ma tente et veillez à ce qu'elle ne manque de rien.

— Bien, Sir Joseph. – Le domestique s'inclina vers Bess : – Si Madame veut bien me suivre.

Elle eut un léger sourire devant le comique de la situation.

Obie et Abe sur les talons, elle emboîta le pas au domestique.

La tente de Sir Joseph, deux fois plus petite que l'autre, était meublée d'un lit, d'une commode, et de chaises. Un parquet – aussi invraisemblable que cela puisse paraître – était recouvert d'un tapis luxueux. L'homme disparut quelques instants puis revint avec un seau d'eau bouillante et le plaça près d'une cuvette :

— Si vous désirez quoi que ce soit, Madame, appelez-moi.

— Je vous remercie.

Lorsque tous trois se furent débarbouillés, ils ressortirent. Le domestique les accompagna jusqu'à la « salle à manger. »

Outre Joseph Doerr, il y avait deux Anglais et deux Américains. Bess prit place sur la chaise que Sir Joseph recula à son intention. Ses gosses s'installèrent à côté d'elle.

Un autre domestique, en blanc lui aussi, versa du vin d'une bouteille enveloppée dans une serviette immaculée.

Bess était à deux doigts d'éclater de rire. Deux nuits auparavant, ils avaient dormi dans une grange et failli se faire égorger à coups de fourche, et voilà qu'à présent, ils dînaient dans de la vaisselle en porcelaine, servis par des domestiques en livrée amidonnée.

— C'est absolument incroyable ! lança-t-elle à Sir Joseph à la fin du repas.

Il sourit :

— Pas plus que de rencontrer une femme et deux enfants dans ce pays désert.

— Nous sommes à la recherche d'un homme, Sir Joseph. D'un certain Jabez Riker. L'auriez-vous par hasard rencontré ?

— Oui. C'est une coïncidence. Il a passé une nuit avec nous il y a quelques jours.

— Quelle direction a-t-il prise en vous quittant ?

— L'est, Madame. – Il l'observa un moment avant de lui demander : – Serait-ce indiscret de ma part de vous demander pourquoi vous le recherchez ?

— Pas du tout. Il a tué mon mari.

Il sursauta :

— Et qu'avez-vous l'intention de faire lorsque vous le rattraperez ?

— Je n'ai encore rien décidé.

— Voulez-vous qu'un ou deux de mes hommes vous accompagnent ?

— Je vous remercie, Sir Joseph, mais ce ne sera pas nécessaire.

On la conduisit avec ses enfants jusqu'à une tente à deux lits. Dans le corral, Bess vit leurs chevaux. Ils avaient été nourris, abreuvés, et étrillés impeccablement.

Le trio se remit en route de bonne heure le lendemain matin, après un copieux breakfast.

En quittant le camp, Bess sourit : le shérif n'en croirait pas ses oreilles. Elle fut surprise de constater qu'elle avait pensé à Rudy Hawks et non pas à Frank.

Ce soir-là, ils atteindraient la ligne de chemin de fer. Le lendemain, ils seraient chez eux. Soudain, un frisson parcourut Bess : elle sentit la frousse l'envahir. Une peur aussi intense que celle qu'elle avait éprouvée dans la grange de Roark la prit à la gorge. Riker les attendrait dans leur ranch. Très certainement, il les apercevrait le premier. Et alors…