CHAPITRE XI
Pendant deux jours, Rudy Hawks pensa constamment à Bess et aux deux petits. Il se disait qu'il n'aurait jamais dû les laisser partir seuls.
Cette femme était bien la plus entêtée qu'il ait jamais rencontrée. Pourquoi, après tout, se ferait-il de la bile à son sujet ? Elle savait ce qu'elle voulait, et même si les Apaches les capturaient, ils ne mettraient pas longtemps à le regretter.
Pourtant, il n'était pas tellement rassuré sur leur sort. Bess avait beau être solide et volontaire, elle n'en était pas moins femme. Une lueur brilla dans son regard. Oui, et quelle femme !
Trois jours après le départ de Bess, alors qu'il faisait sa petite balade matinale dans la rue principale, plongé dans ses pensées, il passa devant le saloon du Chien Rouge. Assis sur un banc, près du trottoir, deux Mexicains discutaient avec force gestes. Un nom qu'il entendit lui fit froncer les sourcils. « Lucky Chavez ». Il s'arrêta et s'adressa en espagnol aux deux gars :
— Vous parliez de Lucky Chavez, à l'instant ?
L'un d'eux hocha la tête :
— Si, señor shérif.
— Vous savez que Chavez est recherché ? Ça vous dérangerait de m'affranchir un peu sur son compte ?
Le type se lança dans un long discours. Hawks apprit que les deux Mexicains ne connaissaient pas personnellement Chavez, mais qu'en quittant la ville de Lochiel la semaine précédente, ils l'avaient aperçu dans un bar.
Hawks lui demanda s'il était bien sûr qu'il s'agisse de Chavez.
— Si, si. Il vient souvent à Lochiel. Il a une petite amie juste après la frontière mexicaine.
Le shérif le remercia et s'éloigna.
« Voyons », se dit-il. « Jabez Riker a entendu dire que Lucky Chavez était à Pinto. Et maintenant, voilà que ce gars m'annonce que Chavez se trouvait à Lochiel il y a huit jours… Et si Riker n'a pas appris que Chavez est à Pinto, qu'est-ce qu'il est donc allé fabriquer dans cette ville ? »
Il secoua la tête. « Bah ! Si ça lui chante d'aller se casser le nez là-bas, ça le regarde. »
Cependant, quelque chose qu'il n'arrivait pas à définir le tracassait. Il tourna les talons et fila à l'écurie prendre son cheval. Il venait de décider de rendre une petite visite à Gerrity.
Il arriva chez le rancher un peu avant midi.
— Salut, Rudy. Quel bon vent vous amène ?
— Riker. Vous connaissez bien ce gars, John ?
— Pas tellement.
— Fréquentait-il beaucoup Jess ?
— Curieux ! Il y a deux ou trois jours, la femme de Frank Latham m'a posé la même question. Ouais, ils sortaient pas mal ensemble pour picoler sec et courir le guilledou.
— Est-ce que Riker était dans le coin le jour où la femme de Frank a été tuée ?
— Ça alors, je ne m'en souviens pas.
— Essayez de faire travailler vos méninges, John.
— Pourquoi ? C'est si important ?
— Sais pas… Il y a un truc qui me semble clocher dans cette affaire.
— Qu'entendez-vous par là ?
— Eh bien, voilà. Je trouve que Riker a passé beaucoup de temps à la poursuite de Frank. J'aimerais bien en connaître le motif. On ne cavale pas après un gus pendant sept ans pour cinq cents dollars seulement.
Gerrity haussa les épaules :
— Il lui en voulait. Jess et lui étaient copains.
— Oh ! J'ai plutôt l'impression que c'étaient des compagnons de beuveries, non ? Vous croyez que Riker aurait porté le deuil si longtemps ?
— Non, évidemment.
— Et la façon dont il a tué Frank Latham ne me plaît pas. On ne tire pas dans le dos d'un gars qui a des menottes aux poignets. S'il l'a descendu, c'est parce que…
— Parce que… ?
— Parce qu'il voulait réduire Frank au silence.
— Vous croyez ?
— Il ne tenait peut-être pas à ce qu'on connaisse la vérité sur la mort de la femme de Frank.
— Bon sang, Rudy, vous vous accrochez à des fétus de paille. Si Frank avait eu la moindre preuve contre Riker, il n'aurait pas attendu sept ans pour cracher le morceau.
Hawks était perplexe. Sa théorie reposait sur de bien frêles suppositions. Et pourtant, son intuition lui disait qu'il venait de mettre le doigt sur un détail important. Après avoir serré la main de John Gerrity, il reprit la direction d'Adobe Wells. Il était shérif depuis dix ans. Au cours de ces années, il avait acquis un sixième sens. Il avait la nette impression que Riker l'avait emberlificoté.
Il conduisit son cheval à l'écurie. L'esprit préoccupé, il regagna son bureau et s'installa à sa table.
« De la logique, Rudy ! Analysons la situation. Primo : Jess Gerrity et Riker étaient des copains. Secundo… » Il se leva d'un bond. Pourquoi n'y avait-il pas pensé ? Il croyait tenir enfin la clef qui permettrait de résoudre cette triste affaire.
Et si Riker avait assailli la femme de Latham avec Gerrity ? S'ils l'avaient tuée tous les deux, pendant qu'elle se débattait ? Si Obie était arrivé dans la grange à ce moment précis ?
Le choc avait dû être si violent que le pauvre gosse ne se souvenait plus de rien. Mais au cours de toutes ces années, Riker avait vécu en sachant qu'Obie pourrait un jour recouvrer la mémoire. Alors, il raconterait tout à son père. Il lui dirait que sa mère avait été attaquée par deux hommes, et non pas par un seul.
L'obsession avait fini par dominer l'esprit de Riker. Il n'avait eu de cesse qu'il ne retrouve Frank. La nouvelle voie ferrée entre Adobe Wells et Table Rock avait dû lui faciliter la tâche. Il avait réduit Latham au silence. Mais, par cupidité, il avait réclamé la prime.
Ensuite, il s'était rendu compte qu'Obie vivait toujours, et qu'il représentait une menace pour lui.
Sous le prétexte de filer à la poursuite de Lucky Chavez – et ignorant en même temps que Bess et ses petits étaient venus à Adobe Wells – Riker était parti au nord, vers Pinto. Uniquement dans le but d'avoir un alibi, par la suite. Hawks aurait parié jusqu'à son dernier cent que la véritable destination de Riker était Table Rock. Et que personne ne remarquerait sa présence dans cette ville.
Il se mit à arpenter le bureau, les mains derrière le dos, le front soucieux. Bess Latham ne rencontrerait jamais Riker à Pinto. Elle rentrerait chez elle. Et c'est là que l'autre l'attendrait. Quand il repartirait, Obie serait mort.
Hawks consulta sa vieille montre de gousset. Un peu plus de deux heures. Le train ne partait qu'à cinq heures.
Les cellules de la prison étaient vides. Rien, donc, ne le retenait. Il sortit et se rendit chez Gus Flores. Le gars assurait les fonctions de shérif adjoint, en cas de nécessité. Il était sur sa véranda, en train de somnoler dans un rocking-chair.
— Salut, Gus. Je dois me rendre dans le nord. J'en aurai pour un ou deux jours. Vous voulez bien me remplacer, pendant ce temps-là ?
Flores se leva :
— Bien sûr, Rudy. Vous partez maintenant ?
— Par le train de cinq heures.
— Je me rase, je prends un bain, et je suis votre homme. Où pourrais-je vous joindre en cas de besoin ?
— À Table Rock, dans le Nouveau-Mexique.
— Ce n'est pas là-bas que Frank Latham s'est fait pincer par Riker ?
— Exactement.
Flores mourait d'envie d'en savoir davantage. Hawks le laissa sur sa faim. Il regagna son bureau, glissa son colt dans l'étui, et prit sa carabine et des munitions. Il sortit et boucla la porte. Il se rendit chez lui, rangea quelques affaires dans sa vieille valise – deux chemises, son costume, des sous-vêtements et des chaussettes – puis se dirigea vers la gare. Il acheta un billet pour Table Rock. Après avoir laissé sa valise et sa carabine à la consigne, il alla au Chien Rouge. Il commanda une bière au comptoir et la sirota en prenant tout son temps. Fermant à demi les yeux, il revit distinctement le beau visage de Bess Latham. Il était célibataire et pensait parfois à se caser. Si cette femme voulait bien de lui…
Trois jours s'étaient écoulés depuis que Bess et ses fils étaient partis vers le nord. Ils avaient eu le temps d'atteindre Pinto – à condition que la neige ne les ait pas retardés. Avec un peu de chance, le shérif les retrouverait là-bas.
Après avoir avalé une deuxième bière et une spécialité mexicaine, il retourna à la gare. Le train n'arriva qu'à cinq heures et demie. Il s'installa près d'une fenêtre et alluma un gros cigare. Il était seul dans le compartiment. Il posa les pieds sur la banquette en face de lui et, d'une pichenette, abaissa son chapeau sur ses yeux.
*
* *
Toute la nuit, le train poursuivit sa route vers le nord. À huit heures du matin, il entra dans la gare de Table Rock.
Hawks se leva, s'étira, boutonna son gilet pour cacher l'étoile épinglée à sa chemise, empoigna carabine et valise, et quitta son compartiment. Il lui fallait un cheval. Il se rendit à une écurie où il loua un rouan. Le palefrenier – un jeune Navajo – lui indiqua la direction du ranch des Latham.
Quand il fut à quatre ou cinq cents mètres de la propriété, il s'arrêta et observa les environs. Aucune fumée ne s'échappait de la cheminée. Pas un cheval dans le corral. Seul signe de vie : quelques volailles grattaient la terre devant la grange.
Il s'approcha prudemment. Pas une seule trace de sabots sur la neige tombée pendant la nuit. Il arriva dans la cour ; il marqua alors un temps d'arrêt. Des marques de sabots appartenant à un seul cheval ! Des empreintes de bottes ; elles contournaient la maison. Celui qui était venu s'était attardé devant chaque fenêtre. Ne voyant personne à l'intérieur, il avait ressauté en selle et était reparti.
Hawks se posa quelques questions. S'agissait-il d'un vagabond à la recherche d'un repas et d'un endroit où coucher ? Ou bien Jabez Riker était-il venu ici ?
Il suivit les traces de cet inconnu. Toute la journée. Elles le conduisirent dans les montagnes derrière le ranch. En fin d'après-midi, la neige se remit à tomber. Une demi-heure plus tard, Hawks avait perdu la piste.
Il lança un juron et rebroussa chemin. De deux choses l'une : ou bien il avait suivi la piste d'un vagabond quelconque – et ça n'avait aucune espèce d'importance ; ou bien il s'agissait de Riker. Si c'était lui, il ne manquerait pas de revenir.