CHAPITRE IX

 

Dan English était blême, et ses mains tremblaient tandis qu'il allumait une cigarette.

— Vous saviez la vérité sur la mort de Rossiter, n'est-ce pas ? demanda Morgan. Combien vous a-t-on payé pour vous taire ?

Le shérif rougit, et une flamme de colère brilla dans son regard.

— Bon Dieu, Morgan ! Tu n'as pas le droit de…

— Pourquoi donc ?

— Parce que c'est faux. Personne ne m'a jamais acheté.

— Pourtant, insista le jeune homme, vous étiez au courant.

Dan jeta un coup d'œil à Tena, toute pâle et tremblante, puis son regard se reporta sur Morgan.

— Le lendemain de la disparition de Rossiter, j'ai entrepris une enquête qui m'a conduit tout droit à Jerome. Quand je l'ai questionné, il s'est d'abord empêtré dans une histoire invraisemblable, mais a fini par tout avouer.

— Pourquoi n'avez-vous pas agi ? intervint Tena. Pourquoi ne les avez-vous pas arrêtés, lui et les Grego ?

— Avez-vous jamais vu une ville ruinée par la faillite d'une banque, Mrs Jerome ? Moi, oui. Et encore, dans le cas que je vous cite, n'y avait-il pas eu vol. Il avait suffi d'une rumeur qui avait couru affirmant que les affaires allaient mal. Immédiatement, chacun avait voulu récupérer son argent. Et comme la banque était dans l'impossibilité de rembourser tout le monde en même temps, elle avait fait le saut. Je ne voulais pas qu'il arrive ici une chose semblable. Je m'imaginais que si on donnait un peu de temps à Jerome, certains de ses investissements pourraient s'avérer rentables et qu'il pourrait se renflouer. Il valait la peine de tenter l'expérience.

— Il vous aurait tout de même bien fallu faire quelque chose, en fin de compte, reprit Morgan. Quelqu'un a bien dû constater la disparition de Rossiter. Et, même si on a pensé qu'il avait pu disparaître volontairement, un jour ou l'autre, on enverra un autre inspecteur.

— Je le sais. Et chaque fois qu'un étranger arrive en ville, je me demande si ce n'en est pas un.

Morgan se tourna vers la jeune femme.

— Tu ferais mieux de rentrer chez toi, Tena, dit-il, avant qu'on s'aperçoive de ton absence. Il est inutile que tu sois mêlée à tout cela.

Elle essaya sans succès de sourire.

— J'y suis déjà mêlée, Morgan, que je le veuille ou non. Mais qu'allons-nous faire, dis ?

— Je ne sais pas, mais je suis tout de même content que tu sois venue.

Et le regard qu'il laissa peser sur elle exprimait ses sentiments mieux que n'aurait pu le faire le plus éloquent discours. Il ignorait ce que que savait le shérif et ce qu'il avait pu deviner, mais cela lui était égal. Pourtant, il était heureux qu'il soit revenu, car Tena pouvait avoir besoin de sa protection s'il y avait des troubles à Arapaho Wells. Une foule est toujours aveugle et ses réactions imprévisibles. Or, Tena était la femme de Mel Jerome.

Elle se leva. Il la suivit jusqu'à la porte, ouvrit et jeta un coup d'œil rapide dans le couloir.

— Personne en vue, dit-il.

Il prit entre ses mains le visage de la jeune femme et déposa un baiser sur son front. Puis, du bout des doigts, il essuya les larmes qui coulaient sur ses joues.

— Va, maintenant. Dépêche-toi.

Elle s'éloigna en direction de l'escalier de service. Morgan referma la porte et fit à nouveau face au shérif.

— C'est donc cela, murmura Dan.

Le regard de Morgan se durcit.

— Je connaissais Tena bien avant son mariage, déclara-t-il.

— Que vas-tu faire ? Tu n'as aucune raison d'aimer cette ville, et tu en sais maintenant assez pour la ruiner ainsi que tous ses habitants.

— Croyez-vous que cela m'avancerait beaucoup ?

— Ça dépend.

— De quoi ?

— Du genre d'homme que tu es réellement, et de ce que tu veux faire de la femme de Jerome.

Morgan bondit en avant.

— Non, mon vieux ! dit vivement le shérif. Dans l'état où tu es, tu n'aurais pas le dessus. De plus, je suis armé.

— Dans ce cas, mesurez vos paroles.

Bien que Dan se sentît sur un terrain mouvant, il reprit :

— Avoue tout de même que tu voudrais l'avoir.

— Je le voudrais, reconnut le jeune homme, plus que toute autre chose au monde.

— Et si Jerome était mort, ce serait possible.

— Je ne tuerais pas son mari pour l'avoir, Dan ! Quel homme croyez-vous que je sois ? Et maintenant, si vous me disiez ce que vous voulez exactement ?

— Je ne te demande que de te tenir tranquille.

— C'est entendu. Je ne bougerai pas. Mais il vous faudra bien trouver autre chose que la politique de l'autruche, Dan. Car le secret finira par transpirer.

— Crois-tu que je ne m'en rende pas compte ?

— Et quand les habitants seront au courant, ils vous blâmeront au même titre que Jerome.

— Je le sais aussi.

Le shérif s'avança vers la porte d'un pas lourd. Il se retourna avant d'ouvrir et esquissa un pâle sourire.

— J'espère que tu réussiras, Morg, dit-il.

Quand il fut sorti, le jeune homme alla à la fenêtre et laissa errer ses regards dans la rue qui commençait à s'animer. Son sixième sens, qui le trompait rarement, lui disait qu'il y avait du danger dans l'air et que cette journée de dimanche n'apporterait pas la paix avec elle. Il aperçut plusieurs hommes devant le Buckhorn qui ouvrait ses portes. Il reconnut parmi eux les frères Grego et son propre père, Sam Orr. Tous quatre disparurent à l'intérieur du saloon.

Il quitta sa chambre en boitillant et descendit lentement l'escalier. Le hall était désert. Il s'arrêta sous la véranda pour rouler et allumer une cigarette, puis il traversa la rue et entra au restaurant. Il y trouva Si Booth, assis au comptoir, et alla se jucher près de lui sur un tabouret.

— Tu n'es pas aussi mal en point que je l'aurais cru, constata Booth. J'avais justement l'intention d'aller te rendre visite après mon déjeuner.

La patronne du restaurant devait maintenant connaître l'identité de Morgan, car elle le dévisagea avec un rien d'hostilité.

— Tu es toujours décidé à rester ? reprit Booth. Tu te rends compte, je suppose, que la prochaine fois…

Le jeune homme but une gorgée de café qu'on venait de lui servir.

— La prochaine fois, Dan English pourrait bien ne pas se trouver dans les parages, je m'en rends compte. Mais je suis prêt à en courir le risque. Il faudra bien qu'on finisse par s'habituer à ma présence.

— Si on ne te tue pas auparavant.

Booth resta silencieux quelques instants.

— Écoute, je possède une trentaine de chevaux sauvages que Jess Spear me garde dans ses pâturages. Mais il faudra, un jour ou l'autre, commencer à les dresser. Si ça t'intéresse, nous les ramenons dans mon corral, et tu t'en occupes. Je te donnerai cinq dollars par tête.

— Les gens n'aimeront pas cette combine.

— Au diable les gens !

Morgan se sentit tout ragaillardi.

— Eh bien, c'est entendu, Si. Je m'en charge.

Le jeune homme expédia rapidement son déjeuner et sortit derrière Booth. Il était prêt à parier que son père et les trois Grego étaient encore en train de boire au Buckhorn, et il songea que si le vieux Sam venait à apprendre l'assassinat de Rossiter et la faillite de la banque, la nouvelle aurait fait le tour de la ville en moins d'une heure.

De retour à l'hôtel, il s'assit sous la véranda pour se reposer. Il avait à peine eu le temps de fumer une cigarette qu'il vit apparaître Lily Leslie. Elle lui sourit d'un air gêné.

— Je me suis réveillée très tard, dit-elle. Cela m'arrive souvent le dimanche.

— Vous êtes restée debout une partie de la nuit pour vous occuper de moi et de mes vêtements. Asseyez-vous un moment. Mais peut-être alliez-vous à l'église.

— Non. Je n'y vais pas parce qu'on m'y regarde de travers.

Elle s'assit auprès de Morgan. Au même instant, Dan English apparut à l'angle de la rue. Il s'immobilisa et porta la main à son revolver en regardant en direction du Buckhorn. Morgan l'appela. Il se retourna et s'approcha. Tout en gravissant les quelques marches conduisant à la véranda, il tira de son gousset sa grosse montre en argent et la regarda en fronçant les sourcils.

— Vous leur avez donné un délai pour quitter la ville ? s'enquit Morgan.

— Comment le sais-tu ?

— Je l'ai deviné, tout simplement. Mais faites bien attention. Ils sont au Buckhorn avec Sam depuis l'ouverture.

Lily prit un air affligé.

— Avez-vous des ennuis, Dan ?

— Pas spécialement, répondit-il en évitant son regard.

— Voulez-vous que je vous accompagne ? proposa Morgan.

Dan secoua la tête.

— Cela ne ferait que les exciter davantage. Mais je te remercie tout de même.

Il salua la jeune femme, et Morgan le regarda s'éloigner, conscient que son apparition au saloon risquait de mettre le feu aux poudres.

— Allez avec lui, je vous en prie, dit Lily en posant sa main fine sur le bras du jeune homme.

Il leva les yeux vers elle, mais il se rendit compte qu'elle fixait le large dos de Dan English qui descendait la rue. Et il y avait dans son regard une tendresse à laquelle on ne pouvait se méprendre. Lily était amoureuse, et cela se voyait clairement.

Morgan hocha la tête.

— Il vaut mieux pas, déclara-t-il. Il peut parfaitement se tirer d'affaire tout seul. Mon apparition produirait sur ces hommes le même effet qu'un chiffon rouge sur un taureau.

Dan venait de disparaître à l'intérieur du saloon. Lily était très pâle et écoutait de toutes ses oreilles.

— Tout se passera bien, vous verrez, dit Morgan d'un ton qu'il voulait rassurant.

— Oh ! je le souhaite de tout mon cœur.

— Connaît-il vos sentiments à son égard ?

— Oui, murmura-t-elle en rougissant.

— Et il vous aime aussi ?

— Je le crois.

— Dans ce cas, qu'est-ce qui le retient ?

Une vague d'amertume teintée de colère passa sur le visage de la jeune pianiste.

— Ne comprenez-vous pas ? C'est… l'étiquette dont nous parlions hier soir. S'il m'épousait, il ne pourrait pas rester à Arapaho Wells. Croyez-vous que tous ces gens soit-disant bien-pensants le lui permettraient ? Non. Il ne serait jamais réélu.

Pendant qu'elle parlait, Morgan songeait que, de toute manière, Dan English ne serait pas réélu. Ses fonctions de shérif prendraient fin dès que serait connue l'affaire Rossiter.

— Ne vous découragez pas, dit-il. J'ai la conviction que Dan aura besoin de vous d'ici peu.