CHAPITRE II

Le train arriva à six heures. Il était réduit à sa plus simple expression : locomotive, tender, wagon de voyageurs et fourgon. Après s'être ravitaillé en eau et en bois, il repartit à 6 h 20, comme un serpent asthmatique, en emportant Bess, Obie et Abe.

Toute la nuit, il poursuivit sa course vers le sud, dans un vacarme de ferraille. Abe s'endormit aussitôt. Obie résista une heure ou deux, mais le sommeil finit par avoir raison de lui. Bess resta éveillée jusqu'au petit jour, puis s'assoupit. Cent fois, elle s'éveilla en sursaut.

Elle pensait aux années passées avec Frank. À cette époque merveilleuse qu'elle avait connue avec lui et les enfants. Au Nouveau-Mexique, on ne haïssait pas les Apaches comme plus loin dans le sud. Tout autour de Table Rock, les gens avaient sans difficulté accepté Obie et Abe, comme ils avaient appris à accepter les Navajos.

Frank n'avait jamais parlé de son passé ; Bess s'était toujours montrée d'une discrétion absolue. Les activités de son mari avant leur rencontre ne la regardaient pas. Qu'il lui en parle ou non, cela lui était égal.

Brusquement, le passé de Frank avait resurgi pour aboutir à cette fin tragique. Frank avait dû avoir de bonnes raisons – de solides raisons – pour ne pas lui avoir confié le nom de l'endroit où il se rendait et la durée de son absence. De toute évidence, ou bien il connaissait l'homme avec lequel il était parti, ou bien cet homme l'avait obligé à l'accompagner contre son gré. Adobe Wells ! Frank devait connaître cette ville. S'il y avait rencontré la mort, ce n'était certainement pas par hasard. Il ne s'agissait pas d'un accident. Non, impossible. On ne prend pas accidentellement une balle dans le dos.

Le train s'arrêtait de temps en temps. Des voyageurs descendaient ; d'autres montaient. Bess, qui regardait par les vitres sales, n'apercevait de ces petites villes que de vagues lumières tremblotantes et la lanterne qu'un chef de gare agitait près de la voie ferrée.

Plus au sud, le paysage, ainsi que la température, changèrent. Le soleil se leva sur un vaste panorama aride de collines désertiques couvertes de cactées.

À sept heures et demie, trois longs coups de sifflet lugubres retentirent. Quelques instants plus tard, le train arrivait à Adobe Wells.

Comme la plupart des autres bâtiments, la gare était construite de briques en adobe. Un château d'eau la dominait, entouré d'énormes tas de bûches. Une rue étroite et poussiéreuse menait au centre de l'agglomération.

Obie et Abe furent surpris de constater qu'ils n'étaient plus en hiver.

— Regarde, Ma ! s'écria Obie. Il n'y a pas de neige sur les collines.

Ils quittèrent la gare, Bess et Obie tenant chacun une poignée du sac. Abe fermait la marche. Plusieurs personnes se retournèrent sur leur passage en lançant des œillades incendiaires aux deux garçons. Bess se rendit compte à quel point ces deux petits ressemblaient à d'authentiques Apaches.

C'était une ville minable, érigée sans plan. Des maisons en adobe aux persiennes lépreuses se dressaient le long de la rue principale parsemée de saloons. Au milieu de l'artère, deux hôtels, l'un en face de l'autre ; un peu plus loin, sur la droite, un bâtiment en pierre grisâtre, portant sur le fronton l'inscription :

PRISON DU COMTÉ DE VICTORIO.

Bess s'y dirigea directement. La porte était fermée à clef.

Elle se retourna vers les enfants :

— Allons d'abord à l'hôtel. Après le petit déjeuner, le shérif sera peut-être dans son bureau.

C'était la première fois qu'Obie et Abe pénétraient dans un hôtel. Abe n'avait jamais vu une ville aussi grande. Tout est relatif ! Quant à Obie, s'il se souvenait d'Adobe Wells, rien dans son attitude ne l'indiquait.

Ils confièrent leur sac à l'employé de la réception, puis se rendirent à la salle à manger. Ils n'avaient rien avalé depuis vingt-quatre heures. Ils dévorèrent avec un appétit de loup un copieux breakfast composé d'œufs au bacon et de pain grillé. Lorsqu'ils eurent terminé leur deuxième tasse de café au lait, ils partirent de nouveau vers la prison.

Ils entrèrent et s'avancèrent jusqu'au bureau du shérif. Celui-ci leva les yeux. C'était un homme grand et osseux, au visage basané. Ses grosses moustaches lui cachaient complètement la bouche.

— Vous désirez, madame ?

— Je suis Mrs. Frank Latham. Je pense que vous me devez une explication.

Il quitta son fauteuil et le tira jusqu'à elle en la priant de s'asseoir.

— Je préfère rester debout.

— Comme il vous plaira. Je suis Rudy Hawks, le shérif du Comté de Victorio.

— Enchantée, Mr. Hawks.

— Vous parliez d'une explication ?

— Vous savez exactement de quoi il s'agit. Hier, j'ai reçu un cercueil contenant le corps de mon mari. Abattu d'une balle dans le dos. Le cercueil a été expédié de cette ville. Ne trouvez-vous pas, Mr. Hawks, que ceci demande des éclaircissements ?

Il hocha la tête. Évidemment, il était au courant de tout. Mais il tergiversait, cherchant la réponse qu'il devait fournir :

— Votre mari était recherché pour meurtre.

Ces mots la frappèrent avec la violence d'un coup de poing ; elle se tint à quatre pour ne pas montrer sa surprise :

— Je l'ai épousé il y a six ans. Nous vivions dans un ranch près de Table Rock, au Nouveau-Mexique.

— C'est arrivé il y a plus de sept ans.

— Il était recherché, dites-vous ? Comment se fait-il qu'il ait reçu une balle dans le dos ?

Hawks parut quelque peu contrarié :

— Vous ne voulez vraiment pas vous asseoir ? C'est une longue histoire.

— Non. Je vous remercie.

— Parfait. Parfait.

Il y avait de l'impatience dans sa voix, et il semblait se tenir sur la défensive. Bess se demanda s'il n'était pas responsable de la mort de Frank. Elle planta son regard dans le sien :

— Il a quitté la maison il y a six jours en compagnie d'un autre homme.

— Exact. Avec un certain Jabez Riker.

— Qui est-ce ? Votre adjoint ?

— Non. Riker est un chasseur de primes.

— Un… quoi ?

Elle ne connaissait pas cette expression.

— C'est un citoyen qui traque les gens recherchés par la justice. Pour obtenir une récompense.

— On offrait une récompense pour la capture de Frank ?

— Oui. Elle était de cinq cents dollars.

— Qui devait payer cette somme ?

— Un gars du nom de Gerrity. John Gerrity. C'est son fils que votre mari a tué.

— Il y a des preuves ?

— Il a été jugé et condamné, madame. – Bess tombait des nues. – Il s'est évadé avant l'exécution de la sentence.

— Quelle était cette sentence ?

— La mort. Par pendaison.

Le shérif la regarda, gêné d'avoir dû se montrer si direct.

Elle se mordit la lèvre inférieure, s'efforçant de se dominer. Hawks était vraiment désolé pour elle ; il aurait voulu trouver les paroles qui convenaient pour la réconforter :

— Madame, je crois que vous feriez mieux de vous asseoir, et… les enfants devraient peut-être attendre dehors.

— Ils ont le droit d'écouter. C'était leur père. Donnez-moi tous les détails sur cette affaire. Tous. Depuis le début.

Il haussa les épaules. Il savait que tôt ou tard il devait lui raconter l'histoire, qu'il le veuille ou non. Mais il se refusait à parler en présence des gamins :

— Ils ne peuvent entendre la description de certaines scènes. Si vous tenez à tout savoir, faites-les sortir.

Elle se tourna vers les petits :

— Obie, Abe, attendez-moi dans la rue, voulez-vous ?

Obie fronça les sourcils. Son frère se dirigea vers la porte, l'ouvrit et quitta la pièce. Obie le suivit à contrecœur.

Hawks fixa Bess un long moment. Il la trouvait rudement à son goût.

Elle le rappela à l'ordre :

— Mr. Hawks ! Je vous écoute.

Il se sentit rougir :

— Frank possédait un ranch dans les montagnes, à l'est de la ville. Il avait épousé une Apache, la mère d'Abe et d'Obie. Un jour, en rentrant chez lui, il a découvert Jess Gerrity dans la grange. Il venait de tuer sa femme. Frank est devenu fou furieux. Peut-être qu'il n'avait pas l'intention d'abattre Jess, mais c'est pourtant ce qui est arrivé.

— Un homme a bien le droit de venger sa femme, non ?

— Ça n'a pas été l'opinion du jury. C'était une squaw, vous comprenez ? Et, dans nos régions, les gens ne considèrent pas tout à fait les Apaches comme des êtres humains. Le père de Jess est un homme riche. Il possède des biens en ville et des milliers d'hectares à la campagne.

— Vous dites que Frank s'est évadé ?

— Oui.

Il évita son regard.

— Comment ça s'est-il passé ? Était-il dans cette prison-ci ?

Il hocha la tête :

— Quelqu'un lui a remis une clef. Qui ? Je l'ignore.

— Ce ne serait pas vous, Mr. Hawks ?

— Certains le prétendent… John Gerrity a juré qu'il veillerait personnellement à ce que je ne sois pas réélu… Vous voyez le résultat.

— Il a donc offert une récompense pour la capture de mon mari.

— Oui.

— Mort ou vif ?

— Exact.

— Et ce Riker l'a ramené mort, n'est-ce pas ?

— Oui. Il a dit que Frank a essayé de lui échapper.

— Et vous l'avez cru ?

— Frank savait ce qui l'attendait, ici.

— Où est Riker, à présent ?

— Il a quitté la ville après avoir empoché la récompense.

Elle ouvrit de grands yeux :

— Il n'a pas été arrêté ?

— En vertu de quoi ? L'avis de recherche précisait « mort ou vif ».

— Ce qui lui donnait le droit de tuer ?

Gêné, il répondit :

— Je n'y peux rien. C'est comme ça.

— Vous avez donc accepté tout bonnement la parole de Riker ?

— Bon sang, je ne vois pas ce que j'aurais pu faire ! Il n'y avait pas de témoin. Riker et votre mari étaient seuls dans les montagnes.

— Riker a très bien pu l'assassiner.

— Pourquoi ? Pourquoi, nom d'un chien, aurait-il fait une chose pareille ?

— Mon mari n'était pas armé. Et je suppose que l'autre l'avait ligoté. Pourquoi donc l'a-t-il tué ?

Hawks se sentait de plus en plus dans ses petits souliers :

— Effectivement, Frank avait les poignets entravés par des menottes.

— Vous avez remis la récompense à Riker, puis vous l'avez laissé partir.

— Madame, ça se passe toujours ainsi. Il ne faut pas oublier que Frank était un meurtrier condamné à mort.

Elle vrilla son regard glacial dans le sien. Hawks aurait voulu se terrer dans un trou de souris.

— Où habite Riker ? demanda-t-elle au bout d'une longue minute.

— Je l'ignore. Il vivait ici il y a quelques années.

— Ça remonte à quand ?

— Euh… Cinq, dix ans, peut-être.

— Était-il à Adobe Wells lorsque Jess Gerrity a été tué ?

Il hésita :

— Je… Je ne sais pas. C'est possible.

— Qui s'est chargé de l'expédition du cercueil ?

— L'entrepreneur de pompes funèbres. Hiram Plummer.

— On aurait pu m'envoyer une lettre.

Il était très mal à son aise :

— Oui… Vous avez raison. J'aurais dû vous écrire. Je n'ai aucune excuse.

Cette ville avait traité Frank comme une bête sauvage, comme un loup féroce qu'il faut abattre sans pitié.

L'homme qui se tenait debout devant Bess représentait la loi. Pourtant, il n'avait pas levé le petit doigt pour faire comparaître Riker devant un tribunal.

Cependant, elle soupçonnait Rudy Hawks d'avoir aidé Frank à s'évader, sept ans auparavant. Sans lui, elle n'aurait jamais connu son mari.

— Je vous remercie, shérif.

Elle tourna les talons.

— Qu'allez-vous faire ?

Elle s'arrêta net :

— Je n'en sais encore rien.

— Je suis vraiment navré, madame.

— C'est un peu tard, vous ne trouvez pas ?

Elle claqua la porte.

Hawks se laissa choir dans son fauteuil.

Sale histoire ! Sans Jabez Riker, Frank n'aurait certainement jamais été retrouvé.

Il se leva et se mit à arpenter la pièce comme un fauve en cage.

Il savait qu'il parviendrait difficilement à effacer de son esprit l'image de Bess Latham, son visage pâle et résolu. Il espérait qu'elle repartirait chez elle dans un jour ou deux. Mais il avait la certitude qu'elle resterait encore longtemps à Adobe Wells.