CHAPITRE XV

Riker était arrivé bien après Bess et ses enfants. Aussi n'avait-il entendu ni le coup de feu ni vu Obie et Abe conduire les chevaux dans le corral. Par contre, il aperçut un homme qui sortait de la maison et se dirigeait vers la grange.

Il faisait trop sombre pour qu'il puisse reconnaître le gars, malgré sa grosse masse qui se détachait sur la neige. L'homme resta dans la grange une dizaine de minutes, puis ressortit et regagna la maison. Il portait quelque chose sous le bras.

D'un bond, Riker fut debout. Tel un félin, il descendit la pente. Il savait à présent qu'il y avait quatre personnes dans la maison. Mais qui était cet inconnu ?

Il s'approcha à pas de loup. Par la fenêtre de la cuisine, il vit la femme, les deux gamins, et… le shérif Hawks. Il fila immédiatement vers son poste d'observation. Que fabriquait donc Hawks dans les parages ? Il était à plus de trois cents kilomètres de sa juridiction.

Il regrimpa en selle et parcourut une quinzaine de kilomètres avant de s'arrêter dans une dépression de terrain pour y passer la nuit.

À moins que Hawks ne se soit entiché de la veuve de Frank, il ne comprenait pas la raison de sa présence à Table Rock. De toute façon, il ne tarderait pas à repartir. Il était toujours le shérif du comté de Victorio, en Arizona.

Il devait s'armer de patience. L'enjeu était trop important.

Il se leva à l'aube et fit disparaître les traces de feu. Il connaissait Rudy Hawks. Le shérif ne manquerait pas, dès le matin, d'inspecter les environs de la propriété des Latham.

Il partit avant le lever du soleil, s'enfonçant de plus en plus dans les montagnes, dissimulant sa piste du mieux qu'il le pouvait, chevauchant dans les ruisseaux, revenant parfois en arrière, repartant ensuite dans une autre direction. Il finit, au milieu de la matinée, par atteindre une éminence pas trop loin du ranch. Le point de vue était remarquable. Il attacha son cheval à un arbuste, puis, adossé à un pignon, il attendit.

Au bout d'une heure, il vit Hawks gravir la pente jusqu'à la crête. Il devait suivre la piste qu'il avait laissée le matin même.

Le shérif parviendrait à l'endroit où il se trouvait maintenant, dans l'après-midi. Il saurait alors qu'il avait été observé.

Riker remonta à cheval et parcourut un grand nombre de kilomètres sans s'occuper des traces qu'il pouvait laisser. Il devait épuiser Hawks, ainsi que sa bête. Alors, il tâcherait de guider le shérif sur une fausse piste qui le conduirait jusqu'à la voie ferrée. L'autre penserait qu'il avait pris le train. De guerre lasse, il retournerait à Adobe Wells. Pendant ce temps-là, Riker permettrait à sa monture de souffler.

Trente autres kilomètres. Nouveau camp pour la nuit.

Le lendemain, il chevaucha encore de longues heures, décrivant de nombreux crochets. En fin d'après-midi, il choisit une roche élevée, d'où il guetta l'arrivée de Hawks.

La pensée l'effleura d'aller tuer Obie, tandis que le shérif était à sa poursuite. Il écarta cette idée. En effet, si Hawks s'intéressait à la veuve de Frank, s'il savait que lui, Riker, avait assassiné Obie, il ne s'encombrerait pas de scrupules et chercherait à se venger personnellement.

Non. Il devait s'en tenir à son autre projet. Il lui fallait parvenir à ses fins de façon radicale, sans bavures. Pendant sept ans, il avait vécu dans la crainte que Frank Latham ne découvre qu'il avait aidé Jess à tuer sa femme. Il ne voulait pas que Hawks le poursuive à son tour pendant sept autres années.

Le troisième jour, il se dirigea vers la voie ferrée, au sud de Table Rock. Il chassa son cheval. Sa selle sur l'épaule, il longea les rails pendant une vingtaine de mètres, puis sauta brusquement sur les traverses, qu'il suivit sur sept ou huit kilomètres. Sa destination : le sud.

Il passa ensuite sur le remblai et partit le long d'une piste qui aboutissait à un ranch. Il raconta au propriétaire qu'il avait dû abattre son cheval qui s'était brisé la jambe dans un trou. Il lui acheta un alezan, quelques boisseaux d'avoine, des provisions, et reprit la direction du nord.

*
*  *

Chaque soir, Hawks rentrait crevé au ranch des Latham. Il savait que Riker voulait le mettre sur les rotules, l'obliger à renoncer à cette chasse à l'homme, le dégoûter jusqu'à ce qu'il reprenne le chemin d'Adobe Wells. Et chaque soir, Riker s'arrangeait pour que le shérif décide de cesser la poursuite à dix ou quinze kilomètres du ranch. Hawks était toujours placé devant un dilemme : établir son camp dans les montagnes et laisser Bess et les gosses sans protection, ou bien chevaucher de nuit jusqu'à la propriété.

Il n'était pas habitué à rester en selle toute une journée ; ce n'était pas le cas de Riker. Son cheval souffrait aussi de ces longues randonnées.

Le troisième soir, il entra dans la cour à dix heures. Bess l'attendait sur le pas de la porte :

— Obie, occupe-toi du cheval de Mr. Hawks.

— Étrille-le un bon coup, mon gars, ajouta le shérif. C'te pauvre bête en a bien besoin.

Il s'exécuta sur-le-champ. Hawks entra dans la cuisine. Il avait les reins en capilotade. De plus, il était furieux : il savait que Riker se moquait de lui dans les grandes largeurs.

— Asseyez-vous, Mr. Hawks. Je vais vous apporter un peu de whisky.

Après avoir avalé le verre d'un trait, il grimaça :

— Si je pouvais lui mettre la main dessus, je ne donnerais pas cher de sa peau… quelles qu'en soient les conséquences.

— Demain, prenez donc une de nos bêtes. Elles sont reposées, à présent. – Elle observa son visage. Il avait les yeux rouges, et de gros cernes noirs. – Combien de temps cela va-t-il durer ?

— Il s'arrêtera quand il en aura marre, je suppose.

— Quand donc ?

Il résista à l'envie de lui répondre sèchement. Il secoua la tête :

— Je n'en sais rien.

— Vous ne pouvez rien faire d'autre ?

— À part me caler les fesses sur une chaise ici et attendre qu'il frappe, je ne vois pas.

— Justement, pourquoi ne restez-vous pas ici ?

— Parce que j'ai du boulot à Adobe Wells. Si cette affaire traîne en longueur, je perdrai ma place.

Elle se raidit :

— Je m'en voudrais d'en être responsable. Vous partirez demain. Nous nous débrouillerons seuls.

— Je plains Riker, alors !

— Ne vous moquez pas de moi.

— Excusez-moi.

— Vous vous sentirez mieux quand vous aurez mangé un morceau.

Il la regarda s'affairer dans la cuisine. Une douce torpeur l'envahit. Elle n'était certainement pas due au whisky. Bess fit réchauffer un morceau de daim et quelques pommes de terre, puis découpa une part de tarte.

Il dévora son repas avec grand appétit, l'arrosa d'un autre verre d'alcool, puis prit congé. Il s'effondra sur son lit comme une masse.

Au petit jour, il ouvrit un œil. Aurait-il le courage de continuer ? Il se leva, s'habilla, et se dirigea vers le corral pour seller l'un des chevaux des Latham. Il revint à la cuisine, avala une tasse de café bouillant, deux ou trois tranches de bacon et quelques biscuits, puis, de nouveau, se mit en route.

Deux heures plus tard, il atteignit l'endroit où il avait abandonné les traces, la veille. Un peu plus loin, il découvrit le coin où Riker avait passé la nuit. Au milieu de l'après-midi, il parvint à la voie ferrée.

Il vit des traces de botte dans la neige et celles que le cheval avait laissées en s'enfuyant.

« Encore un tour de Riker », se dit-il. « Il a voulu me faire croire qu'il a pris le train pour Adobe Wells. »

Il mit pied à terre et examina le sol. Il suivit les empreintes pendant une vingtaine de mètres. Brusquement, elles obliquaient vers les rails et disparaissaient. Riker semblait s'être littéralement envolé… à moins qu'il n'ait sauté dans un train en marche.

Pourtant, quelque chose le turlupinait : si Riker s'était accroché à un wagon, il aurait fallu qu'il arrive à sept ou huit heures la veille au soir. C'était possible. Mais… il aurait dû attendre ce fameux train un certain temps. Or, rien ne l'indiquait. Le gars était descendu de cheval, avait fait quelques pas le long de la voie en direction du sud, et avait apparemment grimpé dans le train.

Il observa soigneusement les alentours. Riker l'épiait peut-être. Dans ce cas, il fallait lui laisser croire qu'il était tombé dans le panneau.

L'air furieux, il donna un grand coup de botte dans un caillou, puis remonta en selle et se dirigea de nouveau vers le ranch. Il ne se retourna pas une seule fois. Le dos voûté, il avançait lentement ; c'était l'image même du découragement, celle du chasseur qui rentre bredouille.