CHAPITRE V

Chuck Grego était rentré à Arapaho Wells vers le milieu de l'après-midi et s'était rendu directement à la banque, accompagné de ses deux frères. À leur entrée dans le hall, le jeune homme qui était venu chercher Chuck au Buckhorn s'approcha de lui, et on pouvait déceler sur son visage une légère expression de répugnance tandis qu'il annonçait :

— Il vous attend. Vous pouvez entrer.

Toujours escorté de ses deux frères, Chuck franchit la grande porte à deux battants et se dirigea vers le bureau de Mel dont il ouvrit la porte sans même frapper. Il fit entrer Al et Curt, puis pénétra à son tour dans la pièce.

— Eh bien, nous voilà ! Et maintenant ?

Jerome paraissait extrêmement nerveux. Il tira un cigare de sa poche, en coupa l'extrémité, puis l'alluma d'une main qui tremblait un peu.

— Il est ici pour enquêter sur Rossiter, déclara-t-il. Je le sais.

— Vous voulez qu'on lui fasse subir le même sort ?

— Je ne sais pas. S'il est tué sans raison apparente, les gens se douteront qu'il y a du louche.

Le banquier leva les yeux vers Chuck. Le premier moment de panique passé, il commençait à réfléchir plus sainement. Il savait bien que, depuis la disparition de Rossiter, les Grego avaient barre sur lui. Certes, ils avaient tué et enterré l'inspecteur de leurs propres mains, mais il avaient agi sur son ordre. Aucun de ces trois hommes ne lui inspirait la moindre confiance, et, bien que Chuck fût, en quelque sorte, le chef de l'association, c'était Curt qu'il craignait le plus. C'était un homme aux cheveux d'un blond délavé qui bouclaient autour de ses énormes oreilles décollées, et dont les yeux pâles avaient toujours une lueur inquiétante. Al ne ressemblait pas aux deux autres. Il était plus grand, beaucoup plus lourd et, bien qu'il commençât à prendre de l'embonpoint, c'était l'homme le plus fort que Jerome eût jamais connu.

— Il a vendu son revolver ce matin, reprit le banquier.

Les frères Grego se mirent à rire.

— Mais il peut s'en procurer un autre, naturellement.

Chuck pouffa.

— Avec ou sans revolver, nous nous chargeons de lui. Ce qu'il y a d'ennuyeux, avec ce genre de clients, c'est qu'ils respectent certaines règles. Le combat doit être loyal, et c'est le meilleur qui doit l'emporter. Seulement, nous n'employons pas ces méthodes, nous. Il faut que nous ayons le dessus par n'importe quel moyen, et il faut aussi que nous nous arrangions pour que toute l'affaire ait l'air d'un règlement de comptes personnel.

Jerome parut un peu soulagé. Chuck fit alors un signe à ses deux frères qui sortirent de la pièce. Après quoi, il s'assit sur l'angle du bureau et se pencha vers le banquier.

— Nous nous sommes tirés sans dommage de l'affaire Rossiter, commença-t-il, mais se mesurer à Morgan Orr c'est autre chose. L'un de nous peut se faire blesser ou même tuer.

— Combien voulez-vous ?

— Je crois que cent dollars pour chacun serait une somme raisonnable.

— Entendu. Vous les aurez.

Quand Chuck et ses frères eurent quitté l'immeuble, Jerome sortit à son tour. Il avait le sentiment que, pour cacher la déconfiture de sa banque, il était en train de s'empêtrer dans une affaire qui se compliquait singulièrement. Il y avait d'abord eu Rossiter. Maintenant c'était Morgan Orr. Qui serait le suivant ? Pourtant, il était trop compromis pour reculer. Si quelque chose venait à transpirer à propos de la banque… Le détournement de fonds était frappé d'une peine d'emprisonnement, mais Jerome savait qu'il ne s'en tirerait pas aussi facilement, même dans le cas où le cadavre de Rossiter ne serait pas découvert. Il savait qu'une ville ruinée exigerait une peine plus grave pour celui qui avait été la cause directe de sa ruine. Parfois, dans son sommeil, il lui semblait entendre hurler la foule, tandis qu'il sentait se resserrer le nœud coulant du bourreau. Alors, il s'éveillait en sueur, essayant d'arracher de son cou une corde inexistante et balbutiant des mots incohérents. Incohérents ? Il n'en était pas si sûr, et il se demandait avec angoisse ce que Tena avait pu comprendre, ce qu'elle savait exactement.

Quand il franchit la grille de sa propriété, Serena était en train de jouer sur la pelouse. Elle s'interrompit pour le regarder, mais depuis quelque temps elle ne courait plus à sa rencontre quand il rentrait du travail, comme elle le faisait autrefois. Il se força à sourire, s'approcha d'elle, s'agenouilla.

— Comment va ma petite fille, ce soir ?

— Bien ! répondit-elle en le fixant de ses grands yeux impénétrables.

Il se releva soudain, incapable de croiser plus longtemps ce regard d'enfant. Pourquoi avait-il été aussi fou ? Il aurait dû se tenir en dehors de ces transactions hasardeuses sur les concessions minières. Maintenant, il était un voleur et un meurtrier. Un meurtrier tout prêt à commettre un second crime.

Il se dirigeait vers la véranda quand il aperçut Dan English qui remontait la rue. Il retourna sur ses pas pour l'attendre à la grille. Le shérif était manifestement furieux. Jerome s'en rendait compte à sa démarche et à la façon dont il rentrait sa tête dans ses épaules. Il s'arrêta et repoussa son chapeau en arrière d'un coup de pouce.

— Sacrebleu, Mel, vous avez envoyé chercher les frères Grego, hein ?

Jerome prit un air étonné.

— Moi ? Pourquoi les enverrais-je chercher ?

— N'essayez pas de jouer au plus fin avec moi, Mel. J'ai couvert un meurtre pour vous donner une chance de sauver la banque et la ville en même temps. Mais Dieu m'est témoin que je n'en couvrirai pas un second.

— Dan, de quoi parlez-vous donc ?

Le shérif le dévisagea d'un air méprisant.

— Les frères Grego sont en ce moment au Buckhorn, en train de jacter sur Morgan Orr. Et ne me dites pas que vous l'ignorez.

— Je puis vous assurer que…

— Je suppose que c'est pour payer leurs frais d'hypothèques qu'ils sont allés vous voir à la banque, tout à l'heure, répliqua le shérif d'un ton sarcastique.

— C'est exact. Ils ont fini de me régler aujourd'hui.

— Parfait. Prenez-le ainsi si vous voulez. Mais je vous préviens que s'il arrive quelque chose à Morgan Orr, toute l'affaire éclatera au grand jour. Je pense que vous me comprenez ?

Jerome perdit soudain toute sa superbe.

— Je comprends, Dan.

Le shérif le fixa un instant d'un air courroucé, puis fit demi-tour et s'éloigna à grands pas. Jerome reprit le chemin de son habitation, en proie à la plus profonde inquiétude.

Tena l'attendait. Il crut apercevoir dans ses yeux une lueur de compassion, et cela l'irrita.

— Beaucoup de travail à la banque, aujourd'hui ? demanda la jeune femme.

Il esquissa un geste d'impatience.

— Pas plus que d'habitude.

Tena resta silencieuse quelques instants, mais il décelait maintenant sur son visage une expression de perplexité mêlée de frayeur.

Il se laissa tomber dans un fauteuil et alluma un cigare.

— Que voulait le shérif ? demanda doucement Tena.

— Rien de spécial. Pourquoi ?

— Je me posais la question. C'est tout.

— Eh bien, il est inutile de te poser des questions.

— Très bien.

La jeune femme traversa la pièce pour se diriger vers la cuisine. Il la rappela.

— Tena !

Elle s'immobilisa sur le seuil et se retourna en posant sur son mari un regard interrogateur.

— Tu connaissais Morgan Orr, n'est-ce pas, avant qu'il quitte Arapaho Wells ?

Le visage de la jeune femme rougit légèrement, puis pâlit.

— Oui. Pourquoi ?

Sa voix n'était qu'un murmure.

— Crois-tu qu'il ait l'intention de se fixer ici ?

Jerome dévisageait sa femme avec attention, et il ne pouvait s'empêcher de remarquer le trouble évident qui l'agitait. Il éprouvait soudain la morsure de la jalousie et se demandait jusqu'à quel point Tena connaissait Morgan Orr et ce qu'il y avait eu entre eux.

— Je ne sais pas, répondit la jeune femme avec un hochement de tête, s'il a l'intention de rester. Mais je ne crois pas que les habitants de la ville le lui permettent.

— Penses-tu qu'on devrait l'autoriser à se fixer à Arapaho Wells ?

Cette question n'était qu'un coup de sonde pour essayer de déterminer si sa jalousie était fondée.

— Oui, je le pense ! répondit bravement Tena.

Son visage était pâle et tendu, et elle fixait son mari d'un air de défi.

— Je crois, ajouta-t-elle, qu'on doit laisser à tout homme la possibilité de s'amender, s'il le désire vraiment.

— L'as-tu revu depuis son retour ?

Elle hésita une seconde, puis fit un signe affirmatif.

— Où ?

Cette fois, son hésitation fut de plus longue durée, et elle prit le parti de répondre par une autre question.

— Où supposes-tu que j'aie pu le voir ?

— Je ne sais pas. Il n'y a pas de quoi se troubler, si ?

— Certainement pas.

Elle avança de quelques pas et s'assit devant lui, sur un tabouret.

— Que se passe-t-il, Mel ? Tu as changé depuis quelques mois. Est-ce… quelque chose que j'ai fait ?

Il lui lança un regard courroucé et répliqua avec humeur :

— As-tu donc fait quelque chose que tu n'aurais pas dû faire ?

Elle rougit et se mordit la lèvre.

— Mel, as-tu des ennuis à la banque ? Puis-je t'aider en quoi que ce soit ?

L'irritation de Jerome se changea soudain en colère.

— Pardieu, oui ! Tu peux m'aider en me laissant tranquille et en ne fourrant pas ton nez dans mes affaires.

Elle se leva et recula d'un pas comme s'il l'avait frappée, et il éprouva une sorte de plaisir pervers à constater qu'il l'avait blessée. Sans un mot, elle quitta la pièce.

Jerome était maintenant la proie d'une violente agitation. Même si les Grego parvenaient à se débarrasser de Morgan Orr, en quoi cela l'avancerait-il, en fin de compte ? Si quelqu'un voulait savoir ce qu'était devenu Rossiter, ce quelqu'un n'interromprait pas ses recherches avant d'avoir découvert la vérité. Et même si l'on ne poursuivait pas l'enquête, cela ne résoudrait pas tous les problèmes. Il y avait les frères Grego qui le feraient chanter et dont il devrait acheter le silence. Il faudrait payer, payer sans trêve. Non ! Il ne pouvait accepter de travailler toute sa vie pour verser de l'argent à ces trois bandits.

Une autre idée lui vint à l'esprit. Pourquoi ne pas s'enfuir en emportant tout l'argent qui restait à la banque ? Cette pensée lui procura un certain réconfort. Pourtant, ce n'était pas cela qu'il aurait souhaité. Il se plaisait à Arapaho Wells, qui était une ville en pleine expansion et dont il pouvait devenir un personnage important. L'essentiel était de ne pas perdre le contrôle des événements, car si l'on venait à savoir ce qu'il avait fait…