CHAPITRE X

Bess, après avoir frotté les tempes et le front d'Obie avec la neige, se retourna vers Abe. Le pauvre gosse tremblait de tous ses membres. Elle le prit dans ses bras et le serra très fort contre sa poitrine.

Obie se mit à gémir. Soudain, son corps se raidit et il poussa des hurlements :

— Pa ! Au secours !

Bess lâcha Abe :

— Ce n'est pas grave, Obie. Tout ira bien, tu verras.

— Pa ! Ils l'ont tuée ! Ils ont tué Ma !

La mémoire lui revenait. Le coup qu'il venait de prendre sur la tête en était la cause. Il revoyait la scène de la grange, dans le ranch près d'Adobe Wells.

— Obie, c'est terminé.

Il s'efforça de se dresser sur son séant, tout en se prenant la tête à deux mains :

— J'ai mal. On dirait qu'on m'a fendu le crâne.

— Tu as heurté violemment le mur.

— Que s'est-il passé… ensuite ?

— Il avait une fourche. Quand tu lui as sauté dessus, j'ai pu lui arracher son outil… Il est mort.

— Pourquoi a-t-il…

— Je suppose qu'il voulait voler les chevaux et les selles. Tout notre matériel. Et il n'aurait pas hésité à nous tuer.

Elle se demanda combien de tombes anonymes avaient été creusées autour de cette cabane… Combien d'êtres humains Roark avait-il assassinés pour les dépouiller ?

— Qu'allons-nous faire, Ma ?

— Poursuivre notre route. Nous raconterons ce qui s'est passé au premier shérif…

— Nous allons passer la nuit dans cette grange ?

— Non. Dans la cabane.

— D'accord, Ma.

Il se leva péniblement, aidé par sa mère. D'un pas chancelant, il se dirigea vers l'échelle. Abe restait accroché aux basques de Bess.

Elle se retourna : le corps de Roark gisait, immobile, dans l'obscurité. Elle fut prise de violents tremblements ; elle ne se sentit pas le courage de chercher sa carabine et les couvertures. Quand il ferait jour, elle aviserait.

Ils traversèrent la cour enneigée. Une lampe brûlait à l'intérieur de la cabane. Bess ouvrit la porte. Obie se plaça près du poêle en claquant des dents. Son frère s'assit par terre près de lui.

Bess prit la cafetière et versa le peu qui restait dans le quart, qu'elle tendit à Obie. Il en avala la moitié. Abe refusa de boire une seule goutte de café. Il se contenta de secouer la tête.

Obie murmura alors :

— Quand je me suis réveillé, j'ai revu la scène. Je me suis souvenu de ce qui est arrivé le jour où ma mère a été tuée.

Bess lui caressa la joue :

— Nous verrons ça plus tard.

— Tout le monde croit que Jess Gerrity était seul. C'est faux. Il y avait deux hommes.

Bess se doutait de l'identité du deuxième :

— Tu te souviens de Jabez Riker, Obie ?

— Non.

— Ce n'est pas lui qui était avec Gerrity ?

— Tu crois que ça aurait pu être lui ?

— Certainement. Ce qui expliquerait beaucoup de choses.

Un frisson la parcourut. Riker ne pensait-il pas qu'Obie pouvait se souvenir de la scène ? S'il avait poursuivi Frank avec tant d'acharnement, n'était-ce pas justement parce qu'il craignait que le gosse ne raconte un jour à son père que Jess Gerrity et Jabez Riker avaient tué sa mère ?

Elle songea qu'elle avait été stupide de quitter Adobe Wells sans obtenir du shérif le signalement de l'homme qu'elle cherchait. Cet oubli pourrait lui être fatal.

— Comment était l'autre homme, Obie ? – Sa question n'était-elle pas ridicule ? Obie n'avait que cinq ans à l'époque. À ses yeux, le gars avait dû paraître un géant. – Est-ce qu'il était plus grand que ton père ?

Le gosse réfléchit un long moment, puis :

— Je crois qu'il avait la même taille que Pa. Mais il était plus gros.

— Avait-il une barbe ?

— Non. Mais une moustache. Comme celle du shérif Hawks. Si grosse qu'on ne lui voyait pas la bouche.

— Ce n'était pas le shérif, Obie ?

— Non. Je suis sûr que je le reconnaîtrais si je le revoyais.

Il se massa la nuque en faisant la grimace.

— Va t'allonger sur le lit, Obie.

Il s'exécuta. Bess serra contre elle Abe. Le pauvre petit tremblait comme une feuille. Le spectacle qu'il venait de vivre risquait de le traumatiser pendant longtemps.

Bess réfléchit. Comment le deuxième homme s'était-il échappé ? En entendant Frank, il avait dû se cacher et disparaître ensuite. Peut-être avait-il fui avant l'arrivée de Frank.

Elle souleva Abe et l'allongea près de son frère. Puis elle se mit à arpenter la pièce nerveusement.

Un bruit derrière la porte lui donna la chair de poule. Affolée, elle lança un coup d'œil circulaire, à la recherche d'une arme. Le fusil de Roark était posé contre le mur. Elle le saisit et en vérifia le fonctionnement. Une cartouche était engagée dans la chambre. Elle pointa le canon vers la porte.

Il ne pouvait s'agir de Roark. Il était impossible qu'il soit encore vivant. Il n'y avait personne d'autre dans les parages. Ce devait être quelque animal. Peut-être un cheval.

Un choc contre la porte. Bess étouffa un cri en plaçant sa main devant la bouche.

Le loquet grinça. Blême de terreur, elle vit le panneau s'ouvrir lentement. Elle était figée sur place, le souffle coupé. Le vent glacial s'engouffra dans la pièce. Brusquement, Roark apparut. Son cou et sa poitrine étaient en sang. La fourche était toujours enfoncée dans sa gorge.

Roark et Bess se regardèrent pendant une minute, qui parut durer une éternité à la jeune femme. Elle était incapable de presser la détente. Un cri de terreur venu du lit résonna dans la cabane :

— Tire donc, Ma ! Tire donc !

Roark fit un pas en avant. Le manche de la fourche se coinça entre deux lames de plancher disjointes. Il s'arrêta net.

Bess fit feu.

La balle atteignit Roark en plein cœur. Le dos appuyé contre le chambranle, le cou maintenu par la dent de la fourche – le manche toujours bloqué dans la fente – Roark s'immobilisa, le regard vitreux levé au plafond.

Devant ce spectacle macabre, les gosses se mirent à hurler d'épouvante.

Bess, cette fois-ci, voulut s'assurer que Roark était bien mort. Elle s'avança et lui tâta le pouls. Elle n'avait plus rien à craindre de lui. Alors, prenant son courage à deux mains, elle poussa le barbu de toutes ses forces. Le manche de la fourche se décoinça ; Roark glissa le long du chambranle et s'écroula dehors, dans la neige.

Elle referma la porte et s'y adossa. La sueur lui dégoulinait de partout. Pourtant, jamais elle n'avait eu aussi froid de sa vie. Pendant de longs mois, l'horrible vision la hanterait. Jusqu'à son dernier souffle, elle n'oublierait pas le regard accusateur que Roark lui avait lancé.

Le nuage de poudre s'était dissipé. C'est alors qu'elle entendit les hurlements d'Abe. Obie, pâle comme un linge, essayait de calmer son frère. Elle avait eu tort d'emmener les gosses dans cette aventure. Mais la malheureuse ne s'était pas doutée un seul instant de ce qui l'attendait.

Il leur fallait quitter les lieux immédiatement.

— Venez, les enfants. Partons d'ici.

Elle ouvrit la porte et contourna la masse de Roark qui baignait dans la neige rouge. Elle aperçut au loin les premières grisailles de l'aube.

— Apporte la lampe, Obie. Attendez-moi près du corral.

Elle retourna à la grange et revint aussitôt avec les couvertures et la carabine que l'un des gosses avait dû écarter pendant son sommeil. Ils sellèrent leurs chevaux et libérèrent celui de Roark.

Bess savait qu'il ne leur restait guère de nourriture. Il lui répugnait de pénétrer de nouveau dans la cabane pour y prendre des provisions. Mais… à la guerre comme à la guerre ! Elle trouva du bacon, des haricots, du café, et une miche de pain rassis. Elle fourra le tout dans un sac qu'elle accrocha à sa selle. En file indienne, le trio prit la direction du sommet que leur avait montré Hawks, distant d'une quinzaine de kilomètres.