CHAPITRE XVII

Tout en avançant vers le ranch, Riker se rendit compte soudain qu'il s'était bercé d'illusions sur toute la ligne. Hawks, Mrs. Latham, Obie et peut-être même Abe, savaient qu'il avait assassiné Frank, et connaissaient les raisons de son crime. Ils n'ignoraient certainement pas qu'il essayait de mettre le grappin sur Obie pour le tuer.

Obie devait mourir, certes. La femme et l'autre mouflet également. Tôt ou tard, il fallait que Hawks disparaisse, lui aussi. Alors seulement, Riker serait débarrassé de la hantise qui le rongeait depuis tant d'années.

Il arriva vers sept heures. Il observa les lieux. Il lui serait facile de foncer à bride abattue jusqu'à la porte de la maison, de l'ouvrir, et de les descendre tous les trois. Ensuite, il ferait cramer la baraque. Les cadavres seraient carbonisés, et personne ne pourrait s'apercevoir qu'ils avaient été proprement occis d'une balle dans le buffet avant de griller.

Les solutions les plus simples sont généralement les meilleures. Ça, Riker l'avait appris. Il sauta à terre, alors qu'il ne se trouvait qu'à une cinquantaine de mètres de la maison. Il attacha son cheval à une touffe de broussailles, puis dégaina son colt.

Il n'avait jamais eu le moindre scrupule à tuer. Cependant, c'était bien la première fois que ses victimes étaient aussi jeunes.

Il traversa la cour enneigée. Il marqua une pause devant la porte. « Pourquoi courir un risque ? » songea-t-il. « Je n'ai pas besoin de tirer sur eux. Il me suffit de les assommer. Ensuite, je foutrai le feu à la bicoque. Comme ça, s'il y a une enquête, on ne trouvera pas de traces de balles dans les corps. »

Il ouvrit. Bess, debout devant son fourneau, se retourna, surprise. Abe leva les yeux vers l'intrus. Obie n'était pas dans la pièce.

Il était évident que la femme savait de qui il s'agissait. Elle se précipita vers la carabine posée contre le mur. Riker traversa la cuisine, rapide comme un couguar qui bondit sur un daim. Il abattit la crosse de son revolver sur sa nuque. Elle s'effondra comme une masse.

Abe se rua sur lui et enfonça ses dents dans son bras. L'homme poussa un cri de douleur et écarta violemment le gosse, qui s'affala près du fourneau. Son front heurta l'angle du bain-marie. Il ne bougea plus.

Riker jeta un coup d'œil vers la porte qui donnait sur les autres pièces, s'attendant à voir surgir Obie d'un instant à l'autre. Pas un bruit. Il prit la lampe à pétrole et poussa le panneau. Personne. Un escalier montait au premier. Il le gravit quatre à quatre, et inspecta les trois chambres. Vides. Il redescendit.

Il répandit le contenu de la lampe sur les deux dernières marches, puis retourna dans la cuisine. Bess et Abe étaient toujours inconscients. Obie ne s'était pas encore manifesté.

Il avisa un bidon de pétrole dans un coin ; il dévissa le bouchon puis donna un coup de botte dans le récipient. Le liquide se répandit sur le plancher.

Il recula jusqu'à la porte de la cuisine, craqua une allumette et la balança dans la pièce. Il attendit que les flammes commencent à lécher les parois, puis, laissant la porte ouverte, fila au milieu de la cour.

Le colt en main, il se dirigea vers la grange. Une ombre se détacha près du mur de gauche, en direction du corral. Obie essayait de s'échapper. Il allait tenter de sauter sur un cheval.

« Faut que j'l'arrête avant qu'y s'taille ! » Riker atteignit le corral ; il écarquilla les yeux pour repérer le gosse au milieu des masses sombres des chevaux. « Il doit s'planquer derrière un canasson. » Il balança un pruneau au jugé. Aussitôt, les bêtes affolées se mirent à cavaler dans tous les sens.

Riker ne vit pas Obie derrière lui, qui se précipitait vers la maison. Le petit pénétra à l'intérieur, au milieu de l'épaisse fumée et des flammes qui rongeaient les murs.

Riker se retourna pour apercevoir Obie, chancelant, les vêtements en feu, qui courait droit devant lui. Il tira de nouveau et rata la cible. Obie disparut dans les ténèbres et roula deux ou trois fois dans la neige pour éteindre les flammèches qui menaçaient de le griller vif.

Riker se lança à sa poursuite.

Il vit alors Obie sauter sur son propre cheval et s'éloigner au galop, aplati sur la selle.

Il vida son barillet. Sans plus de succès. Il se mit à jurer. Saloperie de sort ! Le gosse lui échappait. À présent, il fallait le poursuivre. Il fourra son arme dans l'étui et entra dans le corral. Il agrippa une corde, et, s'en servant comme d'un lasso, attrapa le premier cheval qui passa près de lui. Sans prendre le temps de le seller, il l'enfourcha et détala derrière le gamin terrifié.

Des flammes s'échappèrent de la cuisine. Les rondins de la maison claquèrent comme des coups de pistolet.

*
*  *

Hawks avait entendu les détonations. En arrivant sur la crête il aperçut la lueur de l'incendie. Il éperonna violemment les flancs du rouan et fila comme un trait vers le lieu de la catastrophe. Il mit pied à terre devant la cuisine, et pénétra dans le brasier, aussitôt asphyxié et presque aveuglé. Un véritable enfer. Il buta contre un corps. Celui de Bess. Miraculeusement, elle n'était pas encore brûlée. À trois pas de là, il distingua vaguement une petite forme allongée près du fourneau. Abe. Il les saisit chacun par un poignet et les tira sur le plancher, puis jusqu'au milieu de la cour. Il les traîna dans la neige pour étouffer les flammes qui commençaient à s'attaquer à leurs vêtements. Il avait lui-même les cheveux et la moustache roussis. Il s'agenouilla et leur tâta le pouls. Vivants !

Abe se mit soudain à gémir. Ramassant une poignée de neige, Hawks en frotta la nuque et les tempes de Bess. Il rencontra une bosse à la base du crâne. Il se releva et repartit vers la maison. Obie ! Il avait dû perdre connaissance, lui aussi. Au moment où il allait de nouveau s'engouffrer dans l'enfer, il entendit Bess geindre. Il se retourna. La jeune femme se redressa :

— Ça ira ! lança-t-il. Ça ira !

— Où est Abe ? demanda-t-elle.

— À côté de vous. Il n'a rien.

— Et Obie ?

— Est-ce qu'il était avec, vous dans la maison ?

— Non. Il était allé à la grange chercher des œufs.

Il poussa un profond soupir de soulagement, puis :

— C'était Riker, hein ?

— Oui. Il m'a assommée d'un coup de crosse. Je suppose qu'il a également cogné sur Abe.

— À présent, il est parti.

— Mais… Obie ?

Elle essaya de se mettre debout.

— Je ne sais pas. Il a dû s'enfuir. Si Riker l'avait rattrapé, il l'aurait certainement ramené pour l'abandonner dans la maison avec vous.

Elle prit Abe dans ses bras :

— Il faut faire quelque chose.

— On ne peut pas le rechercher dans l'obscurité.

— Il y a une autre lampe dans la grange.

— Bien. Allez vous cacher là-bas. Je m'occupe du petit.

Il savait que c'était inutile. Riker, à coup sûr, tenait déjà Obie. Mais il se devait de tenter le tout pour le tout. Il alla prendre la lampe dans la grange et l'alluma :

— Ne bougez pas d'ici. Attendez-moi.

Riker avait dû venir directement de la ville. Comme il l'avait vu monter dans le train, il ne s'était plus inquiété de lui. À une cinquantaine de mètres devant la maison, il aperçut les traces du cheval de Riker et les empreintes de petits souliers. Il retourna à la grange :

— On dirait qu'Obie s'est sauvé en prenant la bête de Riker. Il reste donc une chance.

— Nous pouvons les suivre ?

— Oui, mais ça prendra un temps fou. Du moins, jusqu'au lever du jour.

— Vous pouvez me dire la vérité, Mr. Hawks. Nous n'avons guère de chances d'y arriver, n'est-ce pas ?

— Exact. Mais n'oubliez pas que vous étiez à deux doigts de périr dans cet incendie, et vous voilà sauvés, vous et Abe, à présent.

Il partit au corral pour seller un cheval. Puis il aida Bess à grimper. Abe, qui avait cessé de pleurer, sauta en croupe.

À son tour, il grimpa sur son propre rouan, et, au pas, la lanterne à la main, il suivit les traces du cheval de Riker, monté par Obie. Deux cents mètres plus loin, il aperçut une deuxième série de traces qui rejoignaient les premières. Les deux montures avaient pris la direction du sud.