CHAPITRE VII

Lorsque Morgan Orr revint à lui, il se trouvait dans sa chambre. Il resta un moment sans bouger, hébété, ressentant des douleurs dans tout le corps. Une lampe était allumée sur la commode, mais il était seul. Il sentait la présence d'un gros pansement sur sa cuisse gauche et rejeta les couvertures pour examiner ses blessures tout en se disant qu'il devait une fière chandelle à Dan English. Entendant le bruit de la porte qui s'ouvrait, il se recouvrit en toute hâte.

Une femme entrait, et il lui fallut un moment pour reconnaître la jeune pianiste du Buckhorn. Elle lui adressa un sourire et s'approcha du lit.

— Le Buckhorn est dans un triste état, dit-elle d'une voix douce, et on n'aura pas besoin de moi pendant un ou deux jours. J'ai donc pensé que je pourrais venir m'occuper de vous, si vous le voulez.

— C'est très gentil. Mais je ne pourrai pas…

— Me payer ? Ai-je parlé de cela ?

— Non, mais…

— Ne vous agitez pas. Vous avez besoin de repos, car vous avez été durement malmené.

— Je crois que je m'en suis tiré à bon compte.

— Oui, c'est vrai.

— Quelle heure est-il ?

— Environ neuf heures. Pourquoi ?

Il fit la grimace.

— À peine douze heures que je suis à Arapaho Wells, et je me suis déjà attiré des tas d'ennuis.

La jeune femme prit le paquet de tabac dans la poche de la chemise en lambeaux qui traînait sur le sol et se mit à rouler une cigarette. Puis elle la lui mit entre les lèvres et lui présenta une allumette. Il en tira voluptueusement deux ou trois bouffées tout en observant sa visiteuse du coin de l'œil.

— Pourquoi ? demanda-t-il doucement.

— Pourquoi je m'occupe de vous ?

Elle haussa les épaules, puis sourit.

— Nous appartenons à la même catégorie sociale, vous et moi. Nous sommes marqués… Peut-être suis-je curieuse de savoir si vous réussirez à arracher l'étiquette que vous portez. Parce que, dans ce cas, peut-être pourrai-je y parvenir moi aussi.

Quand il eut fini sa cigarette, elle lui ôta le mégot de la bouche et le jeta dans le cendrier, et il dut reconnaître en lui-même qu'il se sentait étrangement près de cette jeune femme.

— Le fait de vous occuper de moi n'est pas ce qui augmentera votre popularité.

Un éclair de colère passa dans le regard de la jeune femme.

— Croyez-vous que je m'en soucie ?

Morgan sourit.

— Et l'étiquette dont vous parliez ? Voulez-vous donc qu'elle soit accrochée plus solidement encore ?

— Si, pour m'en débarrasser, je dois aller contre ce que je crois être juste, alors qu'elle reste ! Je la garderai.

Morgan cligna des yeux, puis abaissa les paupières.

— Je vais vous laisser dormir maintenant, mais je viendrai jeter un coup d'œil toutes les heures, au cas où vous auriez besoin de quelque chose. Surtout ne vous levez pas. Vous ne feriez qu'aggraver vos blessures.

Il lui sourit.

— Je vous remercie… euh… comment vous appelez-vous ?

— Lily Leslie.

— Votre vrai nom.

Elle rougit imperceptiblement.

— Maggie.

— Merci, Maggie.

Une lueur décidée passa dans les yeux du jeune homme.

— J'arracherai cette étiquette, Maggie. Et vous aussi !

Elle souffla la lampe et sortit. Il entendit un instant ses pas dans le couloir, puis une porte se referma et ce fut le silence.

Morgan se mit à réfléchir. Les gens qui l'avaient malmené ce soir étaient poussés par la panique et par la peur. Mais les Frères Grego ? Il était certain qu'ils poursuivaient un but. Ils devaient être payés par quelqu'un qui voulait le voir s'éloigner ou disparaître pour une raison bien définie. Jerome ! Était-il possible qu'il connût la vérité, qu'il sût que la petite Serena n'était pas sa fille ?

Il en était là de ses pensées lorsque des pas lourds se firent entendre dans le couloir, se rapprochèrent, s'arrêtèrent. Un instant, il se sentit pris de panique. Il était incapable de se défendre si on l'attaquait, et il serait même dans l'impossibilité de fuir. Il n'avait pas d'arme, et la porte n'était pas fermée à clef. Il raidit sa volonté et attendit. La porte s'ouvrit en grinçant légèrement. Il ne pouvait entrevoir qu'une forme vague. Il banda tous ses muscles, prêt à bondir hors du lit au premier geste suspect de la part de l'inconnu. L'homme entra et referma doucement la porte derrière lui. Morgan se sentit envahi par la colère.

— Que diable voulez-vous ? lança-t-il d'une voix rude.

— Désolé. Je ne savais pas si tu étais éveillé ou si tu dormais.

C'était la voix de Dan English. Il frotta une allumette et s'approcha de la commode pour allumer la lampe. Puis il s'empara d'une chaise et s'assit à califourchon.

— Tu n'es pas beau à voir, constata-t-il.

— Je m'en doute.

Morgan se sentait encore un peu irrité.

— Vous devriez éviter de vous glisser ainsi dans les chambres des gens en pleine nuit. Si j'avais eu un revolver, je vous aurais probablement tué.

— Je savais que tu n'en avais pas.

— Qu'est-ce que vous voulez ?

— Du diable si je le sais. Disons que je voulais seulement me rendre compte de ton état. J'ai mis les Grego à l'ombre pour cette nuit.

— Vous ne cherchez pas à savoir le motif de cette bagarre ?

— Je le connais déjà.

— Dans ce cas, vous êtes plus avancé que moi. Et quel est-il ?

— Je ne peux pas te le dire, Morg. Mais tu ferais bien de quitter la ville dès que tu seras en état de marcher. Chuck n'oubliera pas son bras et Al son tarin. Quant à Curt, il vaut encore moins cher que les deux autres. Si tu restes, tu es un homme mort.

Morgan serra les dents.

— C'est pour me donner des conseils de ce genre que vous êtes venu ? Quel shérif êtes-vous donc si vous êtes incapable de me protéger ?

Dan tressaillit, mais ne détourna pas son regard.

— Je suis peut-être un mauvais shérif, mais j'ai le sens des réalités, Morg. Un escadron de cavalerie ne parviendrait pas à te protéger. Installe-toi dans une autre ville, que diable ! Il y en a de plus agréables que celle-ci.

— C'est ici que je désire me fixer.

— Demain matin, je serai obligé de relâcher les Grego. Je ne peux les inculper que d'atteinte à l'ordre public, à moins que tu ne veuilles porter plainte pour coups et blessures.

— Je ne leur ai pas laissé le temps de m'attaquer, déclara Morgan en souriant.

— Très bien, Morg. Prends donc les choses à la légère si cela te fait plaisir, mais ne viens pas ensuite me reprocher de ne pas t'avoir prévenu.

Il se leva et repoussa sa chaise. Sur le point de sortir, il se retourna pour ajouter :

— Réfléchis, Morg. Et fais-moi connaître ta décision demain matin.

Le jeune homme acquiesça d'un signe de tête, tout en sachant fort bien qu'il ne changerait pas d'avis.