CHAPITRE VIII

Chuck Grego ne ferma pas l'œil de la nuit, Assis au bord de sa couchette, il écoutait ronfler ses deux frères. Le docteur lui avait réduit sa fracture et mis une attelle, mais il ne lui avait rien donné contre la douleur. Il avait bien essayé de dormir, mais sans pouvoir y parvenir, et, les yeux grands ouverts dans l'obscurité, il ressassait sa haine envers Morgan Orr, Mel Jerome, le shérif, et même envers ses frères qui avaient été incapables de venir à bout de leur adversaire.

Sa fureur avait atteint son apogée lorsque Dan English vint les remettre en liberté, le lendemain matin. Après leur avoir rendu leurs armes, il les accompagna jusqu'à la porte et leur ordonna de quitter la ville.

— Le diable vous emporte ! grommela Chuck. Personne ne me donnera l'ordre de quitter la ville.

— Moi, je te le donne.

Chuck lui tourna le dos.

— Neuf heures, dernier délai ! ajouta le shérif.

Chuck se mit à remonter la rue en marmonnant :

— Dernier délai ? Non, mais sans blague ! Dernier délai ? Mais pour qui se prend-il ?

— Tu ne raisonnes pas très juste, dit doucement Curt. Tu veux t'en prendre à la fois au shérif et à Morgan avec un bras cassé ?

— Au diable mon bras cassé ! Mais toi, tu n'as rien de cassé.

— Non. Et je n'ai pas l'intention de me faire casser quoi que ce soit. Je ne m'attaquerai à aucun des deux tout seul. Pas dans un corps à corps, en tout cas.

— Qui a parlé de corps à corps ?

Curt hocha sa tête ébouriffée.

— Mieux vaut rentrer chez nous et réfléchir un jour ou deux. En attendant, il peut se produire quelque chose.

Chuck le foudroya du regard.

— Je suppose, pourtant, que tu ne vois pas d'inconvénient à aller voir Jerome pour récolter le fric qu'il nous doit ?

— Aucun inconvénient.

— Alors, viens.

À grands pas, Chuck prit le chemin du domicile du banquier. Bien qu'il ne fût encore que sept heures, il cogna violemment à la porte et, comme on ne répondait pas tout de suite, il se mit à donner de grands coups de pied dans le battant. On entendit bientôt les protestations d'une voix de femme, puis la porte s'entrebâilla.

— Que désirez-vous ? demanda Mrs Jerome.

— Nous voulons voir votre mari. Dites-lui de descendre.

La porte se referma. Chuck se mit à arpenter la véranda. Enfin Jerome apparut, drapé dans un peignoir de bain.

— Qu'est-ce que ça signifie ? grommela-t-il. À quoi pensez-vous donc pour venir ici…

— Ça va ! coupa Chuck. Nous voulons vous parler.

— Bon. Entrez !

Il les conduisit dans une petite pièce qui servait de bureau et dont il referma soigneusement la porte. Puis, faisant face à Chuck :

— Tas de crétins ! Vous bousillez tout, et vous n'êtes pas plutôt sortis de prison que vous vous précipitez ici. Vous ne vous rendez donc pas compte de l'effet que ça risque de produire ?

— Ça, on s'en fout. Ce qu'on veut, c'est notre fric. Plus un petit supplément pour mon bras cassé et le nez esquinté de mon frangin.

Les yeux de Jerome lancèrent des éclairs.

— Vous n'aurez rien ! Morgan Orr est toujours en vie, non ?

Chuck s'avança, l'air menaçant, mais Jerome ne broncha pas. Son visage était pâle, mais ses lèvres serrées dénotaient une détermination farouche. Si Chuck avait été plus clairvoyant, il se serait rendu compte que Jerome avait été poussé à bout, qu'il se sentait maintenant acculé et était prêt à se rebiffer.

— Parlez, si ça vous chante. Allez en ville dégoiser ce que vous savez. Racontez à qui voudra l'entendre que vous avez tué Rossiter sur mon ordre. Annoncez à tous que les caisses de la banque sont vides. Et, avant que vous soyez sortis de la ville, on vous aura taillés en pièces. Après quoi, on s'en prendra peut-être à moi. Mais vous serez passés les premiers. Et maintenant, fichez-moi le camp d'ici et ne revenez pas. Je n'ai plus peur de vous ni de personne. Vous aurez vos trois cents dollars quand vous aurez fini ce que vous avez commencé hier soir contre Morgan Orr. Mais pas avant.

— Il va peut-être se débiner, car il a reçu une belle rossée.

Jerome le dévisagea longuement, puis ouvrit la porte et s'effaça pour les laisser passer. Chuck sortit, se sachant battu, tout au moins provisoirement. Mais il se disait qu'il trouverait bien un moyen de se débarrasser de Morgan Orr, du shérif, et même de Mel Jerome. Ses deux frères sur ses talons, il reprit la direction de la ville. Arrivé devant le Buckhorn, il s'assit sur le trottoir pour attendre l'ouverture du saloon. Il était sept heures trente. Il restait donc une heure et demie avant la fin du délai accordé par le shérif.

*
*  *

Tena Jerome s'était éveillée en sursaut en entendant le vacarme que l'on faisait à la porte d'entrée, et elle fut terrifiée en apercevant sous la véranda ces horribles frères Grego. Et c'est avec la plus profonde stupéfaction qu'elle vit son mari les faire entrer dans son bureau.

De retour au premier étage, elle se rappela le regard effrayé de son mari. Elle prit le revolver qu'il conservait dans la commode et, tremblant de tous ses membres, elle entreprit de le charger. Puis, l'arme à la main, elle redescendit sans bruit et alla coller l'oreille à la porte du bureau. Elle ne savait pas exactement ce qu'elle ferait si les choses tournaient mal, mais elle se sentait capable d'agir d'une manière ou d'une autre. Il y avait deux cartouches dans le revolver, et elle saurait les utiliser toutes les deux s'il le fallait.

Elle entendit d'abord la voix de Mel, puis celle de l'un des Grego. À mesure qu'elle écoutait, elle se sentait prise de panique, et ses mains se mettaient à trembler. Elle ne s'était donc pas trompée, l'autre jour, dans ses suppositions. La banque était à sec, Rossiter avait été tué sur les ordres de son mari, et Morgan avait été tellement malmené qu'il était peut-être mort à l'heure actuelle.

Elle s'éloigna rapidement de la porte et alla remettre le revolver à sa place après l'avoir déchargé. Puis, pieds nus et en robe de chambre, elle courut chercher ses vêtements, ses chaussures et un peigne. Elle redescendit et se glissa dans la cuisine où elle commença à s'habiller. Elle entendit partir les trois hommes, puis le pas lourd de son mari dans l'escalier.

Quand elle eut achevé de se vêtir, elle se donna un coup de peigne, rassembla ses cheveux en chignon et quitta la maison par la porte de derrière. Il lui fallait absolument savoir comment allait Morgan et le mettre au courant des événements. Chemin faisant, elle priait pour lui et demandait à Dieu de la guider. Il lui répugnait de trahir son mari, mais elle se rendait compte qu'il jouait un jeu trop dangereux. Les frères Grego étaient des individus sans scrupule, et s'ils avaient tué Rossiter ils n'hésiteraient pas à faire subir le même sort à Jerome.

Morgan saurait ce qu'il fallait faire, car il avait certainement connu des gens de cette espèce. Elle ne pouvait mettre le shérif au courant, car ce serait envoyer son mari en prison ou même à la mort. Hors d'elle, au bord des larmes, elle pénétra dans l'hôtel par la porte latérale qu'elle avait déjà empruntée la veille, priant Dieu de ne rencontrer personne. Mais, de toute manière, il lui fallait courir ce risque. Elle gravit l'escalier de service et s'immobilisa un instant sur le palier. Personne dans le couloir. Elle avança sur la pointe des pieds jusqu'à la chambre de Morgan, ouvrit et entra.

Le jeune homme était endormi et, malgré ses contusions et ses blessures, son visage était détendu. Tena le regarda quelques minutes, envahie par une vague de tendresse et de compassion. Elle savait que Morgan avait déjà assez de soucis, et elle venait lui en apporter d'autres. Mais il n'y avait que lui vers qui elle pût se tourner. Toujours debout près de la porte, elle l'appela d'une voix timide et pleine de douceur.

— Morgan, Morgan. C'est moi…

Il ouvrit les yeux. Pendant quelques secondes, il la fixa sans mot dire, croyant rêver. Puis il se souleva sur un coude en faisant une grimace de douleur.

— Tena ! dit-il enfin. Mon Dieu ! es-tu folle ? Tu ne devrais pas être ici.

Il se rendit compte alors du trouble, de la terreur dont étaient remplis les yeux de la jeune femme.

— Tena ! Qu'y a-t-il ? Que s'est-il passé ?

Elle semblait faire un effort surhumain pour se dominer, et il avait l'impression qu'elle était sur le point de traverser la chambre en courant pour venir se jeter dans ses bras.

— Fais-moi passer mes vêtements, dit-il doucement.

Maggie les avait apparemment lavés et repassés pendant la nuit, et ils étaient soigneusement pliés et posés sur une chaise.

— Tu ne devrais pas te lever, Morgan.

— Je me sens mieux, ce matin.

C'était la vérité. Il souffrait encore, ses muscles étaient un peu engourdis et douloureux, mais son esprit parfaitement lucide. Tena lui apporta les vêtements en rougissant légèrement, évitant de rencontrer son regard. Puis elle alla se placer devant la fenêtre et baissa tristement les yeux vers la rue.

Morgan rejeta ses couvertures et commença à s'habiller. Il y avait dans toute cette scène une nuance d'intimité dont tous deux étaient conscients. Quand il eut fini de passer ses vêtements, il s'assit sur le bord du lit pour enfiler ses bottes, un peu surpris d'avoir si vite retrouvé ses forces.

— Raconte-moi tout maintenant, dit-il.

La jeune femme se retourna. Des larmes coulaient de ses yeux.

— Mon mari a engagé les frères Grego pour te tuer, balbutia-t-elle.

Les yeux de Morgan s'agrandirent de stupeur.

— Est-il donc au courant ?

— Pour… nous deux ? Non, Morgan. Il l'ignore.

Elle se mit à aller et venir à travers la chambre.

— Quelle est alors la raison de son attitude ? insista le jeune homme. Dis-le-moi, Tena. Je pourrai peut-être t'aider.

Il avait une envie folle de la prendre dans ses bras pour la consoler, mais il n'osa pas risquer le moindre geste.

— Les caisses de la banque sont à sec, expliqua-t-elle. Il y a six mois, un inspecteur, nommé Rossiter, est venu pour vérifier les comptes. Il a passé une journée à Arapaho Wells, et, le même soir, il disparaissait.

Morgan fit entendre un petit sifflement. Mais Tena poursuivait, d'un air maintenant plus décidé.

— Ce matin, j'ai découvert que cet homme avait été tué par les Grego sur les ordres de Mel. Mais personne ne semble s'être inquiété de sa disparition. Aussi, quand Mel a appris ton arrivée, s'est-il tout de suite imaginé que tu venais dans le but de découvrir ce qui était arrivé à Rossiter.

— Et c'est pour cela qu'il a tenté de me faire tuer ?

— Oui. Et maintenant, les frères Grego menacent mon mari. Je ne sais pas quoi faire. Oh, mon Dieu !…

Morgan fronça les sourcils, se demandant ce qu'il pouvait bien faire de son côté. Mel et les Grego étaient tous coupables d'assassinat, et le banquier avait en plus détourné des fonds.

— Que s'est-il passé à la banque ?

— Je ne le sais pas exactement. J'étais persuadée que tout marchait bien et que Mel gagnait de l'argent. Puis il a commencé à se rendre aux mines, dans les montagnes…

— Je suppose qu'il a spéculé sur les actions minières et a perdu non seulement son argent personnel mais aussi celui des déposants.

Il allait continuer quand on frappa légèrement la porte. Il se leva si précipitamment que la douleur causée par la blessure à sa cuisse s'irradia dans tout son corps. Saisissant Tena par le bras, il la repoussa sur le côté avant d'ouvrir.

Dan English se tenait sur le seuil. Il ne fallut qu'un coup d'œil à Morgan pour être persuadé que le shérif était derrière la porte depuis assez longtemps pour avoir entendu toute la conversation.

— Entrez, Dan, dit-il. Mieux vaut que vous soyez au courant, d'ailleurs. Votre ville est semblable à un tonneau de poudre, et j'ai l'impression qu'on ne va pas tarder à mettre le feu à la mèche.