CHAPITRE XIV
Bess et les enfants arrivèrent à Table Rock en fin d'après-midi. Ils étaient épuisés, mais la jeune femme était décidée à regagner son ranch le soir même. Elle rencontra Hinshaw près de la gare.
— Nous sommes de retour, Mr. Hinshaw.
Il la regarda, quelque peu ahuri :
— Vous êtes revenus à cheval ? Pourquoi n'avez-vous pas pris le train ?
Elle eut un pâle sourire :
— C'est une longue histoire. Pour l'instant, nous n'avons qu'une hâte, c'est de rentrer chez nous.
— Un homme est venu à Table Rock. Il a demandé où se trouvait votre ranch.
— A-t-il donné son nom ?
— Non. Personnellement, je ne lui ai pas parlé. Il a loué un cheval à l'écurie. Je suppose qu'il est allé chez vous.
— Comment était-il ?
Hinshaw haussa les épaules :
— Le mieux, c'est que vous demandiez à Sam. Il vous donnera des renseignements plus précis.
Le jeune Navajo travaillait dans le corral. Elle lui dit :
— Il paraît qu'un homme a voulu savoir où nous habitions, Sam ?
— Oui, Madame.
— Pouvez-vous me le décrire ?
— Il était grand et portait une grosse moustache.
Il pouvait s'agir de Riker.
— Il vous a loué un cheval ?
— Oui. Il est arrivé par le train.
Elle fut rassurée. Le chasseur de primes n'aurait certainement pas pris le train. Et de toute façon, il savait où se trouvait le ranch, puisque c'est là qu'il avait arrêté Frank. Mais c'était peut-être un homme que Riker avait payé pour tuer Obie.
Le crépuscule tombait lorsqu'ils arrivèrent dans leur propriété. À cinq cents mètres de la maison, Bess s'arrêta :
— Nous attendrons qu'il fasse nuit pour continuer.
Un vent glacial soufflait du nord. Quand il fit noir, ils repartirent. Une lampe brûlait à l'intérieur de la maison. La colère s'empara de Bess.
— Qui a eu le culot d'entrer ? murmura-t-elle. – Sans bruit, ils mirent pied à terre. Elle sortit la carabine du fourreau. – Abe, attends ici avec les chevaux. Toi, Obie, viens avec moi.
Le doigt sur la détente, elle s'avança. Arrivée devant la porte, elle se rendit compte à quel point elle était agitée.
— Ouvre, Obie, chuchota-t-elle. Puis recule-toi.
Lorsqu'il eut poussé le panneau, Bess entra. Un homme, debout devant le poêle, se retourna, tout en empoignant la crosse de son revolver. Bess pressa involontairement la détente. La balle ricocha sur le poêle et s'enfonça dans le mur.
L'homme était le shérif Hawks. Bess eut soudain les genoux en coton. Ils se mirent à s'entrechoquer. Elle se demanda si elle n'allait pas s'écrouler. Elle tenait mollement son arme, le canon pointé vers le plancher. Hawks reglissa son colt dans l'étui, d'une main mal assurée. Il était terriblement pâle.
— Qu'est-ce qui vous a pris ? s'écria-t-il. J'aurais pu vous tuer.
D'une voix blanche, elle répondit :
— C'est ma maison, Mr. Hawks. J'étais à cent lieues de me douter que vous l'occupiez tranquillement.
— Où vouliez-vous que j'aille ? Dans la grange, peut-être ?
Elle se raidit :
— Vous vous méprenez, Mr. Hawks. Vous êtes le bienvenu, voyons.
Il la singea :
— Mr. Hawks… Vous êtes le bienvenu, voyons… Savez-vous que votre balle a failli me toucher ?
Elle traversa la cuisine et s'écroula sur une chaise. Elle lâcha son arme qui tomba par terre. Elle venait tout juste de se rendre compte qu'il l'avait échappé belle.
— Je suis désolée. Je n'avais pas l'intention de tirer sur vous. Vous m'avez fait peur.
Il avait repris ses couleurs. Il eut envie de lui passer un bon savon, mais se contint. D'un ton bourru, il lui demanda :
— Où sont vos gosses ?
Elle désigna la porte d'un signe de tête, puis lança :
— Obie ! Conduis les chevaux au corral et donne-leur à manger. Ensuite, rentrez tous les deux.
— Bien, Ma.
Il avait une petite voix chevrotante qui ne lui était pas habituelle.
Hawks alla fermer la porte, puis :
— Comment s'est passée votre randonnée ? Pas trop d'ennuis ?
— Nous en avons eu quelques-uns… J'ai tué un homme.
Il la regarda dans le blanc des yeux, incrédule.
— Vous avez tué un homme ? Qui donc ?
— Un certain Roark.
— Où ça ?
— À une soixantaine de kilomètres au sud de Pinto.
Elle lui narra la macabre aventure. Il n'en revenait pas. D'un ton sarcastique, il demanda alors :
— Qu'est-ce qu'il vous est arrivé, encore ?
— Lors de notre première nuit, un homme m'a attaquée, près de chez Mr. Roth, qui avait accepté de nous loger.
— J'imagine que votre agresseur n'est pas près de recommencer.
Elle lui sourit :
— Il ne s'en est pas trop mal tiré. Moi non plus, d'ailleurs.
— D'autres ennuis ?
— Des Indiens nous ont capturés.
— Seigneur ! – Du coup, les bras lui en tombèrent. – Des Apaches ? – Elle hocha la tête. – Combien étaient-ils ?
— Nous ne les avons pas comptés. Une bonne trentaine, je suppose.
Elle décrivit le camp, ainsi que le chef. Il eut du mal à avaler sa salive :
— Vous savez de qui il s'agit ?
— Non.
— De Geronimo !
— Ah ?
— Vous avez eu une chance insensée d'en réchapper. Puis-je savoir comment vous vous y êtes pris ?
— Il nous a laissés partir.
— Comme ça ! Vous pensez que je vais avaler un truc pareil ?
— C'est pourtant la vérité, Mr. Hawks.
Elle lui raconta les détails de l'entrevue avec le chef apache. Le shérif était soufflé.
— Vous avez peut-être autre chose à m'annoncer ?
— Exact… Roark a projeté Obie contre le mur. Le choc lui a redonné la mémoire des événements survenus il y a sept ans.
— Il se souvient de la façon dont sa mère a été tuée ?
— Il m'a dit qu'il y avait deux hommes dans la grange. Il m'a décrit le deuxième. Il était grand – de la taille de Frank, à peu près – et portait une grosse moustache.
— Ça correspond à mon signalement. Vous lui avez demandé si c'était moi, je parie ! – Elle rougit violemment. Elle détourna les yeux un instant. Hawks eut un sourire de triomphe. C'était bien la première fois qu'il avait le dessus sur elle. – Et qu'a-t-il répondu ?
— Que ce n'était pas vous.
— À la bonne heure. Je suis content que ma réputation ne soit pas entachée.
— Inutile de vous montrer si susceptible, Mr. Hawks.
— Ouais. En attendant, soyons sérieux. La description colle avec celle de Riker… Au fait, vous ne l'avez pas rattrapé ?
— Il avait déjà quitté Pinto lorsque nous sommes arrivés là-bas. Il a d'abord filé vers l'ouest, d'après l'adjoint du shérif. Et puis, quelqu'un l'a vu ensuite se diriger vers l'est.
Elle lui parla enfin de leur étape dans le campement anglais :
— Riker y avait passé une nuit, également, deux jours avant nous.
Hawks la dévisagea longuement :
— Vous savez ce que veut Riker, n'est-ce pas ?
— Obie ?
— Oui. C'est la raison de ma présence ici. J'ai réfléchi à toute cette affaire. Riker doit se débarrasser de votre fils, comme il a dû se débarrasser de Frank. Il savait que tôt ou tard, le gosse se souviendrait de la scène, et qu'il raconterait tout à son père.
— Ce qui explique son acharnement à retrouver Frank pendant de si longues années.
La porte s'ouvrit, et les gosses entrèrent. Hawks baissa la voix :
— Obie est au courant ?
— Je ne le lui ai pas dit, mais il a tout deviné… Vous croyez qu'il rôde dans les parages ?
— Et comment ! J'ai aperçu ses traces l'autre jour dans la cour… Je les ai suivies. Malheureusement, la neige les a recouvertes… Je suis donc revenu pour vous attendre ici. Si vous n'étiez pas arrivés ce soir, je serais parti à votre rencontre demain.
Elle se leva, tout à fait calme à présent :
— Avez-vous dîné, Mr. Hawks ? – Il fit signe que non. – Dans ce cas, je prépare tout de suite le repas.
Elle ôta son manteau et noua un tablier autour de sa taille.
Hawks souleva le col de sa veste :
— J'ai tué un daim que j'ai accroché dans la grange. Je vais en découper un bon morceau.
— Mr. Hawks !
— Oui ?
— Soyez prudent.
Il lui sourit :
— C'est promis, fit-il en sortant.