CHAPITRE XVII

Tena frissonnait de froid. Morgan traversa la pièce pour aller faire du feu dans le gros poêle de fonte qui se mit bientôt à ronfler. La jeune femme se rapprocha et présenta ses mains à la douce chaleur en regardant les flammes d'un air soucieux.

— Je ne puis m'empêcher de penser que tout cela est de ma faute, murmura-t-elle. Si j'avais été l'épouse que j'aurais dû être…

Morgan ne répondit pas. Il aurait voulu la rassurer, lui affirmer que tout ce qu'elle aurait pu faire n'aurait rien changé, mais il savait que cette réponse c'était en elle-même qu'elle devait la trouver. Il retourna à la fenêtre pour voir ce qui se passait à l'extérieur, mais il se retira vivement, le visage tendu et soucieux. Les hommes ne s'étaient pas dispersés. Ils étaient toujours dans la rue, immobiles, et ne quittaient pas des yeux le bâtiment. Morgan se rendait compte que cette foule n'attendait qu'un ordre pour agir. Il avait cru, un instant, que Slaughter prendrait le commandement de ces hommes, mais il se trompait. Il comprenait maintenant qu'ils devaient attendre Dillon.

Il alla s'asseoir derrière le bureau du shérif. Tena s'était mise à arpenter nerveusement la pièce, et il éprouvait de plus en plus l'envie d'aller la prendre dans ses bras, mais il ne bougea pas. Au bout d'un moment, elle s'arrêta et se tourna vers lui.

— Tu n'as pas besoin de rester, Morgan, dit-elle. Je n'ai aucun droit de te demander de risquer ta vie pour…

Elle était très pâle, et sa voix tremblait légèrement.

— Je resterai, Tena. Et tout se passera bien, tu verras.

Mais, en dépit de ses affirmations, il n'était pas très sûr de lui. Il se rendait compte que tenir seul contre une foule déchaînée était une entreprise quasi impossible. De plus, nul ne lui reconnaissait aucune autorité. Il devrait se servir de son revolver pour inspirer la crainte et le respect. Et, s'il était amené à agir de la sorte, il y avait de fortes chances de voir ces hommes s'en prendre non seulement à lui et à Jerome, mais aussi à Tena.

Soudain, un grondement monta de la rue. Il courut à la fenêtre et écarta légèrement le store. Ses yeux mirent quelques instants à s'accoutumer à l'obscurité, puis il aperçut la silhouette massive de Dillon qui descendait la rue.

— Que se passe-t-il ? s'écria la forgeron.

Les hommes se rassemblèrent autour de lui pour le mettre au courant de la situation. Sam s'était relevé et, tenant toujours sa bouteille, il fixait la prison d'un air égaré. Dillon s'avança de quelques pas.

— Morgan ! appela-t-il d'une voix forte.

Le jeune homme ouvrit la porte après s'être saisi du revolver de Curt qu'il avait posé sur la table. Tena s'empara de la carabine du shérif et s'avança, elle aussi.

— Livre-nous ce salaud, Orr ! reprit le forgeron, et tu pourras filer sans qu'on te fasse de mal.

— Je ne quitterai pas les lieux, et vous n'aurez pas Jerome. Rentrez chez vous, et demain vous aurez oublié tout ça.

— Oublié ? Tu crois que la banque va se renflouer miraculeusement pendant la nuit ? railla Dillon.

Un grand éclat de rire accueillit sa boutade.

— Et tu crois, toi, reprit Morgan, que la banque s'en portera mieux parce que vous aurez mis la main sur Jerome ?

— Peut-être pas. Mais nous nous sentirons mieux, nous !

Un murmure d'approbation suivit ces paroles. Les hommes firent quelques pas, poussant Dillon en avant. Morgan leva son revolver.

— Arrêtez ! cria-t-il. Et ne vous imaginez surtout pas que je vais hésiter à tirer.

Sa voix grave ne tremblait pas, et pourtant il se sentait pris de panique. Si seulement Tena avait été loin de là, en sécurité ! Les hommes, cependant, s'étaient arrêtés. Pendant une longue minute, ils restèrent immobiles et silencieux. Puis une voix s'éleva dans la foule :

— Il ne tirera pas. Emparons-nous de lui.

— Écartez-vous, et laissez-les passer ! dit un autre.

Les hommes s'écartèrent, mais ni Morgan ni Tena ne bougèrent.

— Rentrez chez vous, les gars, répéta le jeune homme. Demain, tout cette affaire vous paraîtra différente. Jerome aura ce qu'il mérite, et Curt également quand nous l'aurons rattrapé.

— Et le fric ? Tu vas aussi nous le rendre, sans doute ?

Sans répondre, Morgan fit demi-tour, rentra dans le bureau et referma la porte en grommelant :

— Il est inutile de discuter avec eux.

Dans sa cellule, Jerome avait repris connaissance et s'était mis à hurler. Morgan ouvrit la porte de communication et se dirigea vers le prisonnier, suivi de Tena. Il était debout et s'accrochait à un barreau de sa main valide. Son visage était moite, ses yeux remplis de fureur.

— Laissez-moi sortir d'ici, dit-il, sinon ils vont me mettre en pièces.

— Cessez de hurler ! répliqua Morgan d'une voix froide. Ils ne s'empareront pas de vous.

— Vous mentez ! Vous allez faire semblant de résister pour la forme, et puis vous me livrerez, je le sais.

Tena s'approcha de la grille et leva les yeux vers son mari.

— Morgan fait tout ce qu'il peut, Mel !

— Ouais ! Il voudrait me voir mort. Et toi aussi, tu voudrais bien être débarrassée de moi ! Je vois clair dans votre jeu à tous les deux, et je sais ce que vous combinez.

Tena rougit mais soutint fermement le regard de son mari.

— Je te jure, Mel, que je t'abandonnerai pas. Si tu t'enfuis, je viendrai avec toi. Si on te met en prison, je t'attendrai.

Jerome éclata d'un rire amer. Il lâcha le barreau et, avançant la main, il poussa brutalement sa femme.

— Qui donc t'a dit que j'avais besoin de toi ? lança-t-il d'un air mauvais.

Tena chancela et perdit l'équilibre, allant heurter les barreaux de la cellule opposée. Jerome ne la quittait pas des yeux, et ses lèvres se mirent soudain à trembler comme celles d'un petit garçon sur le point de pleurer. Puis il se détourna et s'en alla vers sa couchette où il se laissa tomber en sanglotant hystériquement.

Morgan prit Tena par le bras et la ramena au bureau. Elle était encore toute tremblante, mais elle ne pleurait pas. Elle se laissa tomber dans un fauteuil et leva les yeux vers le jeune homme.

— A-t-il raison, Morgan ? demanda-t-elle. Vas-tu le livrer ?

Morgan resta quelques instants silencieux. Il se rendait compte qu'il aimait, qu'il désirait Tena de toutes ses forces, et cela se lisait si clairement dans ses yeux que la jeune femme rougit. Mais elle ne détourna pas son regard.

— Je serai franc, Tena, dit-il. Je souhaiterais qu'il soit mort. Je voudrais te reprendre, toi et ma fille. Mais je ne livrerai jamais Jerome à cette populace. S'il doit mourir, je n'y serai pour rien. Me crois-tu ?

— Oui, Morgan, je te crois.

Il se leva pour retourner à la fenêtre dont il écarta légèrement le store. Les hommes étaient moins nombreux qu'auparavant, et il se demanda si certains d'entre eux, las d'attendre, étaient enfin rentrés chez eux. Cela lui semblait improbable.

Il se mit à réfléchir. L'avenir lui paraissait de plus en plus sombre. Même s'il parvenait à sortir vivant de cette aventure, la haine que l'on éprouvait à son égard lui interdirait de rester à Arapaho Wells. Quant à Tena, troublée par le remords d'avoir menti à Jerome six ans plus tôt, elle resterait fidèle à son mari, même si on le jetait en prison. Morgan se dit qu'il n'aurait jamais dû revenir, car c'était son retour qui avait précipité les événements. Frappé par une idée soudaine, il retraversa la pièce et retourna à la cellule où le banquier était enfermé.

— Jerome ! appela-t-il.

— Qu'est-ce que vous voulez ?

— À combien s'élève le déficit de la banque ?

Jerome se dressa sur sa couchette.

— Je suppose, répliqua-t-il avec un air de sarcasme, que vous possédez une somme suffisante pour me renflouer.

— Vous savez fort bien que tel n'est pas le cas. Je me demandais seulement si vous aviez pu remonter un peu la pente.

Le banquier secoua la tête.

— Combien vous manque-t-il ? insista Morgan.

— Trente mille dollars, en comptant ce que Curt Grego a emporté.

— Y a-t-il une chance pour que ces actions minières remontent ?

— Je le croyais quand je les ai achetées, répliqua le banquier avec un haussement d'épaules.

Découragé, Morgan regagna le bureau. Il avait espéré que Jerome, au cours des six derniers mois, aurait un peu redressé la situation, ce qui eût permis de discuter plus facilement avec les habitants de la ville.

Il faisait maintenant complètement nuit, et il neigeait à nouveau. Quelques lanternes éclairaient la scène, et Morgan aperçut une douzaine d'hommes qui remontaient la rue en portant une poutre.

— Ils sont allés chercher un bélier pour enfoncer la porte, dit-il à Tena qui l'avait rejoint près de la fenêtre.

La porte était faite de planches de chêne de deux pouces d'épaisseur, et de solides ferrures en traversaient toute la largeur. Elle résisterait un certain temps, à condition que les coups répétés du bélier n'arrachent pas le chambranle.

— Mon Dieu, qu'allons-nous faire, Morgan ? demanda Tena en levant vers le jeune homme des yeux remplis d'anxiété.

— Si la porte résiste – ce qui est probable – ils se lasseront et abandonneront assez vite la partie, car il ne doit pas faire très chaud dehors, sous la neige.

— Et la fenêtre ?

— Elle est trop petite. Et, d'autre part, il leur faudrait arracher les barreaux. Non, ils ne tenteront rien de ce côté.

Il sentait la jeune femme tout près de lui, et le désir de la prendre dans ses bras, de l'embrasser, le harcelait à nouveau. Il regarda la coupure qu'elle s'était faite à la tempe quand son mari l'avait poussée contre la grille.

— Tena, demanda-t-il à voix basse, a-t-il été bon pour toi ?

— Ne parlons pas de cela maintenant, Morgan. Ce ne serait pas… loyal envers lui.

Morgan se rendait compte qu'il ne haïssait même pas Jerome. Il éprouvait plutôt une sorte de mépris pour cet homme qui s'était montré lâche et faible tout au long de cette affaire, volant d'abord l'argent qui lui était confié pour faire ensuite tuer Rossiter. Et son comportement récent, dans la cellule, l'avait écœuré. Cependant, c'était cette faiblesse qui lui assurait la loyauté de sa femme.

Dehors, un murmure de voix s'éleva, puis le bélier heurta violemment la porte une première fois, une seconde, une troisième…

Pelotonnée dans son fauteuil, Tena se mit à sangloter doucement. Dans sa cellule, Jerome frappait des coups furieux contre la grille. Morgan alla prendre le fusil de chasse du shérif, en vérifia le chargement, puis s'approcha de la fenêtre. Ses mains étaient agitées d'un léger tremblement, et il se demandait s'il allait avoir la force de tirer sur ces hommes. Dès que le store serait écarté, dès qu'il aurait pointé sur eux le canon de son arme, c'en serait fait de sa résolution d'entreprendre une vie nouvelle, son avenir serait irrémédiablement compromis. En proie à une affreuse indécision, il regarda d'abord Tena, puis ses yeux se dirigèrent vers la porte qui conduisait aux cellules. À cet instant, Jerome se remit à pousser des cris hystériques. Tena se leva d'un bond. Morgan alla se placer devant la porte de communication.

— Non, dit-il d'un ton ferme, ta présence ne pourrait lui faire aucun bien. Reste ici.

Elle le dévisagea un moment, puis retourna docilement s'asseoir.

Dans la rue, Dillon se mit à beugler de sa grosse voix :

— Ouvre, Orr, pendant que tu le peux encore. La porte ne résistera pas toujours. Je te donne cinq minutes. Si tu ne sors pas, c'est nous qui entrerons.