CHAPITRE VI
L'accueil réservé à Obie et Abe dans la salle à manger de la pension de famille fut aussi glacial qu'à l'hôtel. Heureusement, il était compensé par la gentillesse et la bienveillance de Mrs. Mountain.
Après le dîner, Bess aida Mrs. Mountain à débarrasser les tables. Elles se retrouvèrent seules toutes les deux dans la cuisine pour faire la vaisselle.
— Connaissiez-vous Mr. Riker ? Jabez Riker, Mrs. Mountain ?
Le visage de la femme refléta instantanément l'image du plus profond dégoût :
— Je l'ai aperçu en ville quelques fois.
— Il avait des amis ?
— Je ne crois pas. À l'exception de Jess Gerrity – ce bon à rien – il ne fréquentait personne.
— Connaissait-il des femmes à Adobe Wells ?
— Toutes ! Enfin, je veux parler des filles de saloon.
— N'y en a-t-il pas une en particulier, avec qui je pourrais m'entretenir ?
— À votre place, je n'en ferais rien.
— Vous avez peut-être raison, mais il faut que je parle à quelqu'un. Je dois en savoir davantage sur le compte de cet homme.
— Pourquoi ? Vous savez qu'il a lâchement assassiné votre mari. Ça ne vous suffit pas ?
— Pourquoi Riker a-t-il passé tout ce temps à la poursuite de Frank, alors que la prime était relativement faible ?
— Je vois où vous voulez en venir. Vous pensez qu'il en voulait personnellement à votre mari.
— C'est justement ce que je veux découvrir.
Mrs. Mountain poussa un profond soupir. Elle observa le silence quelques instants, puis fronça les sourcils :
— Attendez… Je me souviens d'une fille… Mais son nom m'échappe. – Elle ouvrit la porte de la cuisine et passa la tête dans la salle à manger : – Hank !
— Ouais ?
— Vous vous rappelez le nom de cette poule que Riker fréquentait ?
— Ellen ?
— C'est ça ! Elle est toujours dans les parages ? – Un gars lança une plaisanterie que Bess ne comprit pas, mais qui déclencha un gros rire général dans la salle. – Ah, la ferme, bon sang ! Répondez d'abord à ma question. Vous vous poilerez ensuite, si ça vous chante.
— Ouais, ouais. Elle est toujours dans le secteur. Elle loge dans un taudis près de la gare.
Nouvel éclat de rire dans la salle. Mrs. Mountain referma la porte.
— Quelle bande de zèbres !… Trois ou quatre baraques près de la gare, expliqua-t-elle, forment le quartier général des demoiselles de petite vertu de la ville. Si vous avez l'intention d'aller là-bas, il vaut peut-être mieux que je vous accompagne.
— Ça ne vous dérange pas ?
— Bien sûr que non ! Envoyez vos enfants au lit. Je prends mon châle, et on y va.
Les deux femmes longèrent la rue déserte et arrivèrent à la gare. Bess aurait préféré aller se promener ailleurs.
Mrs. Mountain frappa à la porte d'une masure. Une femme vêtue d'un peignoir en soie d'une propreté douteuse s'encadra dans le chambranle.
— Qu'est-ce que c'est ?
— C'est vous, Ellen ? demanda Mrs. Mountain.
La fille repoussa la porte, mais Mrs. Mountain avait pris la précaution de glisser son pied dans l'ouverture. Elle lança d'une voix enjouée :
— Voyons, mon petit, du calme. Mon amie, Mrs. Latham, veut tout simplement vous poser quelques questions au sujet de Jabez Riker.
— Quelles questions ?
Elle n'avait pas l'intention de les faire entrer chez elle. Ce qui arrangeait Bess. Celle-ci demanda :
— Vous a-t-il parlé de ses… occupations ?
— Et comment ! Tous les hommes me confient leurs petits secrets.
— Au cours de vos conversations, a-t-il mentionné le nom de mon mari, Frank ?
— Des dizaines de fois… On lui disait parfois que Frank avait été vu à trois ou quatre cents kilomètres de là… et hop ! Il partait.
— Il lui en voulait donc tellement ?
— Ouais, je crois. Il était presque toujours question de Frank Latham.
— Savez-vous pourquoi ?
— Il ne m'a pas tout confié… Mais je crois qu'il ne le portait pas dans son cœur. Jess Gerrity était le seul ami de Jabez, et Frank l'a tué… Du moins, on l'a accusé du meurtre.
— Je vous remercie.
Ellen haussa les épaules, attendit quelques secondes, puis referma la porte.
Bess ne savait que penser. Riker avait poursuivi Frank, certainement avec davantage d'acharnement que pour tout autre fugitif. N'était-ce pas par vengeance ?
Quelques détails clochaient, cependant : par exemple, Riker n'était pas du genre à éprouver de la loyauté envers un ami mort depuis sept ans. D'autre part, il s'était de nouveau manifesté lorsque Gerrity avait voulu retirer sa récompense.
Peut-être que cette récompense, dans une certaine mesure, lui offrait une magnifique occasion de commettre un meurtre… qui resterait impuni. Sans cette prime, Riker n'aurait jamais osé tuer Frank. Il aurait dû le remettre vivant entre les mains de la justice. Bess n'obtiendrait les réponses à ses questions que de la bouche de Jabez Riker lui-même. Mais il avait disparu.
Elle voulut retourner voir Ellen pour lui demander si elle savait où était parti Riker. Mais cette fille dirait-elle la vérité ?
Le shérif, lui, devait avoir sa petite idée là-dessus. Le lendemain, elle irait le trouver. S'il ne savait rien, peut-être connaissait-il quelqu'un qui pourrait la renseigner.
Lorsqu'elle regagna sa chambre, Abe dormait à poings fermés. Obie se redressa :
— Que vas-tu faire, Ma ?
— Essayer de savoir où est allé Riker. Demain nous partons à sa recherche.
Elle fut surprise de s'entendre prononcer ces paroles. Jusqu'à présent, elle s'était montrée plutôt réservée.
— Nous allons le tuer, Ma ? – Elle ouvrit la bouche pour répliquer, mais la referma aussitôt. – Réponds-moi, Ma. Nous allons le tuer ?
— Je présume que Riker n'a rien à craindre de nous.
— Il a pourtant assassiné papa. La loi ne lui en a pas donné le droit, non ?
— J'ai bien peur que si.
— Alors la justice ne le recherche pas ? – Elle secoua la tête. – Dans ce cas, si nous ne le poursuivons pas pour le tuer, et si la justice le laisse tranquille, à quoi bon essayer de le retrouver ?
— J'ai besoin de savoir beaucoup de choses. – Elle se devait d'apprendre la vérité au fils aîné de Frank, même s'il n'avait que douze ans. – J'ai découvert que Riker en voulait particulièrement à ton père. Enfin, il a passé beaucoup plus de temps à le pourchasser qu'il ne le faisait habituellement pour les autres fugitifs.
— Mais pourquoi ? Est-ce qu'il haïssait papa ?
— Peut-être. C'est justement ce que je veux savoir. Je m'aperçois que ce n'est pas à Adobe Wells que nous découvrirons la clef du mystère. Seul, Riker nous fournira la solution.
— Pourquoi en voulait-il à Pa ?
— Ton père a tué Jess Gerrity, l'ami, le seul ami de Riker.
— Il avait donc une bonne raison de vouloir le venger.
Bess hocha lentement la tête :
— Oui… Mais une chose m'intrigue. Riker ne semble pas être homme à rester fidèle à une vieille amitié aussi longtemps. Un type qui n'a pas de famille, pas d'amis, et qui traque ses semblables pour obtenir une poignée de dollars n'a pas de cœur.
Obie était perplexe. Bess lut dans ses yeux un désir de vengeance.
Elle éteignit la lampe, se déshabilla et se glissa dans son lit.
Longtemps elle entendit le souffle court d'Obie…
*
* *
Le shérif ouvrit de grands yeux lorsque Bess lui fit part de sa décision de courir à la recherche de Jabez Riker :
— Dingue ! Vous êtes complètement dingue ! Vous ignorez que vous allez traverser une région qui grouille d'Indiens ! D'Apaches ! Vous ne pouvez pas partir seule à l'aventure !
— Les enfants m'accompagnent.
— Pour l'amour de Dieu ! Vous pensez qu'ils vont vous être d'une utilité quelconque ?
— Les Apaches ne les haïront pas comme les Blancs, au moins !
— Peut-être pas, mais… Oh, et puis, agissez à votre guise.
— Quelle direction Riker a-t-il prise ?
— Le nord-ouest. Il est parti vers Pinto. Il a appris que Lucky Chavez rôdait dans ce coin-là.
— Chavez est un homme qu'on recherche ?
— Oui.
— Sa tête est mise à prix ?
— Exact.
— Alors, nous partirons pour Pinto.
— Vous n'êtes pas bien ! Il faut au moins trois jours pour arriver là-bas. Il n'y a que deux diligences par mois qui font le trajet.
— Nous nous contenterons d'y aller à cheval.
— Comment vous y prendrez-vous ? Vous ne connaissez même pas la route.
— Vous pouvez nous l'indiquer, Mr. Hawks.
— Plutôt me passer une corde au cou !
Elle tourna les talons :
— Eh bien, dans ce cas, nous nous passerons de vos services.
Exaspéré, il la considéra quelques instants, puis :
— Sacré nom d'un chien, vous êtes plus têtue qu'un troupeau de mules.
— Vous n'avez pas tort, Mr. Hawks.
Il grogna un bon coup, se tint à quatre pour ne pas trépigner, et frappa son bureau d'un grand coup de poing :
— O.K., O.K. Je vais vous dessiner une carte. Et même vous accompagner un bout de chemin. Jusqu'à ce que vous soyez sortis de ce pays farci d'Apaches.
Elle eut un magnifique sourire :
— Je vous remercie, Mr. Hawks.
Il la singea :
— Je vous remercie, Mr. Hawks !… Vous n'avez pas tort, Mr. Hawks !… Mon Dieu ! Je plains le pauvre gars qui essaiera de contrecarrer vos desseins ! Riker lui-même commence à me faire pitié.
Elle le toisa des pieds à la tête :
— Mon mari est mort, Mr. Hawks. On ne lui a pas rendu justice de son vivant. Je m'emploierai à blanchir sa mémoire.
Il s'installa à son bureau, sortit une feuille de papier de son tiroir et se mit à dresser une carte :
— Je descends avec vous jusqu'à l'écurie pour que ce sacré palefrenier ne vous refile pas des haridelles.