CHAPITRE V

À midi, Bess était de retour à Adobe Wells. Elle conduisit la carriole à l'écurie puis regagna son hôtel.

L'employé de la réception lui dit :

— Voudriez-vous attendre un instant ici, madame. Le directeur désire vous parler.

— Oui. – Elle prit sa clef et la tendit à Obie : – Grimpez vite à la chambre et faites votre toilette. Je vous attends ici pour le déjeuner.

Les deux gosses filèrent, sans avoir vu le regard méprisant du gars. Bess n'était pas dupe.

Geronimo, toujours sur la brèche, faisait des siennes. De temps en temps, il lançait une attaque meurtrière… Elle ne pouvait en vouloir à des gens qui subissaient les assauts réguliers de bandes d'Apaches.

Cependant, ses petits – Obie et Abe – n'étaient absolument pas responsables. Jamais ils ne se permettraient le moindre acte de violence. Mais ils avaient beau avoir du sang blanc dans les veines, qui s'en doutait ? Qui s'en apercevrait ?

Le directeur arriva sur ces entrefaites.

— Vous vouliez me voir ? lui demanda Bess.

Très gêné, il avait du mal à la fixer dans les yeux :

— Oui, Madame. Je suis désolé, mais je dois vous demander de bien vouloir quitter cet hôtel.

— Pour quelle raison ?

Il était dans ses petits souliers :

— Eh bien… C'est à cause de vos enfants. Ce sont des Apaches. Nos clients…

Il marqua une pause.

— Vos clients ? demanda Bess.

— … N'aiment pas que des Indiens occupent des chambres, Madame.

— Ah ? Pourquoi ? Ils s'imaginent peut-être que deux enfants de douze et neuf ans vont les attaquer ?

— Euh… Là n'est pas la question. Voyez-vous, ici, en Arizona, les Apaches – quel que soit leur âge – mettent les gens mal à l'aise.

— Cette fois-ci, ils en seront quittes pour une inquiétude… ridicule.

— Madame, je dois insister. J'ai déjà reçu une dizaine de plaintes.

— Je n'ai nullement l'intention de quitter votre établissement pour un motif aussi futile. De toute façon, nous ne vous encombrerons pas très longtemps. Nous partons dans deux ou trois jours.

Les yeux du directeur se firent durs :

— Nous pourrions placer un cadenas à votre porte. J'espère que vous n'allez pas nous pousser à cette extrémité. Sachez, Madame, que nous n'hésiterons pas…

— Parfait. Dans ce cas, j'irai trouver le shérif.

— Cela ne servira à rien. Cette affaire n'est pas du tout de son ressort… Vous voulez vous défendre, soit. Mais il vous faudra vous adresser au tribunal. Il délibérera sur la question dans une semaine, au bas mot.

Bess reconnut son impuissance :

— D'accord. Combien vous dois-je pour la nuit dernière ?

— Rien, Madame. Entre nous, je ne me sens pas très fier… mais… que voulez-vous que je fasse ? L'opinion des gens, voyez-vous…

— Très bien. Je monte prendre mon sac.

Le directeur ne put étouffer un soupir de soulagement. Bess le planta là et grimpa l'escalier. Obie et Abe l'attendaient dans la chambre. Ils s'étaient débarbouillés et se tenaient prêts.

— Venez, leur lança-t-elle d'une voix neutre. Nous changeons d'hôtel. Il y en a un autre en face.

Obie se redressa :

— Pourquoi ? Il ne nous convient pas, celui-ci ?

— Ce n'est pas le moment de poser des questions.

— J'ai compris. C'est parce que mon frère et moi, nous sommes à moitié Apaches. – Il était inutile de lui mentir ; elle hocha la tête. – Les salauds !

— Obie !

— Voyons, Ma. On ne leur a rien fait, Abe et moi !

— Je sais. Seulement, de vrais Apaches se sont conduits en sauvages… Mieux vaut ne pas envenimer les choses.

Des Blancs, eux aussi, ne s'étaient-ils pas abaissés au plus vil degré de la sauvagerie ?

Bess irait de nouveau chez le shérif. Elle lui demanderait de vendre le ranch de Frank. Après déduction des taxes qu'il avait versées, il resterait un petit capital qui aiderait les enfants à débuter dans la vie. Elle ne tenait pas à s'installer dans la propriété de son mari. Et elle était persuadée qu'Obie et Abe seraient de son avis.

La tête haute, elle traversa le hall, Obie et Abe sur les talons. Elle savait que tous les regardaient.

Sur le trottoir, devant l'hôtel, elle jeta un coup d'œil à Obie : il avait le visage rouge de colère.

Ils filèrent vers l'autre établissement. Tous trois y pénétrèrent fièrement.

L'employé de la réception – au teint très basané, vraisemblablement un Mexicain – observa le trio qui s'avançait :

— Désolé, señora. Toutes les chambres sont occupées. Toutes.

Bess planta son regard dans celui de cet être veule. Le gars chercha l'inspiration au plafond.

Bess remarqua qu'il manquait moins de la moitié des clefs dans le casier.

— L'hôtel est complet, dites-vous ? Curieux. J'ai l'impression que beaucoup de chambres sont vides.

— Désolé, señora, mais il n'y a pas une seule chambre de libre.

— Je voudrais voir le directeur.

— Bien, señora.

Il disparut dans un couloir obscur.

Obie tira Bess par la manche :

— Ma, tu ne crois pas qu'il vaudrait mieux s'en aller ?

— Il faut bien coucher quelque part.

Le directeur – un Mexicain, lui aussi – rappliqua avec l'employé :

— Vous désirez me voir, señora ?

— Oui. Nous voudrions une chambre, et je crois qu'il y a un malentendu. Il est impossible que votre hôtel soit complet.

— Hélas, si, señora.

— Vous mentez !

Les yeux du type se rétrécirent :

— C'est faux, señora !

Il évita le regard d'Obie et d'Abe. Bess se sentit vraiment impuissante. Elle fit signe aux enfants de la suivre.

Elle prit soudain en grippe Adobe Wells et tous ses habitants. Tous ces cochons avaient condamné Frank. Pourtant, dans les mêmes circonstances, ils auraient tous agi comme lui… Dans son esprit, tous avaient appuyé sur la détente du revolver et avaient lâchement assassiné son mari d'une balle dans le dos. Si sa femme n'avait pas été une Apache, le jury l'aurait acquitté. Voilà comment se résumait l'histoire : Frank était mort parce qu'il avait épousé une Indienne.

Où aller, à présent ? Peut-être Rudy Hawks pourrait-il l'aider ? Elle se dirigea vers son bureau.

Dès qu'elle ouvrit la porte, il se leva.

— Ils nous ont obligés à quitter l'hôtel, shérif.

— Pourquoi ? – Elle savait qu'il connaissait la réponse ; elle garda le silence. – Avez-vous essayé celui qui est en face ?

— Oui. Mais ils prétendent qu'ils n'ont pas une seule chambre de libre.

— Bande de salopards !

— Connaissez-vous un endroit où nous pourrions rester un jour ou deux ?

— La pension de famille de Mrs. Mountain. C'est la troisième maison après le tribunal, sur le même trottoir.

— Vous croyez qu'on nous acceptera ?

— Mrs. Mountain n'y verra aucun inconvénient. C'est une femme très chic.

Bess le remercia et sortit. Entre les deux enfants, elle s'éloigna vers la maison que venait de lui indiquer Hawks.

Le shérif, debout sur le pas de la porte, était envahi d'un sentiment de pitié. Mais il ne pouvait s'empêcher d'admirer cette femme. Frank Latham avait été heureux, certainement.

Il se demandait ce qu'elle allait faire. Que se passerait-il si elle était convaincue que Jabez Riker avait délibérément assassiné Frank ? Il secoua la tête, fronça les sourcils, referma la porte, et s'installa à son bureau.

Mrs. Mountain était une femme corpulente, à la poitrine en forme de proue. Elle avait un nez qui lui mangeait la moitié de la figure, d'énormes oreilles, des mains aussi larges que des battoirs, et une voix de stentor.

— Bien sûr, mon petit, que j'ai une chambre pour vous. – Elle tapota les joues des deux gosses. – Suivez-moi… J'ai appris la triste nouvelle. C'est affreux.

Lorsqu'ils furent tous les trois dans la chambre, Bess vida le sac de voyage et rangea le contenu dans une armoire en bois blanc.

Après avoir fait un brin de toilette, ils redescendirent pour voir si Mrs. Mountain pouvait leur préparer un repas. Elle était dans sa cuisine.

— Pardi ! J'ai toujours de quoi nourrir des garçons affamés. Installez-vous à la table ; je vous apporte tout de suite de quoi vous caler les joues.

En deux temps trois mouvements, la brave femme leur servit à chacun une assiette de haricots au lard bien remplie.

Après le repas, Bess monta seule dans sa chambre. Elle s'écroula comme une masse sur le lit et s'endormit immédiatement.

L'après-midi tirait à sa fin lorsqu'elle se réveilla. Dès qu'elle ouvrit les yeux, elle entendit des cris dans la rue. Elle se précipita à la fenêtre. Sur le trottoir, Abe et Obie, dos contre dos, étaient entourés d'une dizaine de gosses. Ils étaient tous deux gris de poussière et furieux. Bess dégringola l'escalier.

Elle ne put s'empêcher d'esquisser un sourire. Trois ou quatre attaquants avaient le nez en sang et les vêtements couverts de poussière, également. Obie et Abe ne s'étaient pas trop mal débrouillés. Et à présent, ils parvenaient à maintenir à distance leurs agresseurs, qui se contentaient de leur lancer des insultes. Soudain, Obie se rua vers la barrière de la maison, arracha deux lattes de bois et en lança une à Abe. Puis tous deux, en poussant des cris de sauvages, foncèrent sur la bande de gamins. Les coups se mirent à pleuvoir sur les reins et les arrière-trains.

Ce fut la débandade.

Bess rentra. Elle était fière de ses petits.