CHAPITRE IV

Ils dormirent comme des souches. La jeune femme se réveilla à l'aube, selon son habitude. Seules lui parvenaient la respiration régulière d'Obie et d'Abe, ainsi que des voix feutrées au rez-de-chaussée.

Elle avait du mal à admettre la mort de Frank. Jamais plus il ne rentrerait à la maison, le soir, le visage en feu, fouetté par le vent. Il ne la prendrait plus dans ses bras.

Les larmes lui brûlèrent les yeux. Elle se rendit compte que c'étaient les premières qu'elle versait depuis quarante-huit heures. Elle enfouit sa tête dans l'oreiller et donna libre cours à son chagrin.

Elle ne voulait pas se laisser aller. Elle se leva, s'aspergea le visage d'eau froide et s'habilla. Comme elle achevait de se coiffer, les gosses se réveillèrent.

Ils sautèrent immédiatement à bas du lit et enfilèrent leurs vêtements… Tous les trois descendirent à la salle à manger. Une fois de plus, les clients leur lancèrent des regards mauvais.

Ils s'empressèrent d'avaler leur petit déjeuner, puis se dirigèrent vers le bureau du shérif. Il n'était pas encore tout à fait huit heures.

Rudy Hawks fronça les sourcils en voyant entrer Bess. Il quitta son siège qu'il avança vers elle. Elle l'accepta.

— L'employé du tribunal, annonça-t-elle tout de go, m'a dit que depuis sept ans vous réglez les taxes du ranch de Frank.

Il rougit :

— Oui. Et alors ? Y a-t-il un mal à ça ?

— Vous l'ai-je reproché ?

— Votre ton…

— Vous vous méprenez, shérif. J'ai simplement dit que l'employé du…

— Je sais ! Je sais ! Je ne suis pas sourd.

— Vous avez l'air furieux.

Il la fusilla du regard :

— Et comment !… – Il poussa un soupir ; il semblait exaspéré. – Oh, et puis zut, à la fin !

— Pourquoi payez-vous ces impôts ? Frank et vous étiez de bons amis ?

— Je pensais qu'un jour il reviendrait. Ou que ses enfants seraient contents de trouver ces terres. Si personne n'avait réglé les taxes, la propriété aurait été vendue par adjudication.

Elle étudia Hawks, puis sourit :

— J'ai conduit les gosses là-bas, hier.

— Pour quoi faire ?

— Je voulais savoir si Obie se souvenait de quoi que ce soit.

— Et alors ? Qu'est-ce que ça a donné ?

Son visage avait repris sa teinte normale.

— Rien. Mais il s'est senti très mal à son aise. Peut-être que son souvenir a été englouti dans son subconscient.

— Il est possible qu'il n'ait absolument rien vu.

— Où habite Mr. Gerrity ? demanda-t-elle brusquement.

— Gerrity ? Que voulez-vous savoir ?

— Je désire lui parler.

— Lui parler ? Où diable voulez-vous en venir ? lança-t-il, méfiant.

— Je veux tout simplement avoir un entretien avec lui. C'est son fils que mon mari a tué. C'est lui qui a offert la récompense de cinq cents dollars.

— Vous avez l'intention de vous venger de lui ?

— Bien sûr que non. Qu'est-ce qui vous a mis cette idée en tête ?

Il émit un grognement et se frotta le menton :

— Sa maison se trouve à l'écart de la ville. Une seule route y mène. Vous ne pouvez pas la manquer. C'est à huit kilomètres d'ici.

— Je vous remercie. Autre chose, shérif : ce Jabez Riker… Son travail consiste uniquement à traquer les gens pour toucher des primes ?

— Oui. Ça ne l'empêche pas de jouer aux cartes, d'ailleurs.

— Combien d'hommes a-t-il arrêtés au cours des sept dernières années ?

— Bon sang, je ne sais pas, moi ! Il circule pas mal.

— Vous recevez bien des avis de recherches ?

— Oui, bien sûr, mais…

— Vient-il parfois y jeter un coup d'œil ?

— Ça lui arrive. Je ne vois pas le rapport. Ces avis sont officiels. Ils sont à la disposition de tous les citoyens.

— Et vous n'avez aucune idée du nombre d'hommes que Riker a capturés depuis sept ans ?

— Je n'ai pas dit ça ! Vous avez le chic pour transformer les propos des gens, vous ! Je vous ai répondu que je ne savais pas.

— Combien, à peu près ?

— Dix, douze, peut-être. Certainement pas davantage. Ça demande parfois des mois pour retrouver un homme.

— Ou des années ?

Il répondit d'une voix irritée :

— Ou des années.

— Quel est le montant des primes ?

— Ça commence à deux cent cinquante dollars.

— Et jusqu'où ça va ?

— Disons deux mille.

— J'imagine qu'un type qui fait ce métier-là préfère s'intéresser aux grosses sommes, non ?

Il réfléchit :

— J'y pense… Riker a passé longtemps à rechercher Frank. Et lorsque Gerrity a voulu retirer la récompense, il y a six ou huit mois, c'est Riker lui-même qui lui a demandé de patienter encore quelque temps.

— Est-ce que Riker ne détestait pas Frank ? N'y avait-il pas entre eux une animosité quelconque ?

Elle commençait à entrevoir une explication possible du mystère. Il secoua la tête :

— Je n'ai pas l'impression qu'ils se connaissaient.

Au cours du silence qui suivit, Hawks parut songeur. Bess venait de formuler une suggestion à laquelle il n'avait jamais pensé.

Elle se leva :

— Je dois partir, shérif.

— Vous allez chez Gerrity ?

— Oui.

Il la raccompagna jusqu'au trottoir.

Suivie des deux petits, elle se dirigea vers l'écurie, où elle loua la même carriole que la veille.

La route qui conduisait chez Gerrity suivait une rivière. Bess n'eut aucune difficulté à trouver l'endroit qu'elle cherchait. Elle fut surprise : elle s'était attendue à voir une immense maison entourée de bâtiments impressionnants. Le ranch de Gerrity ne comprenait que quelques baraques en adobe mal entretenues, un moulin à vent, et un unique corral.

Tout semblait désert.

Soudain, deux chiens efflanqués lancèrent quelques aboiements sans grande conviction et rentrèrent dans leur niche. Bess arrêta la carriole devant la porte de l'habitation principale.

Un homme sortit. Il était petit, trapu, et avait les jambes en cerceau. Il portait un blue-jean délavé, une chemise à carreaux passée, et des bottes texanes. Sa barbe courte grisonnante rappela à Bess une gravure du général Grant.

— Vous cherchez quelqu'un ? demanda-t-il d'une voix rauque.

— Je voudrais voir Mr. Gerrity.

— Eh bien, ma p'tite dame, vous l'avez devant vous.

— Je suis Bess Latham, Mr. Gerrity. Voici mes deux fils.

Il jeta un coup d'œil sur Obie et Abe :

— Ah ? Ils ressemblent aux gosses de Frank Latham.

— Ce sont ses enfants. J'ai épousé Frank il y a six ans.

Il s'approcha d'elle et l'aida à descendre.

— Ne vous éloignez pas, recommanda-t-elle aux petits.

— Entrez donc, proposa Gerrity. Je suis justement en train de préparer du café. Si ça vous tente…

— Je vous remercie.

Elle le suivit à l'intérieur.

Après avoir offert à Bess de s'asseoir à la table, il versa deux tasses de café, puis s'installa à son tour :

— Je suis navré pour ce qui est arrivé à votre mari. Si j'avais su que Riker allait le tuer, je ne l'aurais pas écouté.

— Ne saviez-vous pas que Frank était condamné à mort, Mr. Gerrity ?

Il rougit violemment :

— Je ne pensais pas que Riker réussirait à le trouver. Depuis sept ans que Frank avait disparu, j'étais persuadé qu'on n'entendrait plus jamais parler de lui.

— Mais alors, pourquoi avez-vous maintenu la récompense ?

— C'est Riker qui me l'a demandé. Il m'a annoncé qu'il se pourrait qu'il tombe sur Frank un jour prochain. Ça faisait tant d'années qu'il le recherchait… Il m'a prié de lui laisser sa chance encore quelque temps. Au lieu de discuter, j'ai accepté.

— Ne croyez-vous pas qu'il est rare de voir un homme s'acharner à ce point après un autre… pour cinq cents dollars seulement ?

— Ça représente tout de même une belle somme.

— Qui justifie des années de « travail » ?

Il fronça les sourcils :

— Non, évidemment. Mais Riker était l'ami de Jess… À vrai dire, je n'ai jamais beaucoup sympathisé avec lui… Tous les deux passaient le plus clair de leur temps à Adobe Wells, à courir le jupon ou à se soûler. Je n'ai pas pu faire entendre raison à mon fils.

— Pourquoi aviez-vous eu l'intention d'abandonner la récompense, Mr. Gerrity ?

— De l'eau est passée sous les ponts depuis la mort de Jess. Ma haine pour Frank avait disparu. Et puis, j'ai réfléchi à la situation : un homme ne tue pas une femme – qu'elle soit indienne ou non – parce qu'elle refuse ses avances…

« C'était donc ça », songea Bess. « Jess Gerrity, voyant que la femme de Frank résistait, l'a assassinée ».

— Savez-vous où se trouve Riker à l'heure actuelle ? demanda-t-elle.

Il secoua la tête :

— Il a pris la récompense et est parti. Il ne m'a pas dit où il allait.

Elle termina son café et se leva. Ce Gerrity ne lui était pas antipathique. Elle n'avait plus guère d'animosité contre lui. Le vrai responsable de la mort de Frank était Riker. Il l'avait pourchassé sans relâche – comme un ennemi personnel.

Évidemment, si la prime n'avait pas existé, Frank vivrait encore. Pourtant, la jeune femme ne pouvait blâmer Gerrity de l'avoir offerte. Son mari avait été condamné et avait échappé à l'exécution de la sentence. Il était naturel que Gerrity ait voulu qu'il subisse le châtiment.

Elle réfléchit à la façon dont Frank avait été tué. Riker avait-il été pris de panique ? Peu probable. C'était un homme habitué à traquer des fugitifs. De plus, son mari avait des menottes…

Elle se rendit compte que Gerrity l'observait :

— Merci, Mr. Gerrity.

— De rien, madame. – Il la raccompagna dans la cour. Il garda le silence un moment, puis : – Je suis désolé… Si j'avais su un seul instant ce qui allait se produire, j'aurais retiré mon offre. J'espère que vous me croyez.

Bess saisit la main qu'il lui tendait :

— Oui, Mr. Gerrity… Au revoir.

— Au revoir, madame.

Il demeura sur le pas de la porte jusqu'à ce que la carriole ait disparu.