CHAPITRE VII

Ils quittèrent Adobe Wells avant midi. Bess avait acheté trois pommelés et des provisions pour quatre jours, qu'elle avait équilibrées dans les deux sacs accrochés à sa selle. Trois couvertures également, une carabine Henry à répétition et vingt boîtes de cartouches.

Hawks maugréait dans sa barbe, en se demandant dans quelle galère il s'était fourré. À deux ou trois reprises, il avait essayé de dissuader la jeune femme de se lancer dans cette expédition. Elle s'était montrée inflexible.

Au nord-ouest d'Adobe Wells, le désert. À trente kilomètres de là, des crêtes rocheuses entouraient les Galiuros. Bien que ce fût l'hiver, l'air était agréablement frais. À quatre-vingts ou cent kilomètres devant eux, les hauts sommets étaient recouverts de neige.

Ils chevauchaient en file indienne : Hawks en tête, Bess derrière lui, suivie d'Abe. Obie fermait la marche. Il avait demandé à sa mère de lui acheter une carabine, mais elle avait refusé.

Bess n'avait pas peur des Indiens. Là-bas, près de Table Rock, elle avait connu bon nombre de Navajos. De braves gens, avec qui l'on pouvait converser en toute quiétude. Les Indiens n'attaqueraient pas une femme seule, surtout si elle était accompagnée de deux jeunes garçons qui ressemblaient à des Apaches.

Hawks ne partageait pas son optimisme. Il savait que Bess et ses enfants succomberaient avant même que les agresseurs apaches ne se soient donné la peine de chercher à savoir à qui ils avaient affaire. Que les gosses soient des métis, ce n'était pas une garantie. Au mieux, si tous trois étaient capturés, les Apaches feraient de Bess une esclave, et élèveraient les enfants comme des membres de la tribu.

Bess avançait en silence, l'œil alerte, l'oreille aux aguets, essayant mentalement d'ajouter des repères à la carte que de temps en temps elle sortait de la poche de sa chemise.

Hawks s'imaginait qu'en l'accompagnant pendant une trentaine de kilomètres, elle serait relativement en sécurité. Elle pouvait évidemment tomber sur une bande d'Indiens nomades. Les Apaches ne pensaient pas que des Blancs s'aventureraient dans les Galiuros ; et s'ils chassaient, ce ne serait probablement que le long des rivières, dans les vallées. Il y avait des années que le shérif n'avait pas traversé les Galiuros. Invariablement, les fugitifs se sauvaient de l'autre côté, vers le Mexique.

Au coucher du soleil, ils avaient parcouru environ vingt-cinq kilomètres.

Hawks s'arrêta et regarda Bess :

— Je crois que je vais m'en retourner, à présent. – Il tendit le bras. – Vous voyez ce sommet, devant vous ? – Elle hocha la tête. – Demain, prenez cette direction. C'est à une soixantaine de kilomètres. Derrière – vous arriverez là-bas le lendemain – vous apercevrez deux autres sommets l'un à côté de l'autre : les Pics Jumeaux. Pinto se trouve à leur pied.

— Je vous remercie.

— Je suis le dernier des imbéciles de vous abandonner.

— Vous m'avez déjà enlevé une bonne épine du pied en venant jusqu'ici.

— Je pourrais vous accompagner plus loin.

— Le travail vous attend à Adobe Wells, Mr. Hawks. Ne vous en faites pas pour moi ; tout ira bien. Je n'ai pas peur des Indiens.

— Pour sûr ! Ce sont eux qui devraient trembler devant vous, répliqua-t-il en sourdine.

— Que dites-vous, Mr. Hawks ?

— Rien. Rien du tout.

Il dirigea sa monture vers Adobe Wells.

Deux ou trois fois il se retourna, hésitant. Ni Bess ni les enfants ne lui firent le moindre signe. Un kilomètre plus loin, il disparut derrière une crête.

— La nuit ne tombera pas avant au moins deux heures, dit Bess aux deux gosses. Nous pouvons encore continuer.

Elle avait terriblement peur, mais pour rien au monde elle ne l'aurait avoué. Surtout pas à Hawks, et encore moins aux enfants. Un sentiment d'extrême solitude l'envahit. Pas question de revenir en arrière.

Le soleil disparut derrière les montagnes. Le ciel rosit brusquement, puis devint gris. Bess songea à établir le campement pour la nuit, quand, soudain, elle aperçut, après une éminence qu'ils venaient de dépasser, une lumière qui scintillait dans un vallon.

Elle s'arrêta, se demandant pourquoi Hawks ne lui avait pas parlé de cet endroit. Peut-être ignorait-il la présence d'une maison dans ce coin perdu. N'avait-il pas dit qu'il n'avait pas parcouru les Galiuros depuis des années ?

Ils descendirent la légère pente. À gauche de l'habitation principale, un corral. À droite, un appentis. Derrière, à une cinquantaine de mètres, une grange. Peut-être une maison, plus petite.

Dans le corral, six chevaux. Un septième était attaché à une barre transversale devant l'entrée de la bâtisse. « On dirait un relais », songea Bess.

Elle hésita un instant. La peur lui noua les tripes. Mais elle pensa qu'il serait stupide de camper en territoire indien, à la belle étoile, alors qu'ils pourraient passer la nuit entre quatre murs solides, protégés par la présence d'autres Blancs.

Ils mirent pied à terre.

Bess ouvrit la porte.

Des relents d'alcool, de tabac, de graillons l'assaillirent aussitôt. Elle entra. Silence dans la salle. Une demi-douzaine d'hommes étaient installés à des tables plus ou moins bancales. Au fond, un bar et quelques chaises en bois brut.

Elle s'éclaircit la gorge :

— Qui est le propriétaire de cet établissement ?

Un rire gras lui répondit. Un type lança alors :

— Ta gueule, Sam. – Il s'avança vers Bess : – C'est moi, Madame. Jake Roth.

— Vous louez des chambres, Mr. Roth ?

Le dénommé Sam lança de nouveau son rire stupide. Roth le fusilla du regard, puis :

— C'est beaucoup dire, Madame. J'ai bien une petite bicoque qui pourrait faire l'affaire d'une dame. Vous pouvez l'occuper avec vos deux petiots. Ça vous coûtera cinquante cents chacun, nourriture comprise.

— Eh bien, c'est parfait, Mr. Roth.

— Installez-vous donc à cette table.

Elle sentit le regard des hommes vrillé dans sa nuque.

Elle fit signe aux gosses de prendre place sur un banc et s'assit sur une chaise devant eux. Deux minutes plus tard, Roth apportait une marmite de ragoût, des assiettes et des couverts :

— Servez-vous copieusement, et si vous avez encore faim, il y a du rab.

Ils avalèrent leur plat comme s'ils n'avaient rien mangé depuis huit jours.

Les conversations reprirent à voix basse dans la salle. Bess se sentit très mal à son aise.

Quand ils eurent terminé la dernière bouchée, elle se leva et s'approcha du comptoir :

— Tenez, Mr. Roth. – Elle lui tendit un dollar et demi. – Je préfère vous régler maintenant. Nous partirons de très bonne heure demain matin.

— Merci, Madame.

Il lui donna une lanterne.

La cabane était peu reluisante. Deux lits – à peine de vulgaires paillasses – occupaient deux coins. Le sol était en terre battue.

Tandis que les deux enfants se glissaient sous les couvertures, Bess alla s'occuper des chevaux.

Elle les fixa à une barre d'attache, sous un appentis jouxtant la cabane.

Au moment où elle allait rentrer, elle entendit une respiration dans son dos. Elle se retourna. Trop tard. Un bras puissant la saisit par la taille, puis une main la bâillonna.

Elle enfonça ses dents dans des doigts boudinés. Le gars, rendu fou furieux, retira instantanément la main et gifla brutalement Bess. Elle accusa le coup. Elle était libérée. Elle balança sa botte dans le tibia du type. Une fois, deux fois, trois fois.

Il la frappa. Son poing glissa sur la mâchoire de Bess ; elle en vit quand même trente-six chandelles. Elle se secoua et, au moment où il voulut l'étreindre, souleva brusquement son genou droit qui atteignit l'homme au bas-ventre.

Un râle.

Il recula, plié en deux.

Elle aurait pu en rester là, mais la fureur l'avait prise : elle propulsa sa botte en plein visage du gars. Il hoqueta… Mais il reprit aussitôt du poil de la bête. Bess regretta alors de ne pas avoir fui plus tôt. Il se précipita sur elle, une méchante lueur dans le regard. Son poing s'abattit sur sa mâchoire : elle s'écroula, à demi inconsciente. Elle entendit vaguement une porte grincer, et aperçut des ombres. Les autres hommes venaient-ils à sa rescousse ? Un mouvement. Elle essaya de se dresser sur son séant.

Des hommes ? Non. C'étaient Obie et Abe qui s'avançaient vers elle.

D'un coup de poing, le gars envoya Abe dans le pays des songes.

Bess se releva et se précipita vers le type, qui luttait avec Obie. Elle lui saisit le bras, y plongea ses dents. Un hurlement. Il lâcha le gosse. Il eut à peine le temps de se retourner ; elle lui enserra le cou de ses bras puissants, en même temps qu'elle lui plantait ses canines dans l'oreille. Il se pencha en avant d'un mouvement brusque. Bess roula dans la paille du semblant de chemin. Obie venait de ramasser un morceau de bois. Il en asséna un formidable coup sur le crâne de l'agresseur.

S'étreignant la nuque, le gars fila sans demander son reste. Quelques secondes passèrent. Puis le martèlement de sabots de chevaux s'évanouit…

Bess et Obie haletaient. La jeune femme se précipita là où Abe gisait, toujours inconscient. Elle le souleva pour le transporter dans la cabane.

Au même moment, la porte de la maison s'ouvrit et une ombre parut sur le seuil. La voix de Roth troua le silence qui s'était soudain abattu sur les lieux :

— Qu'est-ce qu'y s'passe là-bas, nom de D… ?

Bess respira profondément avant de répondre :

— Rien du tout. Nous sommes assez grands pour nous charger nous-mêmes de virer les importuns.

— Bon !

Il rentra en claquant la porte.

Bess examina Abe attentivement. Rien de grave. Légère commotion. Demain, il n'y paraîtrait rien.

Une boule lui dévorait la gorge.

Obie s'approcha d'elle ; elle le pressa contre son sein.

Frank aurait été fier de voir ses fils, ce soir-là.

Elle se devait de faire éclater la vérité au sujet de sa mort. Le temps que cela prendrait importait peu.

Elle irait jusqu'au bout pour retrouver celui qui avait lâchement abattu Frank.