CHAPITRE XIX

Morgan se leva et se dirigea vers le râtelier d'armes. Il y avait, au-dessous, un tiroir où il trouva un revolver dans son étui. Il boucla le ceinturon autour de sa taille. Puis, prenant le petit pistolet qu'il avait ramassé dans le hall de la banque, il se dirigea vers les cellules.

Jerome leva les yeux. Son visage était encore couvert de sueur, mais il paraissait plus calme. Morgan passa l'arme à travers les barreaux, la crosse la première. Mais le banquier ne fit pas un mouvement.

— Ils vont revenir, expliqua Morgan. Je ne sais pas si j'agis bien, mais étant donné que je ne suis plus à même de vous protéger, il me semble que vous devez avoir le droit de vous défendre.

Jerome ne bougeait toujours pas. Il paraissait cloué à sa couchette, et ses yeux, rivés à ceux de son interlocuteur, exprimaient clairement l'accusation qu'il avait déjà formulée en présence de sa femme. Morgan se sentit envahi par la colère. Il posa le revolver sur le sol de la cellule et s'en fut retrouver Tena.

De retour à son poste d'observation près de la fenêtre, il aperçut les hommes qui tournaient l'angle de la Grand-Rue, portant chacun une lanterne. La plupart avaient endossé des vêtements secs, et la démarche vacillante de certains prouvait qu'ils avaient bu plus que de raison. Ils étaient tous porteurs de carabines ou de fusils de chasse, et on pouvait lire sur leur visage une détermination farouche qui ne laissait présager rien de bon pour Jerome et pour Morgan.

Le jeune homme ne pouvait plus espérer les faire battre en retraite en tirant par la fenêtre, même s'il en avait eu l'intention, car cette fois les adversaires n'hésiteraient pas à se servir de leurs armes dès qu'il apparaîtrait derrière les barreaux. Il s'approcha du bureau et éteignit la lampe. Tena poussa un petit cri de surprise, mais c'est d'une voix ferme et décidée qu'elle demanda :

— Donne-moi un revolver, Morgan.

— Non, Tena, répondit-il à mi-voix.

Il se retourna vers elle, et soudain elle fut dans ses bras, frémissante et abandonnée. Elle pleurait doucement, et ses joues étaient mouillées de larmes. Il ne l'avait connue qu'une seule nuit, six ans plus tôt, et il se rendait compte maintenant avec amertume que c'était de sa faute s'il ne l'avait pas gardée, de sa faute si elle n'était pas devenue sa femme. Il l'embrassa en la serrant passionnément contre lui. En dépit de sa volonté, il ne pouvait s'empêcher de songer que les habitants de la ville arrivaient avec l'intention de s'emparer de Jerome pour le pendre sans autre forme de procès. Irrité contre lui-même, il repoussa cette pensée. Toute sa vie il avait fait le mal, mais cette fois il était décidé à bien agir.

— Je n'aurais pas cru cela possible, chuchota la jeune femme. Je connais chacun de ces hommes, je connais leurs familles, leurs soucis. J'ai grandi avec certains de leurs enfants, et cependant il me semble maintenant qu'ils me sont totalement inconnus.

— Tu les connaissais quand ils étaient normaux, et ils ne le sont plus. Il y a des hommes que la boisson transforme complètement. Certains changent aussi quand ils font partie d'une expédition de chasse ou d'un détachement de police. Sans doute y a-t-il en eux quelque chose de primitif qui remonte à la surface en ces occasions.

— Voilà que tu philosophes maintenant ! répondit la jeune femme en s'efforçant de rire.

Au-dehors, le murmure de la foule allait s'amplifiant d'instant en instant, et la lueur mouvante des lanternes éclairait vaguement la pièce, à travers la fenêtre aux vitres brisées. La grosse voix de Dillon se fit bientôt entendre.

— Orr ! Tu vas maintenant sortir, les mains en l'air. Et je t'avertis que si tu as une arme sur toi, on te descend.

Morgan ne fit pas un geste. Blottie contre lui, Tena tremblait de tous ses membres, mais elle ne dit mot.

— Sortez tous les deux ! brailla à nouveau Dillon.

Morgan ne répondit toujours pas, et on entendit encore la voix du forgeron qui s'adressait maintenant à ses acolytes.

— Quelques-uns d'entre vous vont prendre le bélier, pendant que les autres surveilleront la fenêtre. Si quelqu'un se montre, il faudra tirer sans explication.

Il y eut un moment de confusion, puis la poutre vint heurter la porte. Morgan serra les poings. Il était temps de prendre une décision. Ou bien il allait rester là et tirer sur tous ceux qui franchiraient le seuil, ou bien il allait abandonner la partie et livrer son prisonnier. C'est alors qu'un bruit aussi soudain qu'inattendu le fit tressaillir. C'était une détonation qui provenait des cellules.

Il traversa la pièce en courant, ouvrit la porte de communication et la referma derrière lui. Jerome était étendu sur le sol, la tête en sang. Le revolver, à quelques pouces de sa main droite, fumait encore. Morgan n'aimait pas cet homme, il avait souhaité sa mort, mais il n'aurait pas voulu le voir finir de cette façon. Et il ne put s'empêcher de penser que les habitants de la ville avaient tout de même atteint leur but : ils avaient exécuté Jerome aussi sûrement que s'ils lui avaient passé une corde autour du cou, sans preuves, sans procès, sans l'intervention de la loi.

Et maintenant, ils s'attaquaient encore à la porte, avides de sang et de destruction. Morgan repassa dans le bureau du shérif.

— Il est mort, annonça-t-il doucement à la jeune femme.

Sa voix lui semblait résonner étrangement, et il avait l'impression que quelqu'un d'autre avait prononcé ces paroles.

— Mais, pardieu, ajouta-t-il, les choses sont maintenant allées assez loin ! Il faut que ça finisse.

Si c'était du sang que voulaient ces hommes, il allait leur en montrer. Et s'il devait laisser sa vie dans l'aventure, il se promettait de leur faire payer sa mort très cher. Chose curieuse, il ne lui vint pas à l'idée d'essayer de les calmer en leur apprenant le suicide de Jerome. Il se courba un peu et attacha autour de sa cuisse la courroie inférieure de son étui à revolver. Puis il s'entraîna à sortir l'arme plusieurs fois de suite, aussi rapidement qu'il le pouvait. Il ne maniait sans doute pas ce pistolet avec autant de dextérité que le sien propre, mais peu d'hommes auraient cependant pu l'égaler, à l'exception peut-être de Forette.

La porte retentit encore des coups de bélier, et le chambranle bougea légèrement. Morgan bouillait de colère, mais en même temps il se sentait sûr de lui, comme il l'avait toujours été avant d'engager un combat. Debout près de la porte, il attendait. Le bélier frappait à intervalles réguliers. À un certain moment, il traversa le panneau, se coinça, et il fallut plusieurs minutes pour le dégager. Morgan savait que, lorsque la porte céderait, il y aurait un bref instant de flottement au cours duquel les hommes ne seraient pas sur leurs gardes. C'est pendant cette fraction de seconde d'hésitation qu'il bondirait hors du bureau. Les adversaires auraient peut-être des réflexes assez rapides pour lui envoyer une demi-douzaine de balles dans le corps, mais il se pouvait aussi que la surprise les immobilisât assez longtemps pour lui permettre d'exécuter son projet.

Et le bélier continuait à marteler la porte qui cédait peu à peu, pouce par pouce, tandis que les cris des assistants se faisaient plus forts à mesure que grandissait leur excitation. La porte fléchit, le gond supérieur s'étant arraché. Il y avait maintenant entre le panneau et le montant une ouverture d'au moins six pouces de large.

— Encore un coup ! hurla Dillon. Un seul, et elle descend.

Le bélier frappa à nouveau, l'ouverture s'élargit encore, mais la lourde porte de chêne ne céda pas. Par l'interstice, Morgan pouvait maintenant apercevoir des yeux avides qui brillaient dans des visages tordus par la méchanceté et la haine. Ces hommes étaient en proie à la même folie collective qu'ils avaient éprouvée la veille au Buckhorn ; mais leur comportement ne fit que fortifier le jeune homme dans sa résolution de contrecarrer leur action par tous les moyens, afin de sauvegarder ce qui pouvait encore rester d'ordre et de légalité. Il était décidé à les affronter et même à tuer si cela s'avérait nécessaire, car il se trouvait véritablement en présence de sauvages et non point d'hommes civilisés.

Ils s'attaquaient maintenant à la partie inférieure de la porte, avec l'espoir d'arracher le deuxième gond, car la robuste barre de chêne avait cédé, contrairement aux prévisions de Morgan. Encore deux ou trois coups, et tout serait terminé. Mais un seul fut suffisant, et le gond fut arraché avec un bruit semblable à un coup de pistolet. La porte oscilla un instant, puis s'abattit à l'intérieur de la pièce avec un fracas épouvantable.

Sans attendre une seconde, d'un bond, Morgan franchit l'ouverture et s'immobilisa sur le trottoir, les jambes écartées, les genoux fléchis imperceptiblement, le coude droit légèrement plié, la main à la portée de la crosse de son revolver. Les cris de joie qui avaient éclaté lorsque la porte était tombée s'étaient tus instantanément, et la rue était aussi silencieuse qu'un tombeau.

— Je ferai feu sur le premier qui avancera d'un pas ou fera un geste pour tirer son revolver.

La voix de Morgan était d'un calme inquiétant, et les hommes se figèrent dans une immobilité absolue en observant ses yeux implacables, sa bouche aux lèvres pincées. Ils sentaient qu'il agirait exactement comme il venait de l'annoncer. Mais ce qu'ils ne pouvaient savoir c'est qu'il se battait non pas pour défendre la vie de Jerome, mais pour maintenir à Arapaho Wells un semblant de loi, pour éviter à la ville de sombrer dans le désordre et l'anarchie.

Les secondes passaient. Morgan se rendait compte qu'il lui serait impossible de s'opposer à l'avance de ces hommes s'il leur venait à l'idée de foncer tous ensemble sur lui, mais il comptait sur le fait que chacun pris individuellement avait peur de la mort. Et soudain, l'un d'entre eux fendit la foule des autres et s'avança sans frayeur apparente. C'était Roy Forette. Son revolver dans son étui accroché à sa ceinture, il vint se placer au premier rang, un feu sombre illuminant son regard.

— Commence donc par moi, Morg ! dit-il.

Morgan sentit un frisson glacé lui parcourir le dos. Il avait l'impression d'avoir perdu la partie. Il connaissait la dextérité de Forette dans le maniement du revolver. S'il avait été lui-même en bonne forme, il aurait pu le battre, mais, dans l'état de fatigue et d'épuisement où il se trouvait, c'était chose impossible.

Un silence absolu pesait sur l'assistance. Chacun avait les nerfs tendus à craquer. Et c'est alors qu'une voix s'éleva, une voix de femme calme et posée mais que l'on sentait être l'expression d'une détermination farouche.

— Roy, si vous faites un geste pour prendre ce revolver, je vous tuerai.

On entendit bouger la jeune femme derrière la fenêtre aux vitres brisées. Sans même tourner la tête, Morgan sentait sa présence, comme si elle eût été là, tout contre lui. Une lueur de désarroi passa dans les yeux de Forette qui jeta un coup d'œil en direction de la fenêtre, semblant oublier complètement la présence de Morgan.

— Vous me tueriez pour le sauver, lui ? Après ce qu'il vous a fait ?

Morgan se tourna aussi vers Tena dont le regard rencontra le sien. Ses grands yeux sombres étaient pleins de son amour pour lui, et il se dit que s'il mourait ce soir, il aurait du moins connu cette joie.

La jeune femme fit ensuite face à Forette, et c'est de sa même voix calme qu'elle répondit :

— Oui, Roy, je vous tuerais.

Forette, abasourdi, scruta son visage éclairé par la lueur vacillante des lanternes, et on sentait le combat qui se livrait en lui. Mais quand son regard revint à Morgan, il avait changé d'expression. Il avança d'un pas, puis se tourna face à la foule.

— Rentrez chez vous, dit-il. Morgan a promis de descendre le premier qui avancerait, et moi je me charge du second. Et maintenant, quelqu'un veut-il tenter l'expérience ?

Ils savaient tous combien Roy Forette était habile au pistolet, et ils connaissaient la dextérité presque légendaire de Morgan Orr. Ils acceptèrent leur défaite, certains que s'ils avançaient une demi-douzaine d'entre eux au moins allaient laisser la vie dans cette aventure.

— Éloignez-vous un par un, ordonna Morgan, à mesure que Forette va appeler vos noms.

Pas un mot, pas un murmure ne troubla le silence de la nuit. Forette se mit à faire l'appel, et, l'un après l'autre, les hommes firent demi-tour et s'en allèrent. Le dernier à quitter les lieux fut Dillon. Et même en lui, qui avait pourtant été le meneur de cette foule déchaînée, tout instinct de sauvagerie paraissait avoir disparu. Il redevenait le simple forgeron de la ville, un homme qui avait femme et enfants, qui avait transpiré hier devant sa forge pour gagner son pain, et qui reprendrait demain son travail de tous les jours. Morgan le regarda disparaître au coin de la rue avant de rentrer dans le bureau du shérif où Tena avait rallumé la lampe.

La jeune femme se précipita en sanglotant dans les bras de Morgan qui la tint un long moment pressée contre lui jusqu'à ce qu'elle fût calmée.

Puis, se tournant vers Forette :

— Dan nous avait assermentés tous les deux, dit-il. Je suppose que cela est toujours valable. Tu vas donc rester ici à garder la prison. Moi, je pars à la poursuite de Curt Grego.

— Ce soir ? demanda Tena d'un air anxieux.

— Oui. Les nuages se dissipent, et la lune ne va pas tarder à se lever. Avec deux pouces de boue et de neige sur le sol, la piste sera relativement facile à suivre. Tu vas aller t'installer à l'hôtel avec Serena, et je te verrai dès mon retour.

Le visage empreint de frayeur, Tena ouvrit la bouche pour protester, mais elle ne dit rien, comprenant combien cette expédition avait d'importance aux yeux du jeune homme qui voulait se faire une place dans la communauté. Elle se dirigea vers la porte et, se retournant sur le seuil avant de sortir, lui adressa un sourire timide mais plein de tendresse.

Quand elle eut disparu, Morgan ouvrit un tiroir de la table de Dan English et y prit un insigne de shérif adjoint qu'il épingla sur sa veste. Puis il sortit pour se rendre à l'écurie de Booth où il loua un autre cheval.

Il n'avait pas la moindre idée de l'endroit où Curt avait pu lui-même se procurer une monture, mais ce qui était sûr c'est qu'il n'avait pas dû rester en ville.

La clarté de la lune commençait à percer les nuages qui se dissipaient lentement. Morgan contourna la ville et finit par repérer des empreintes de sabots qui s'éloignaient en direction de la plaine. Que comptait faire Grego ? Fuir aussi vite et aussi loin que possible ou bien tendre un piège à ceux qui s'aviseraient de se lancer à sa poursuite ? Il avait assisté à la mort de ses deux frères et de sa belle-sœur, et Morgan n'avait pas oublié la lueur vengeresse de ses yeux. Il était persuadé que Curt n'attachait plus maintenant beaucoup d'importance à sa vie et qu'il tendrait une embuscade à ses poursuivants avec l'intention d'en entraîner le plus grand nombre possible avec lui dans la mort.

Morgan était maintenant à environ trois milles de la ville. Il ralentit un peu l'allure de son cheval. La lune éclairait la plaine, et il se rendait compte qu'il constituait une magnifique cible. La piste qu'il continuait à suivre se dirigeait vers une éminence couverte de cèdres et couronnée d'une saillie rocheuse. Il éperonna son cheval qui s'engagea bravement sur la pente.

Soudain, à une centaine de yards, il aperçut un éclair caractéristique. Instinctivement, il dégagea ses pieds des étriers et se laissa rouler au sol à l'instant précis où il percevait la détonation de la carabine et l'impact de la balle qui venait de frapper sa selle, tandis que le cheval poussait un long hennissement de frayeur.

Morgan se releva, la carabine à la main, et se mit à courir gravissant la pente en direction de l'endroit où se cachait son agresseur, inconscient du danger, poussé par une rage qu'il ne pouvait réprimer. Pataugeant et glissant dans la neige, il poursuivait sa course folle. Une autre détonation retentit, et il tira à son tour dans la direction où il avait aperçu l'éclair du coup de feu. Il entendit sa balle ricocher sur le rocher.

Il ne lui restait plus qu'une cinquantaine de yards à franchir pour atteindre le sommet de la crête. Curt perdit alors la tête. Il se dressa derrière le rocher qui l'abritait jusque-là, épaula son arme et tira aussi vite qu'il le put en hurlant :

— Crève, et que le diable t'emporte !

Une balle déchira la cuisse de Morgan, une autre érafla la manche de sa veste, traçant une longue estafilade dans son avant-bras. Plus que vingt-cinq yards. Il se trouvait maintenant à portée de revolver. Curt épaula à nouveau, posément, pointant sa carabine sur la poitrine de son adversaire. Morgan fit un bond de côté, s'arrêta, tira son revolver. La détonation de la carabine fut assourdissante, mais au même instant Grego pliait les genoux, basculait en avant et s'effondrait à plat ventre sur le rocher.

Morgan remit son revolver dans son étui et s'avança vers l'endroit où Curt était tombé. Il s'agenouilla et posa la main sur sa poitrine. Puis, se relevant avec un soupir, il se dirigea d'un air las vers le cheval attaché un peu plus loin à un cèdre. Le sac de toile contenant l'argent volé à la banque était accroché à la selle. Il le prit et, laissant le cheval où il se trouvait, dévala la pente pour aller retrouver sa propre monture.

Tandis qu'il regagnait la ville, le sang trempait son pantalon et coulait le long de sa jambe jusque sur sa botte. Il se sentait épuisé, harassé, mais tout était terminé. Sa vie avait maintenant un but, et il avait un endroit où il pouvait se fixer définitivement.